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Quel avenir pour le fret ferroviaire ?

Malgré un engagement public considérable en faveur du report modal, le constat est là : la part du ferroviaire ne cesse de chuter face à la route, et les milliards d’euros investis, notamment depuis l’engagement national en faveur de la relance du fret ferroviaire (2009), n’ont pas suffi à redresser les résultats. Il faut passer à autre chose, et pourquoi pas, envisager une privatisation comme le font les Espagnols.

Les propos du président de l’ARAF, Pierre Cardo, ont suscité l’émoi concernant l’avenir de Fret SNCF, et sa viabilité face à la concurrence : « une entreprise ferroviaire indépendante exerçant son activité dans les mêmes conditions que Fret SNCF n’aurait pu survivre aussi longtemps avec des résultats aussi déficitaires et des capitaux propres aussi détériorés »http://regulation-ferroviaire.fr/laraf-sinterroge-sur-le-desequilibre-de-la-situation-financiere-de-fret-sncf/. Pourtant, Guillaume Pépy s’était montré rassurant en début d’année : « Fret SNCF a réduit sa perte à environ 100 millions d’euros, contre 483 millions il y a cinq ans »http://www.usinenouvelle.com/article/fret-sncf-pas-de-developpement-avant-des-annees-pour-cause-de-travaux.N309170. Selon les Echos, les chiffres sont pourtant plus inquiétants : citant une source proche du dossier, l’endettement de la partie fret de l’opérateur public serait proche des 3,8 milliards d’euros. Si tel est le cas, le commentaire de Pierre Cardo sonne comme un rappel à l’ordre auprès des autorités françaises : Bruxelles serait en droit de regarder de près comment le groupe SNCF soutient financièrement son activité fret, dans un contexte d’ouverture à la concurrencehttp://www.lesechos.fr/journal20150504/lec2_industrie_et_services/02141880272-inquietudes-croissantes-sur-fret-sncf-1116387.php.

Les mauvaises nouvelles s’accumulent

Ce coup de semonce intervient alors que d’autres mauvaises nouvelles ont été annoncées ces derniers temps :

  • Fret SNCF a perdu en région Rhône-Alpes un très gros client, en l’occurrence Danone, qui représente 35% du chiffre d’affaires national. L’entreprise a choisi de confier l’ensemble de son transport d’eau entre le site de Danone à Evian et le triage d’Ambérieu à un opérateur privé. Et les syndicats s’alarment que le transport au-delà du triage puisse être confié à d’autres opérateurs, notamment ECR (filiale de la DB) et VFLI (filiale de droit privé de la SNCF)http://www.lutte-ouvriere-journal.org/2015/04/08/sncf-region-rhone-alpes-colere-et-inquietude-au-fret_36807.html.
  • Par ailleurs, le gouvernement a annoncé renoncer au projet d’autoroute ferroviaire « atlantique » entre Dourges (Pas-de-Calais) et Tarnos (Landes). Le ministre des Transports a déclaré que : « c'est un dossier qui avait reçu un avis négatif du Conseil général de l'investissement, qui est un organisme d'État, et qui constatait que ce projet supposait 375 millions d'euros de financement public, principalement de l'État et de Réseau ferré de France ». L’autoroute devait être exploitée par Lorry-Rail, filiale de la SNCFhttp://www.lemonde.fr/economie/article/2015/04/30/le-gouvernement-renonce-a-l-autoroute-ferroviaire-entre-le-pas-de-calais-et-les-landes_4625447_3234.html.

Autoroutes ferroviaires en France : état des lieux

Les autoroutes ferroviaires sont au nombre de deux en France. La première mise en service en 2003 est l’Autoroute Ferroviaire Alpine (AFA),  partant de la plateforme d’Aiton (Savoie) en France à la plateforme d’Orbassano en Italie. Exploitée par SNCF-Geodis en partenariat avec Trenaitalia, l’AFA se déploie sur 175 km et transporte 25.350 citernes et semi-remorques en 2011. La seconde autoroute ferroviaire est celle de Lorry Rail reliant Bettembourg (Luxembourg) à Le Boulou (Pyrénées-Orientales). Longue de  1.045 km et transportant 36.800 remorques, Lorry-Rail est détenue majoritairement par SNCF-Geodis à hauteur de 58.34%. Avec un taux de remplissage de 95% au premier trimestre 2012, l’autoroute ferroviaire fut tout de même épinglée par la Cour des comptes dans son rapport annuel la même année. L’institution indique que « le concept peine à faire ses preuves sur les plans économique et financier » et ajoute par la suite que « les autoroutes ferroviaires ne pourront être une opportunité […] qu’à la condition de démontrer leur capacité à fonctionner à terme sans aide financière publique ». Ce rapport mentionne par ailleurs que l’exploitation est structurellement déficitaire avec une perte de 3,45 millions d’euros enregistrée en 2011. Présentant des atouts écologiques indéniables, les résultats restent pour autant modestes puisque les prévisions annoncent que Lorry-Rail représentera seulement 3% du trafic de poids lourds pour 2015.

