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Bilans électriques prévisionnels RTE : risques de black-out

RTE : Réseau de transport électrique

Les publications quasi simultanées par RTE de son Bilan prévisionnel de consommation d’électricité, et par EDF de son projet de déploiement de 30.000 hectares de panneaux photovoltaïques, ont ramené l’attention sur les défis posés par la transition énergétique. Des annonces destinées à re-crédibiliser, le jour du « One planet summit », l’engagement de Nicolas Hulot de respecter en 2035 la promesse phare de son prédécesseur : réduire, en 2025, la part du nucléaire à 50%. Mais des annonces qui laissent sans réponse la question du risque de sévères coupures d’électricité.      

Dans son interview au Monde du 11 décembre 2017, Emmanuel Macron ne s’estime « pas éclairé sur l’avancée des recherches sur le stockage pour compenser l’intermittence des énergies renouvelables ». Une incertitude qui pose clairement le problème : si la mise à jour de la Programmation pluriannuelle de l’énergie de fin 2018 suit les scénarios de RTE qui ont comme objectif premier de réaliser au plus vite le 50% de nucléaire, nous manquerons d’électricité pendant quatre mois d’hiver bien avant 2035.   

Comme le montre ci-dessous la courbe de production d’électricité publiée chaque jour par EDF-RTE[1], la production des centrales photovoltaïques est nulle, du 1er novembre au 1er mars, de 17 à 21 heures, au moment du pic annuel de consommation. Les déclarations récentes du président d’Enedis laissent entendre que des batteries et des « réseaux intelligents » pourraient répondre aux besoins d’injections des intermittences dans les réseaux locaux, sans préciser ni la date de disponibilité de ces innovations ni les surcoûts non négligeables se reportant sur tous les clients. Mais ni les batteries, ni le « power to gaz » très coûteux dont le rendement dépasse à peine 20%, n’offrent de solutions de stockages intersaisonniers comparables à celle des réservoirs hydrauliques malheureusement peu extensibles en France. Un fait qui a conduit RTE dans son bilan prévisionnel à lancer un avertissement plus général : faute de technologie de stockage performante, seules les centrales hydrauliques, thermiques fossiles et le nucléaire peuvent compléter la production aléatoire des nouvelles énergies renouvelables.        

Production d’électricité du 10 décembre 2017

Légende : 

  • Courbe du haut en bleu :  production totale
  • Courbe du bas en rose :  production photovoltaïque

Les cinq scénarios présentés par RTE dans son Bilan prévisionnel de l’équilibre offre-demande d’électricité en France, édition 2017, ont conduit l’iFRAP à questionner les auteurs sur deux thèmes peu ou pas traités dans leur rapport : le coût de mise en œuvre de ces scénarios (et donc l’évolution du prix de l’électricité d’ici 2035) et l’évolution du niveau de consommation d’électricité au cours des vingt prochaines années. La programmation d’une forte baisse de la consommation d’électricité d’ici 2035 est une hypothèse du rapport RTE présentée comme non discutable : c’est une condition absolument nécessaire pour la vraisemblance des scénarios prévoyant 50% de nucléaire, conformes à l’objectif premier de la commande du ministre. Le troisième thème traité ici porte sur la sécurité d’approvisionnement (i.e. risque de délestages importants, de coupures et de black-out) dans les scénarios présentés par RTE. Le fait qu’il n’y a pratiquement pas eu de black-out en France depuis 1978 tend à oblitérer ce risque dans l’esprit des responsables politiques comme dans celui des consommateurs. Mais ne garantit en rien qu’il a disparu. Un risque à prendre très au sérieux, d’autant plus que notre société très technologique est beaucoup plus dépendante de l’électricité que la société plus rustique passée.

La France dans le noir

Dans un livre récent « La France dans le noir », Hervé Machenaud, l’ex-directeur exécutif chargé de la production et de l'ingénierie à EDF de 2010 à 2015, nous avait prévenus : en favorisant un accès au marché des productions intermittentes à la fois garanti et à des prix élevés, la politique de la Commission Européenne a fait perdre des dizaines de milliards d’euros à chacun des grands producteurs européens. Logiquement, ils ont fermé des capacités pilotables au charbon, au fuel et au gaz, devenues non rentables parce que rarement utilisées, mais seules capables de faire face aux épisodes de grands froids, la plupart du temps sans vent et bien sûr sans soleil.

Source : RTE Bilan électrique 2015

Face à cette menace la France ne peut se rassurer par sa position globalement exportatrice sur l’année. L’importance du chauffage électrique la rend plus sensible aux épisodes de pointes de froids que les autres pays européens. Jusqu’ici, elle a fait face à l’aide d’importations, par exemple 7GW pour une pointe décennale de consommation de 102GW constatée en février 2012.  A ce moment le système nucléaire avait fourni 59,5GW soit 94% de la capacité installée. Ce ne sera plus possible d’ici 2035, les travaux du grand carénage immobilisant une partie du parc.

Les pointes instantanées de consommation d’électricité sont très variables, comme tous les phénomènes météorologiques.

