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Risque de coupures électriques : les leçons de la crise pour réussir demain

En une semaine, plus de 700 000 Français ont téléchargé l’application EcoWatt pour se tenir au courant des menaces de coupures d’électricité. Annoncées comme probables depuis seulement septembre par le gouvernement, la réalité était que les coupures d’électricité, voire le risque de black-out, étaient prévisibles. Une note de la Fondation iFRAP, datant de décembre 2017, pointaient que la France courait vers un manque de production électrique pendant l’hiver, d’ici 2035, si elle conservait l’objectif de réduire la part de l’énergie nucléaire à 50%.  

Un premier avertissement dès 2013

La pointe historique de consommation énergétique du 8 février 2012 à 102GW n’a été passée qu’avec le concours de 8GW d’importations. Un peu plus d’an plus tard, en novembre 2013 et alors en fin de mandat, Dominique Maillard, président de RTE, s’exprimait sur le sujet dans la revue de polytechnique alumni, la Jaune et la Rouge : « La multiplicité des annonces de fermeture de centrales thermiques à gaz partout en Europe en témoigne. Les marges de sécurité aujourd’hui disponibles, et qui ont permis le passage de la vague de froid de 2012, décroissent sur toute la période 2014-2018 avec une baisse marquée entre 2015 et 2016 ».

Allant même plus loin, l’ancien président de RTE expliquait que « Si un événement du type de la vague de froid de février 2012 venait à se reproduire sous les mêmes conditions climatiques (vent, ensoleillement, température), on pourrait approcher près de quarante heures d’interruption locale de fourniture d’électricité dès 2016. »

Détail de la pointe historique de consommation énergétique du 8 février 2012                                                       

 

9h

19h

Consommation totale

98

102

Dont / sources de production

 

 

Nucléaire

59,3

59,5

Hydraulique

12,7

14,1

Gaz

7,8

8

Charbon

5,1

5,2

Fuel

5,5

5,5

Solaire

0,3

0

Biomasse

0,6

0,6

Imports

7,2

8,2

Pompage

2

3

On aurait pu espérer que cet avertissement provenant d’un ingénieur dont la compétence et l’intégrité ne peuvent être contestées, aurait été pris au sérieux et que, dix ans après, la France aurait été armée pour passer des pointes de 100GW. Or, en ces jours de décembre 2022, pour un froid beaucoup moins rigoureux (pour rappel, février 2012 a été marquée par l’une des vagues de froid les plus importantes avec un décrochage d’une masse d’air polaire venue de Russie), la France est soumise à une communication la préparant à subir des coupures rendues nécessaires par pénurie d’électricité.

Les dernières estimations de RTE estiment que la consommation devait dépasser les 80GW plusieurs fois cette semaine et que le pic serait atteint jeudi 15 décembre à 19 heures avec 81,4GW. Pour l’instant, la fourniture a heureusement été assurée mais il convient de regarder les réalités qui se cachent derrière les communiqués de satisfaction.

Focus sur la consommation énergétique du lundi 12 décembre

Rappelons d’abord que si les consommateurs, et surtout les industriels ayant subi d’exorbitantes majorations de tarifs, n’avaient très sensiblement réduit leurs appels (le 6 décembre, la baisse de consommation par rapport aux années précédentes était de 8,3% et cette tendance semble s’amplifier), la demande de pointe du lundi 12 décembre aurait été de 90GW. Elle a, au final, été de 80GW.

Pour y faire face, la répartition en GW des contributions a été la suivante :

  • Nucléaire, 41
  • Hydraulique, jusqu’à 16
  • Gaz, 9,5
  • Fioul et charbon,3,2
  • Solaire, au maximum 3,8 mais 0 aux pointes du matin et du soir,
  • Et enfin les imports, de 5 jusqu’à 13,5.

Qu’en conclure ? Que ce sont bien les imports qui ont sauvé l’équilibre du système électrique. Se pose alors la question du coût, et ce que l’on sait c’est que les tarifs s’étalent de 200 euros/MWh jusqu’à plus de 500 euros/MWh, contre 42 euros/MWh pour l’ARENH.

Incontestablement, les difficultés que la France a, aujourd’hui, à relancer son parc nucléaire ont un coût. Pour ne prendre qu’un exemple, la non-production des 1,8 GW de Fessenheim coûte par mois à la France, environ 30 millions d’euros et l’émission de 0,6 million de tonnes de gaz carbonique, conséquence de ce que certains ont appelé en 2018 une "écologie de responsabilité".

Sur le plan du combat climatique, la consommation française de ce lundi 12 décembre, importations comprises, a dû dépasser 200 grammes de gaz carbonique au KWh contre une référence de production normale des années 2010-2020 de 40 g/KWh.