Le ministre des Transports avait pourtant réaffirmé l’engagement du gouvernement de placer le fret ferroviaire au cœur de ses priorités. Les résultats sont loin du compte. Et le gouvernement n’a pas ménagé ses efforts pour favoriser le transfert modal en général et soutenir Fret SNCF en particulier :

En 2003 et 2005, deux plans de sauvetage avaient accordé un renflouement à Fret SNCF dont le dernier pour plus de 800 millions d’euros en contrepartie d’un engagement à ne plus intervenir en faveur de l’opérateur historique.

En 2009, l’engagement national pour le fret ferroviaire avait annoncé 7 milliards d'euros d'investissement pour adapter le réseau ferré français aux exigences du transport du fret ferroviaire. L’État s’était engagé à apporter des subventions aux opérateurs fret pour compenser en partie le coût des sillons. L'objectif était de faire  passer la part de marché du fret non routier et non aérien de 14 à 25% en 2022, avec un objectif intermédiaire de 17,5% en 2012.

 

Route

Fer

Voie d’eau

Oléoducs

1970

50

29

13

8

1980

61

20

9

6

1990

70

17

8

6

2000

73

15

7

5

2013

85

10

2

 

Des engagements massifs en faveur du report modal

Au-delà de cela il faut rappeler les engagements en faveur :

  • du Canal Seine Nord : ce canal à grand gabarit est appelé à relier le bassin de la Seine aux 20.000 km du réseau fluvial européen. Lancé en 2011, il devrait voir le jour d’ici 2023. Il s’inscrit dans le projet plus global de liaison fluviale européenne Seine-Escaut qui comprend aussi des projets de régénération sur la Seine, l’accès fluvial au Havre, le projet MAGEO sur l’Oise, etc. Cette liaison est inscrite sur la liste des projets prioritaires du réseau transeuropéen de transport (RTE-T) pour lesquels la Commission européenne entend consacrer 26 milliards d’euros sur la période 2014-2020. En 2013, le rapport remis par le député-maire de Maubeuge, Rémi Pauvros, chiffre le coût du projet reconfiguré de canal Seine-Nord Europe à quelque 4,5 milliards d’euroshttp://www.developpement-durable.gouv.fr/Canal-Seine-Nord-Europe-Remise-du.html.
  • du Lyon Turin : La liaison ferroviaire transalpine est un projet mixte de transport ferroviaire voyageurs et marchandises, dont la mise en service a été prévue à l'horizon 2025. Elle comporte 3 sections : française, italienne et transfrontalière. Le coût de la partie transfrontalière a été estimé dans le cadre du nouvel accord intergouvernemental franco-italien du 30 janvier 2012 à 8,5 milliards d'euros (en euros constants 2010), financé à 35% par l'Italie et à 25% par la France. L'Union européenne a par ailleurs confirmé sa disponibilité pour un financement de la section transfrontalière à hauteur de 40%. Le projet très contesté devrait coûter au global 26 milliards d’euros selon la Cour des compteshttp://www.ccomptes.fr/Actualites/Archives/Le-projet-de-liaison-ferroviaire-Lyon-Turin.
  • de feu l’écotaxe qui devait faire payer les camions de plus de 3,5 tonnes utilisant le réseau routier français, non concédé (c'est-à-dire en dehors des autoroutes qui appliquent déjà un péage), soit environ 10.000 km de routes nationales et 5.000 km de routes départementales. Le projet a connu le sort que l’on sait avec une ardoise totale de près d’1 milliard d’euroshttp://abonnes.lemonde.fr/planete/article/2015/04/23/demontage-des-portiques-de-l-ecotaxe-ultime-etape-d-un-fiasco_4621752_3244.html#xtor=RSS-3208.

Alors pourquoi ça ne marche pas ?