Pics de consommation instantanée en Giga Watt

2001

2005

2007

2009

2010

2011

2012

2013

2014

2015

79,6

86,0

88,9

92,4

96,7

91,8

102,1

93,0

86,0

91,6

 

Le record de 2012 a été atteint alors que la consommation d’électricité baissait depuis la crise économique de 2008. Paris et la région parisienne investissent beaucoup en prévision de crues de la Seine comparables à celles de 1910, La France doit se préparer à des pics de consommation électrique supérieurs à celui de 2012. Le record actuel sera inévitablement battu avant et après 2035, d'autant plus que  les pics de consommation augmentant naturellement beaucoup plus vite que la consommation moyenne, les mécanismes d'éffacement ne compenseront qu'en partie cette évolution.

Le prédécesseur de l’ex-député Brottes à la tête de RTE, Dominique Maillard, avait eu le courage d’avertir dès 2012 du fait que nous disposions de marges trop faibles à un horizon de cinq ans, les nombreuses fermetures pour manque de rentabilité des centrales au fuel l’inquiétaient. Dominique Maillard avait proposé avec succès l’introduction d’un mécanisme de capacité que la Commission Européenne avait été contrainte d’accepter.

Entretien d’Emmanuel Macron, Le Monde, 11/11/2017

« Que donnerait la sortie accélérée du nucléaire ? A court terme et à technologie constante, cela conduirait à maintenir et même ouvrir des centrales à charbon ou thermiques »

Chaque intervenant sur le marché devait s’assurer, soit par ses propres productions, soit par l’achat sur le marché à terme de capacités mobilisables par pointes de grands froids. Rigoureusement géré ce mécanisme aurait pu garantir une sécurité française. Il est évident que les capacités du solaire à 19 h en période de grands froids sont nulles et que celles de l’éolien peuvent se limiter, pendant plusieurs jours de froid anticyclonique, à quelques pour cents des capacités installées. Que devient la valeur de ce mécanisme de capacité  aujourd’hui,  alors que le ministre entend décider lui-même des centrales pilotables qu’il faut fermer, sans autoriser l’ouverture  de nouvelles ?

En janvier 2017, le CCE EDF avait signalé que nous étions dans une situation très tendue en ne pouvant importer que moins de 5GW pour une demande de pointe de seulement 93GW. Cette année en décembre, pour passer des épisodes de froid de 82GW nous avons été obligés de tirer fortement sur nos réserves hydrauliques faibles en 2017, et de faire fonctionner au maximum les vieilles centrales au fuel et au charbon, en appelant toujours un maximum de 5GW d’importations. Dans son bilan prévisionnel 2016, RTE indique que « la croissance de la consommation à la pointe devrait rejoindre la croissance de la consommation électrique totale », donc augmenter d’après la tendance observée en 2017 et d’après les prévisions de l’iFRAP. Le système électrique de la France est maintenant fragile.

Compter sur les pays étrangers ?

Interconnecter les réseaux électriques européens est très efficace pour optimiser l’utilisation des ressources disponibles, mais tripler les interconnexions comme le propose RTE, serait-il efficace, et financièrement possible ? Un tour d’Europe chez nos voisins fait apparaitre qu’il n’y a, sauf au Royaume Uni, aucun projet de construction de centrales nucléaires ou fossiles mobilisables en hiver. A l’opposé, la Belgique et la Suisse ont décidé de sortir du nucléaire, sans prévoir de remplacement. L’Italie est déficitaire, et l’Espagne juste auto-suffisante et très dépendante de la production de ses centrales éoliennes et solaires. Quant à l’Allemagne, elle sera contrainte de fermer d’ici 2022 11GW de nucléaire, soit 15% de sa capacité de pointe de 82GW. En Europe, les ministres de l’énergie et les gestionnaires des réseaux de transport de l’électricité européens se concertent régulièrement notamment au Forum Pentalatéral de l’Énergie pour s’assurer de la stabilité à moyen terme du système électrique européen. Mais les projections officielles de la quasi totalité des pays sont aussi peu fiables que la nôtre avec son recul de dix ans en deux ans pour l’objectif clef des 50 % nucléaire pourtant si proche (2025).

D’après France stratégie[2], en Allemagne la situation n’est pas plus claire que la nôtre,  les objectifs de l’Energiewende (tournant énergétique) n’étant pas atteints. Lors des négociations pour former le nouveau gouvernement allemand « jamaïque » (CDU/CSU, Libéraux, Verts), des fermetures de parts importantes du potentiel charbon et lignite avaient été évoquées. Aujourd’hui, les forces candidates à l’exercice des responsabilités sont très sensibles à la compétitivité de l’industrie allemande, une cause sacrée dans ce pays. Il est donc très probable que l’objectif climat passera après l’impératif  industriel, mais sans qu’on puisse prévoir le résultat des compromis à venir. De toutes façons, l’Allemagne programmera son système électrique comme déficitaire.

