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Optimisation fiscale : l'Europe peut-elle s'y attaquer efficacement ?

Le Commissaire européen à la concurrence, Joaquin Almunia, vient d'annoncer l'ouverture d'enquêtes sur les pratiques d'optimisation fiscale de certains États qui seraient contraires aux règles européennes. Il a nommément visé les accords obtenus par les groupes Apple en Irlande, Starbucks aux Pays-Bas, et Fiat au Luxembourg. Ce n'est pas la première fois que la Commission fait preuve d'initiative à ce sujet, mais elle paraît cette fois décidée à aller plus loin. L'environnement mondial l'y incite, et notamment les mesures prises aux États-Unis, de même que les préoccupations manifestées par certains États dont la France en particulier. Mais il ne faut pas se leurrer : à juste titre, ce n'est pas à une harmonisation fiscale que cette initiative va tendre, contrairement à ce que le discours gouvernemental peut faire penser, mais à une application des règles de concurrence concernant les aides d'État. Explications.

Pour comprendre comment se pose la question, il est nécessaire de partir du Traité européen. Son article 114 invite le Parlement et le Conseil à harmoniser les législations des États membres [1], mais en exclut expressément les dispositions fiscales (en même temps que celles relatives à la libre circulation des personnes et celles relatives aux droits et intérêts des travailleurs salariés). Il en résulte qu'aucune disposition de nature fiscale ne peut être prise au niveau européen autrement qu'à l'unanimité des vingt huit États.

En revanche, la Commission est compétente pour veiller au respect de la réglementation des aides d'État, telle qu'elle ressort de l'article 107-1 du Traité : « Sauf dérogations prévues par les traités, sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d'État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ». Autrement dit, comme le rappelle Joaquin Almunia, «  mon rôle n'est pas de corriger les systèmes fiscaux défectueux des différents pays membres  », mais de veiller à l'absence de discrimination dans l'application des règles existantes : « Les règles de l'UE en matière d'aides d'État interdisent aux autorités nationales de prendre des mesures permettant à certaines entreprises de payer moins d'impôts qu'elles ne le devraient si les règles fiscales de l'État membre étaient appliquées de manière équitable et non discriminatoire », explique-t-il encore. Que faut-il en penser ?

Pas d'harmonisation fiscale

Une ambiguïté persistante se remarque dans les discours des responsables des gouvernements français à propos de la concurrence prétendument déloyale que feraient des pays comme l'Irlande, en raison de son taux très faible d'impôt sur les sociétés, aux pays comme la France (dont le taux nominal est le plus élevé de l'Europe). Nicolas Sarkozy avait sans succès tenté de le faire condamner. De même, François Hollande évoque périodiquement le sujet de l'harmonisation fiscale européenne, en ne craignant pas d'affirmer la nécessité de cette harmonisation au plan mondial [2].

Disons-le clairement : sauf à transformer l'Europe en un État fédéral où règnerait un seul modèle de société, il n'est pas question de songer à une harmonisation fiscale. Celle-ci n'est pas seulement exclue par le Traité européen, elle supposerait que tous les pays pratiquent le même modèle social, et aient la même conception du rôle de l'État, en particulier de l'État-providence. On comprend bien que la France, qui a une conception extrême de ce dernier, et de ses conséquences sur les dépenses publiques, soit gênée par les législations fiscales et parafiscales plus modérées des autres pays européens qui n'ont pas à faire face aux mêmes dépenses. Mais la France perd son temps si elle prétend imposer son propre modèle à ce sujet. Il paraît que, selon l'expression consacrée, « le monde entier nous envie » notre modèle ? Mais personne n'est disposé à le transposer dans son propre pays. Si nous voulons le conserver, il faut en payer le prix. Et le prix, ce sont justement les incitations diverses, fiscales notamment, dont usent les autres pays pour attirer les investisseurs étrangers et dont nous ne pouvons pas user avec la même efficacité. Ces pays payent aussi le prix de ces incitations par un État-providence moins prononcé. Notre égocentrisme ne devrait pas non plus nous faire oublier qu'à l'inverse de la France bénie des dieux sous bien des aspects, l'Irlande est un pays foncièrement pauvre et dénué de beaucoup des ressources dont nous jouissons (souvenons-nous du Mayflower), et que malgré cela, son PIB par habitant est resté, malgré la crise, très supérieur au nôtre (en standard de pouvoir d'achat, 129 contre 108 en 2012) ! Demandez-vous si le prix que la France paye est soutenable à long – ou à moyen – terme, et cherchez l'erreur.