Reste la question de nos imports/exports avec l’Allemagne sur laquelle nous sommes à fronts renversés. Pour le gaz, la France dépanne l’Allemagne grâce à la prudence qui l’a conduite à investir dans quatre terminaux portuaires de regazéification de gaz importé liquide par mer, alors que l’Allemagne nous évite des coupures électriques en exportant de l’électricité produite majoritairement au charbon et au lignite, donc très polluante, mais à prix très rémunérateurs.

Comment la France a-t-elle pu en arriver là ? La conjonction d’évènements contraires permet aux responsables de cette situation de s’exonérer de leurs responsabilités… mais il convient de distinguer ceux qui étaient prévisibles et ceux qui ne l’étaient pas.

Ce qui était imprévisible

  1. La crise du COVID

La crise du COVID qui a considérablement perturbé la programmation des révisions et rechargements des réacteurs concentrés autant que possible sur l’été et permettant de disposer de la pleine capacité en période de très forte demande, en hiver, pour la France qui avait choisi une forte pénétration du chauffage électrique décarboné. La capacité nucléaire de pointe a été pour les années antérieures, en hiver, supérieure d’environ 20GW à celle d’été, soit la moyenne de la demande du chauffage électrique. Mais elle n'était pas suffisante en période de très grands froids, comme c’était le cas en février 2012 .

  1. Le développement de la corrosion sous contrainte dans nos centrales nucléaires

La découverte d’un phénomène nouveau, la corrosion sous contrainte, pouvant créer des fissures de l’ordre de 3mm sur des tubes dont l’épaisseur était de 30mm, a conduit EDF, avec l’accord de l’ASN, à arrêter jusqu’à 12 réacteurs. Les contraintes dues au manque de soudeurs qualifiés (il faut deux ans pour les former et il a même été question d’en faire venir une centaine des Etats-Unis) retardent la remise en production des réacteurs inspectés. L’ASN a toujours appelé au maintien des marges de sécurité.

  1. La guerre en Ukraine

Par ses répercussions sur les volumes disponibles et les prix du gaz, donc via les mécanismes actuels du marché de l’électricité, la guerre en Ukraine a entraîné une diminution de la demande d’électricité, chiffrée à environ 10% par EDF, provenant surtout de l’arrêt de productions industrielles.

Toutefois, pour un certain nombre d’experts, la fin de l’âge d’or du gaz dont le prix de marché était passé sous les 20 euros/MWh, contre 200 à 300 euros ces dernières semaines, était prévisible. Le déclenchement de la guerre d’Ukraine a accéléré une tension inévitable entre des gisements en exploitation connus en baisse et la demande explosive de la Chine et des pays d’Asie en développement, sans oublier celle de l’Allemagne.

Ce qui était prévisible

  1. Passer la responsabilité de la sureté du système électrique d’un responsable unique, EDF, à une organisation très complexe faisant intervenir de multiples décideurs, était évidemment, source de vulnérabilités

Dans l’EDF historique, par exemple du temps de la présidence de Marcel Boiteux, la responsabilité de la sécurité du système était très claire. Mais il est toujours risqué de dépendre d’un seul fournisseur qui peut se tromper de technologie ou perdre en efficacité en se bureaucratisant. Des coupures inopinées, voire des black-out dus aux incompétences de l’exploitant auraient été perçues comme totalement inacceptables et auraient entraîné des sanctions immédiates. A la différence de la SNCF qui peut en cas de difficultés, arrêter ses réservations ou même laisser des candidats au voyage sur le quai, EDF garant d’un système, devait en tout temps satisfaire le cumul des demandes pour que « ça ne saute pas ». L’entreprise EDF avait donc sagement conservé de vieilles centrales alimentées par fossiles pilotables, non rentables bien sûr, produisant peu d’heures par an, afin d’assurer la sécurité du système.

Dans la nouvelle organisation, les décideurs au plus haut niveau ont été animés par d’autres motivations. Eclairés par RTE dont le nouveau président avait été le député, cheville ouvrière d’une loi énergie prévoyant une baisse de la consommation justifiant l’obligation de la fermeture de Fessenheim, les ministres ont laissé la France perdre 12 GW de capacités pilotables, marges de sécurité indispensables du système, dont la disponibilité nous manque cruellement aujourd’hui.

L’ancienne EDF combinait les moyens, nucléaire, hydraulique, centrales fossiles, renouvelables pour assurer ses objectifs traditionnels : répondre à l’expansion de la demande d’énergie électrique provenant des ménages et entreprises, et même la développer par sa force commerciale, compétitivité et sûreté, et baisse du contenu carbone. Les nouveaux décideurs ont surtout jugé les investissements principalement sur le caractère bon ou mauvais des moyens. Ainsi, sont perçus comme nocifs les fossiles, mais encore plus le nucléaire, et la hausse des consommations d’électricité et, comme favorables, les renouvelables et la diffusion des réseaux pour les desservir.