Stratégie France : black-out à l’horizon

Les scénarios Volt et Ampère de RTE prévoient une France exportant trois fois plus par an qu’aujourd’hui, tout en faisant appel pour les grands froids à 6GW d’importations afin d’assurer une pointe évaluée à seulement 85GW, soit 17% de moins que celle de 2012. Ce n’est crédible ni pour le niveau de consommation ni pour celui des importations. Nos voisins accepteraient-ils de devenir la variable d’ajustement de nos écarts ? En 2035, l’Allemagne ayant fermé ses centrales nucléaires et fortement réduit sa production charbon/lignite, dépendra encore plus que la France des mêmes énergies intermittentes que nous.

Quant aux scénarios Ohm et Watt, d’après le rapport de RTE « ils dégradent (i.e. ils augmentent) les émissions du système électrique français ». Des scénarios qui montrent que les auteurs de ces cenarios ont complètement perdu de vue l’objectif fondamental (le seul, même) de la transition énergétique : réduire les émissions de CO₂.

Le président de la République a calé son discours de Bonn lors de la COP23 à partir des données du rapport RTE. Si sa prudence a été clairement affirmée face à des revendications d’accélérer des fermetures de réacteurs, il a confirmé pour 2021 les fermetures des dernières centrales au charbon et au fuel soit près de 3GW de capacité, sans contrepartie. Si on se félicite d’un gain potentiel de 5 à 6 millions de tonnes d’émissions annuelles de gaz carbonique, il apparait dans la conjoncture actuelle extrêmement dangereux de ne pas remplacer ces centrales par l’équivalent en centrales gaz mobilisables et émettant trois fois moins de gaz carbonique pour assurer la flexibilité du système. Afin d’aider les exploitants actuels du charbon à traiter leur problème social, il serait équitable qu’ils se voient attribuer ces nouvelles capacités qui devraient, comme celle de Landivisiau, bénéficier de garantie de rentabilité.

Face à cette menace  de plus en plus proche, la France aurait pu compter sur la nouvelle capacité de 1,6 GW Flamanville en 2019. Mais si le gouvernement a reconnu par la voix de Nicolas Hulot que le plan 2025 est inapplicable, il n’a pas encore admis que la fermeture de Fessenheim en 2019, pourtant plus proche, est aussi illogique. Le noir peut arriver demain, ou plus tard, mais il y a une quasi-certitude que nous le connaitrons d’ici 2035, sauf sursaut.

Le social, le grand oublié

Dans l’incertitude depuis cinq ans, les salariés, chefs d’entreprises et élus du territoire de Fessenheim sont, en cet hiver 2017, peu à peu convaincus que la fermeture de leur centrale est inéluctable. Un sinistre social de 2.200 emplois d’après l’INSEE, plus important que Florange, GDR, Whirlpool qui ont ému les médias. Ce sont de futurs « chômeurs politiquement incorrects ». Le fait qu’EDF ait les moyens et soit tenue de continuer à employer ses propres salariés n’est pas sans poser de graves problèmes (Emploi du conjoint, études des enfants, moins-values sur le logement, etc.) C’est pire pour les sous- traitants.

Le rapport RTE qui ouvre la perspective de fermer 17 réacteurs d’ici 2035, jette maintenant le trouble dans les personnels des autres centrales et de leurs sous-traitants, et dans les candidats d’excellence qu’EDF a besoin de recruter. Comme le choix des centrales à fermer d’ici 2035 n’est pas connu, tous, de l’ingénieur à l’opérateur des 58 réacteurs peuvent se sentir dans le collimateur. Est-il responsable de susciter un tel malaise et une telle insécurité parmi les hommes et les femmes qui assurent quotidiennement l’approvisionnement de notre fée électricité ?

Conclusion 

Jusqu’ici, les citoyens français et les industriels ont eu une confiance absolue dans la sécurité de notre système électrique. La France informatisée et connectée est devenue beaucoup plus vulnérable en cas de black-out : système de santé bloqué, ascenseurs, trains, métros, avions arrêtés, pièces sans éclairage, portes et fenêtres bloquées, logements sans chauffage, commerces, système bancaire et industries incapables de travailler. La qualité du système électrique français est reconnue par les décideurs quand ils étudient la localisation de leurs investissements. Que deviendrait la récente renaissance industrielle de la France, objectif fort du président Macron, en cas de noirs à répétition ?

Le rapport RTE, de circonstances, doit être débattu. Il a oublié la finalité climat. Associer le combat pour le climat et les fermetures de centrales nucléaires est contradictoire. Son objectif central est de justifier un horizon 2035 pour le 50% de nucléaire au mépris des considérations de sureté et de saine économie, et  de responsabilités sociales.

Comment convaincre notre société de prendre un chemin de progrès si nous programmons des hausses vertigineuses des factures d’électricité, des ruptures d’approvisionnement, des plans sociaux à répétition ? L’opinion risquerait alors de rejeter toute politique climatique en considérant qu’elle a été trompée.


[1] La production photovoltaïque d’autres jours d’hiver peut être nettement plus élevée que ce 10 décembre, mais pas celle à partir de 17 heures. 

[2] Transition énergétique allemande, la fin des ambitions http://www.strategie.gouv.fr/publications/transition-energetique-allemande-fin-ambitions