Il faut dès lors appuyer les efforts de l'Europe pour sanctionner les aides d'État facteurs de concurrence déloyale

Pour les raisons que nous venons d'exposer et qui sont justifiées, les États-membres sont opposés à l'harmonisation fiscale. Cela ne signifie pas qu'il ne faille pas veiller aux avantages discriminatoires dont peuvent profiter telle ou telle entreprise par rapport à la réglementation s'appliquant généralement dans le pays en question. Ce sont donc les exceptions à l'application égale pour tous de la loi que la Commission veut traquer. Ce sont donc moins les entreprises que les États qui sont visés par cette offensive de l'exécutif de Bruxelles. La Commission s'intéresse tout particulièrement aux pratiques fiscales des États qui feraient bénéficier certaines entreprises « d'importantes réductions d'impôts accordées au moyen de décisions anticipatives en matière fiscale ». Le cas classique est celui des « accords de fixation de prix de transfert », servant à facturer des transactions entre différentes entités d'un même groupe avec un effet sur la répartition du bénéfice imposable entre filiales d'un groupe. C'est à la chasse de ces pratiques, dont auraient indument profité Apple, Starbucks ou Fiat, que la Commission est partie. Attendons ses conclusions, qui pourront profiter in fine à l'implantation des investissements étrangers en France.

Cette règle est valable pour tous, la France y compris. À titre d'exemple, c'est au titre des aides d'État injustifiées que la SNCM (Société Nationale Corse Méditerranée) a été par deux fois condamnée à rembourser les aides reçues de l'État français. La SNCM, dont le sort est actuellement en balance, devrait pouvoir supporter la concurrence de Corsica Ferries sans avoir à être subventionnée par l'État, n'étaient les différents scandales ayant marqué son exploitation. On ne critiquera certainement pas Bruxelles de s'en être mêlé.

La conclusion est claire

L'Europe permettra de restaurer une certaine égalité concurrentielle en évitant les discriminations en faveur d'entreprises particulières. La France ne sera pas épargnée, en particulier toutes les fois qu'elle voudra se cacher derrière d'inexistants coûts de service public, comme dans le cas de la SNCM, pour prétendre justifier ses aides d'État. Mais ce sera la limite à la lutte contre les pratiques d'optimisation fiscale. La Commission ne se prononcera pas sur les législations fiscales des États, et la France ne pourra pas compter sur l'harmonisation de ces dernières pour espérer échapper aux réformes qui s'imposent à elle.

[1] « Le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire et après consultation du Comité économique et social, arrêtent les mesures relatives au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres qui ont pour objet l'établissement et le fonctionnement du marché intérieur ».

[2] Propos tenus par le Président lors d'une visite début 2014 aux locaux de Vente privée, qui souffre de ce que ses concurrents (Google, Face book, Amazon etc.) ne payent quasiment pas d'impôts : « Ce n'est pas acceptable et c'est pourquoi, au niveau européen comme au niveau mondial, on doit faire en sorte que l'optimisation fiscale, c'est-à-dire la tentation de certains grands groupes, concurrents d'ailleurs de nos entreprises, de s'installer là où l'on paie moins d'impôts, puisse être remise en cause ». Et d'ajouter : "chacun doit être dans les mêmes situations de concurrence, y compris sur le plan fiscal ».