Dans un contexte de plus en plus tendu pour les finances publiques, le soutien de l’État au report modal connaît forcément des limites. Qui peut croire que l’on financera sans compter une activité qui peine à trouver un équilibre économique ? Les arguments écologiques en faveur d’une prise en compte des coûts sociaux du transport par route - congestion, bruit, pollution - sont certainement valables mais se heurtent à la vérité des chiffres :

  • Le trafic de fret ferroviaire a reculé dans notre pays de 19% depuis l’ouverture à la concurrence (2006), alors qu’il progressait de 8% en Allemagne et au Royaume-Uni (source Eurostat),
  • Les nouveaux entrants détiennent 27% des parts de marché et ont même repris du fret à la route (conférence de presse de l'AFRA, association française du rail, le 27 mars 2015).
  • Et ce alors même que la gestion des sillons dédiés au fret est défavorisée par rapport à la gestion des sillons voyageurs (TER, TGV), le patron de SNCF réseau ayant déclaré « nous ne pourrons pas améliorer la qualité des sillons avant des années »  et ne plus avoir les moyens d’entretenir le réseau capillaire (ligne ferroviaire à faible trafic mais essentiel au transport de fret).

Le problème vient donc de l'opérateur historique et de son manque de compétitivité (voir encadré) qui a entrainé le secteur tout entier dans sa chute.

Extraits du rapport Grignon sur l'avenir du fret ferroviaire du 20 octobre 2010

  • « S'agissant du positionnement de la SNCF vis-à-vis des acteurs privés, le rapport Bain indique que les coûts salariaux de la SNCF, pour l'exploitation, sont quasiment le double de ceux observés chez VFLI, filiale privée de la SNCF, en 2009 : 300 euros par journée de service productive, contre 167 euros pour VLFI. Par ailleurs, un tractionnaire Fret SNCF conduit en moyenne 160 jours par an contre 210 jours chez VFLI. (…) »
  • Comme le précise le rapport, « la durée et l'aménagement du temps de travail des cheminots sont fixés par un décret spécifique à la SNCF. Quant aux salariés des entreprises privées, leur temps de travail relève du code du travail complété par l'accord collectif de branche de 2007, élément de la future convention collective en cours de négociation, et qui ne s'applique pas à la SNCF. Cette différence réglementaire de régime de travail ne doit pas être confondue avec l'existence du statut des cheminots, qui porte, lui, sur des éléments du cadre social autres que le temps de travail : garantie de l'emploi, régime de retraite, évolution salariale… (…) »
  • Et le rapport de citer des observateurs qui « estiment que le statut de cheminot de la SNCF demeure globalement plus attractif que celui de salarié dans les entreprises concurrentes pour les raisons suivantes : l'emploi est de facto garanti à vie, la progression de carrière est assurée, le taux de la pension de retraite est avantageux, les cotisations sociales sont moindres que dans le secteur privé, et les avantages en nature liés à la carte de circulation sur le réseau SNCF ne sont pas assujettis à l'URSSAF. En revanche, la comparaison est plus difficile à établir entre les deux régimes s'agissant de la durée du travail et du salaire. »
  • Ce qui fait conclure au rapport Grignon que « la réforme du statut des cheminots constitue un problème de fond, car il existe un écart de coût entre la SNCF et les autres entreprises de transport ferroviaire, lié aux différences en matière de réglementation du travail, écart qui a un impact décisif sur la compétitivité de l'activité fret de la SNCF. »

Quel avenir ?

La SNCF a d’ores et déjà pris les devants en développant une filiale de droit privé VFLI qui affirme être le 3e opérateur de fret en France derrière Fret SNCF et ECR avec 6% de parts de marché. Une situation curieuse où à l’intérieur d’un groupe deux structures se font concurrence. Une autre solution plus audacieuse serait d’envisager une filialisation et privatisation de Fret SNCF. C’est ce qui est en train de se produire en Espagne où la branche fret de la Renfe recherche un partenariat européen dans une perspective de privatisation. La ministre des transports espagnole, Ana Pastor, a précisé que l’objectif de la privatisation de la branche fret de la Renfe est que "les marchandises espagnoles, au lieu d’être un handicap, soient un élément additionnel de compétitivité et de croissance économique". La DB est donnée favorite. Et comme le précise le site internet WK transports logistique, cette recherche d’un nouveau partenaire s’inscrit dans un processus de restructuration forte de la Renfe, pour laquelle les autorités espagnoles sont convaincues que la libéralisation n’ayant pas suffi, seule une privatisation pourra provoquer le changement attenduhttp://www.wk-transport-logistique.fr/actualites/detail/74268/l-espagne-va-lancer-la-privatisation-de-la-branche-fret-de-la-renfe.html.

Un premier convoi de fret ferroviaire direct entre la Chine et l’Espagne, soit le plus long trajet du genre au monde, pourrait conduire à établir un itinéraire régulier depuis la Chine dès le printemps prochain, « avec deux rotations prévues par mois », une liaison opérée par la DB.

Après l'Italie, c'est donc l'Espagne qui envisage une ouverture du capital de la compagnie ferroviaire nationale. Cette voie devrait être étudiée en France où la libéralisation semble avoir été un processus insuffisant à transformer l'opérateur public dans le fret en un acteur performant.