En conséquence la doxa jusqu’à fin 2021 était une baisse, dite vertueuse, des consommations d’électricité et RTE dépourvus de compétences marketing qui dans ses prévisions décrétait cette baisse, objectif inscrit dans le marbre par la PPE (Programmation pluriannuelle de l’Energie) et la SNBC (Stratégie nationale bas carbone). Il était donc aisé pour le président de RTE de rassurer par des propos lénifiants, alors que des risques étaient évoqués, en affirmant aux politiques que cela devait passer, malgré tout. Mais, jusqu’à l’épisode COVID en 2020, la demande quasiment stable depuis 2010 refusait de baisser.

  1. Les conséquences dramatiques constatées aujourd’hui, provenant des décisions de réduction des capacités pilotables

France Stratégie avait étudié en 2021 les fermetures de capacités pilotables dans l’Europe entourant la France. Chiffrées alors à 110GW, ces fermetures programmées dont 23GW de nucléaire (13 en France), sont certes partiellement remises en cause par les décisions de panique actuelle qui conduisent la France et l’Allemagne à remettre en service des centrales au charbon. Mais une perte de 70GW d’ici 2035 de capacités pilotables dans l’Europe est bien l’ordre de grandeur sur lequel nous devons nous baser. En conséquence la France devrait se préparer à assurer des pointes de froid sans compter ni sur les potentielles importations, ni d'ailleurs sur les renouvelables, car quand il fait froid en France il y en général peu de vent, et aux heures de pointe, avant 9h et à partir de 17h, plus de soleil. Ce que révélait France Stratégie en 2021 était connu depuis longtemps par tous ceux qui suivaient les politiques électriques des voisins de la France.

  1. Une baisse sensible du facteur de disponibilité du parc nucléaire ces dernières années

Après avoir observé sur place le drame de Fukushima, l’autorité morale de André-Claude Lacoste, alors président de  l’ASN,  a défini un nouveau standard de sécurité, le Grand Carénage des 40 ans et la  multiplication des révisions dues à l’effet falaise. Autant d'éléments qui diminuent aujourd’hui le facteur de charge d’au moins 2 GW. 

  1. JB Lévy  a rappelé qu’une grande entreprise comme EDF a besoin d’un certain temps pour s’adapter à un changement de cap

Il y a encore un an les PPE et SNBC qui s’imposaient à EDF planifiaient la production nucléaire à la régression et prévoyaient donc la fermeture de 12 réacteurs à leur quarantième anniversaire comme cela avait été le cas pour Fessenheim. Les huit derniers ministres de l’écologie des deux derniers quinquennats ne manquaient jamais l'occasion de rappeler ces oukases au président d’EDF. L’entreprise avait donc dû se résigner à adapter ses moyens humains à un nombre très réduit de Grands Carénages. Or ces révisions nécessitent les planifications longues d’études et de travaux, et donc de ressources en personnels qualifiés. Il faut dix ans pour construire un ingénieur compétent en technologie nucléaire et plus de deux ans pour compléter la formation d’un soudeur apte à intervenir sur une installation nucléaire. Si EDF avait pu dès 2012 programmer le Grand Carénage de ses 58 réacteurs historiques alors en fonctionnement, toute autre aurait été pour elle-même et pour les entreprises de la filière nucléaire, l’état des ressources humaines qualifiées. Face à l’imprévisible découverte de la corrosion sous contrainte, l’entreprise aurait eu des moyens permettant d’accélérer la remise en service rapide des réacteurs aujourd’hui arrêtés pour inspection ou travaux. Le facteur de charge du parc des années 2022 à 2024 en aurait été amélioré d’autant. Cette vulnérabilité d’EDF soumis encore dans un passé récent à un harcèlement ministériel poussant à la régression était évidemment prévisible.

  1. L’heureux changement de cap défini par le discours de Belfort

Fin 2021, François Bayrou pointait les diverses contradictions de nos options électriques et lançait le chiffre d’une progression de l’ordre de 45% de croissance de la production électrique de la France à l’horizon 2050. Le Haut-Commissaire au Plan, éclairé par les études de France Stratégie, avait précisé : « L’essor des énergies renouvelables intermittentes doit se faire au rythme du développement de moyens d’équilibrage du système électrique. » Il pouvait s’appuyer également sur une étude approfondie d’EDF R&D démontrant que dans l’Europe entourant la France, on pouvait au maximum intégrer 40% de renouvelables intermittents, à condition bien sûr de garder de fortes disponibilités de centrales pilotables fossiles assurant leur back-up.

Dans son discours de Belfort en février 2022, le président Macron rompait complètement avec les stratégies de décroissance électrique et allait encore plus loin en visant plus 60% pour la consommation électrique aux horizons 2050-2060. Il donnait alors pour le nucléaire deux orientations majeeures :

  • Prolonger sous réserve de l’accord de l’ASN la durée de vie des réacteurs historiques jusqu’à 60 ans.
  • Décider de 6 EPR mis en service entre 2035 et 2040 et en préparer 8 autres.

Il ajoutait le lancement d’un SMR et d’étudier le développement de cette technologie pour laquelle la France dispose de nombreux atouts. Il est difficile dans le cadre limité d’un quinquennat de décider plus, mais il appartiendra aux quinquennats suivants de la prolonger par le choix de véritables séries, condition impérative de la compétitivité, comme cela avait été le cas pour le plan Messmer.

De même il ne faudra pas attendre les dernières années précédant les soixantièmes anniversaires des réacteurs historiques pour proposer à l’ASN, après étude sur le vieillissement réel des enceintes, seuls composants ne pouvant être remplacés, de suivre l’exemple américain qui, pour des centrales de même famille, les autorise jusqu’à 80 ans et étudie même 100 ans.

Lorsque nous calculons un mix 2050 à partir des hypothèses du discours de Belfort, nous constatons des parts d’environ 50% pour le nucléaire, 10% pour l’hydraulique et près de 40% pour les renouvelables intermittents. Pour assurer le back-up de ces intermittences, il resterait seulement 3% de centrales fossiles. Cela ne peut pas marcher.

Tous les exemples dont ceux de l’Allemagne et de la Californie, démontrent qu’il faut davantage de centrales pilotables pour assurer la stabilité d’un réseau comprenant autant de productions intermittentes. Deux solutions : aller au-delà des 50% de nucléaire, ou proposer, comme le suggère le scénario "Terrawater", de déplacer 12 000 citoyens français pour créer 12 fois plus de capacités hydrauliques afin de compenser les intermittences. Les plus anciens se souviendront sans doute des résistances des voisins aux aménagements hydrauliques. Les plus jeunes diront sans doute que les conséquences d’un réchauffement incontrôlé pourraient déplacer des centaines de millions d’humains ! Là encore, espérons que les quinquennats actuels et ultérieurs, éclairés par ces réalités, en finiront avec les dogmes, notamment le plafonnement du  nucléaire à 50%. C’est la proposition de loi très simple présentée par le député de Fessenheim Raphaël Schellenberger. 

Se recréer des marges de manoeuvre en décidant la construction de 10 GW de centrales au gaz... pour passer les pics de consommation

Quels que soient les décisions du nouveau Président d’EDF, il faudra du temps pour rétablir les capacités françaises d’électricité décarbonée et compétitive. Afin de retrouver dans un avenir proche une sécurité et une compétitivité de la fourniture électrique, condition impérative aux décisions d’investir des industriels, construire rapidement 10 GW de capacité de centrales au gaz sortira dans l’avenir proche le pays de sa dépendance aux importations, et à long terme constituera une marge de sécurité indispensable. Certains défendant l’émancipation de l’économie française des émissions de gaz carbonique s’y opposeront doctrinalement. Mais l’expérience a démontré que mieux vaut un système globalement décarboné, pas tout à fait pur, émettant un peu de gaz carbonique au KWh, mais puissant et fiable qu’une impuissance obsédée par la pureté. C’est bien ce que démontre le fiasco actuellement constaté .

Dans l’avenir proche, il serait légitime que nos industries utilisant avec stabilité l’énergie électrique ne portent que les coûts des productions stables et non intermittentes, à savoir le parc nucléaire prolongé après Grand Carénage  dont le coût cash était évalué par EDF avant l’inflation actuelle à 33-34-€/MWh. Quant au prix de revient du nouveau nucléaire, il dépendra essentiellement des taux d’intérêt portés par les emprunts le finançant et pouvant bénéficier de la taxonomie verte de l’Europe. Dans cette perspective, les aides temporaires décidées par le ministre de l’Economie ne seraient pas à fonds perdus, puisqu’apparaitrait à moyen et long terme un horizon de compétitivité de l’électricité nucléaire produite par EDF. Compléter ces aides à court terme par une vision claire des perspectives de relance du nucléaire est urgent pour motiver les investisseurs industriels, car les arrêts de production pour cause de prix de l’énergie insupportable pourraient vite se transformer en fermetures définitives d’usines. Des centaines de milliers d’emplois industriels sont aujourd’hui menacés.