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La renationalisation des aides agricoles permettra-t-elle à l'agriculture de faire sa mue ?

La Politique agricole commune est, avec les fonds structurels, l'un des fondements du budget européen : à eux deux, ils représentent plus des trois quarts du budget de l’UE. La PAC en cours (2014-2020) avait traduit la transition, depuis 1992, du régime de soutien au produit vers celui de soutien au producteur, ainsi que la prise en compte des considérations environnementales. En euros constants, la nouvelle PAC affecterait 286 Md€ au « premier pilier » et 79 Md€ au « second pilier », réduisant le paiement direct vers les fermiers et les marchés (1er pilier) de 11% et le soutien aux programmes de développement rural (2d pilier) de 28%. Pour ce qui concerne la France, le montant des aides directes serait établi à 50 Md€ (contre 52 Md€ pour la période 2014-2020).

Mais au-delà de cette baisse, la PAC 2021-2027 propose des changements majeurs concernant le mode de répartition de ces aides, qui mettent l’agriculture française face à ses responsabilités envers ses concurrents européens comme ses concurrents mondiaux.

  • Le 1er pilier comprend un nouveau "régime de paiement de base" qui implique un paiement uniforme par hectare et qui contraint les gouvernements nationaux à allouer environ 70% des financements de leur premier pilier à ces paiements. Il comprend aussi un volet verdissement avec 30% des aides directes aux agriculteurs qui font preuve de « bonnes pratiques agricoles et environnementales » ainsi que des mesures de soutien au marché agricole, dont l’objectif est de répondre aux perturbations du marché ;
  • Le 2d pilier - FEADER (fonds européen agricole pour le développement rural) - porte sur le développement rural avec 6 priorités affichées, parmi lesquelles l’innovation dans le secteur agricole, la viabilité et compétitivité de l’agriculture, ou encore l’inclusion sociale ;
  • Enfin, des outils de régulation du marché sont mis en place : la Commission peut temporairement autoriser les producteurs à gérer les volumes mis sur le marché, et l'Union européenne met en place une réserve de crise.

Contre-coup pour la France

Sur les 13 milliards d’euros de retours en France du budget européen, la France en « récupère » 9 au titre de la PAC (2017). La plus grande partie du 1er pilier (7,7 Md €), finance les exploitations agricoles de façon statique (aide à l’hectare) et de façon pro-active (verdissement, jeunes agriculteurs, premiers-hectares, aides ciblées sur certaines productions). Le reste, 2d pilier (1,4 Md €) finance le développement rural à travers différents critères (handicaps naturels, jeunes agriculteurs, adaptation des exploitations agricoles, bio, agro-environnement et climat).

Le budget européen de la PAC est en principe « sacralisé » en euros courants et donc en baisse chaque année du montant de l’inflation. La France aurait donc dû continuer à recevoir 9 Md € par an, mais à partir de 2020, deux contraintes tendent à le faire diminuer. Il s'agit des effets combinés du Brexit et des subventions versées aux derniers entrants (ex pays de l’Est) qui doivent continuer à converger avec celles des pays de l’Ouest.

Au total, le budget français de la PAC pourrait baisser de 5% en euros courants, soit revenir à 8,5 milliards d’euros par an. Cette coupe historique de la PAC, est déjà qualifiée « d’inacceptable » par le ministre de l’agriculture français. Cette réduction serait synonyme d’une baisse de 10% du revenu des agriculteurs.

La renationalisation des aides agricoles

C'est un autre point de crispation qui agite les représentants français autour de la future PAC. Le projet de budget tend à accorder plus de latitude à chaque pays sur sa façon de faire en matière de politique agricole, en échange d’engagements sur les objectifs à atteindre. Les grandes lignes de la PAC, et du FEADER qui lui est rattaché, seront définies par la Commission, et les moyens pour y parvenir seront arrêtés par les Etats membres, dans le cadre de plans stratégiques. Ce qui fait craindre une exacerbation de la concurrence entre pays au sein de l’UE. Curieusement, la France milite pour que Bruxelles conserve un contrôle précis des politiques agricoles, de peur que les autres pays n'usent de leur liberté pour développer leur avantage comparatif sur tel ou tel marché. Pourtant, cette nouvelle orientation serait l'occasion de développer une stratégie d'avantages comparatifs, plutôt que de vouloir protéger une production non compétitive. Aujourd'hui, la France s'accroche à une représentation où son agriculture est encore la première d'Europe, où l'emploi y compris industrie agro-alimentaire pèse encore 5% de l'emploi total, et le 3e secteur contributeur à la balance commerciale. Mais elle est confrontée à de nouveaux défis : hors vins et spiritueux, la balance commerciale est devenue déficitaire, et ses principaux concurrents sont en Europe, notamment Espagne, Italie, Allemagne et Pologne. Par la taille et la qualité de sa surface agricole, son climat, ses agriculteurs et la réputation de sa production, la France doit rester ou s’affirmer leader dans de nombreuses « grandes » productions comme les vins et alcools, produits laitiers, betteraves à sucre, céréales, fruits et légumes, élevage de qualité, et dans de multiples niches plus locales.

La renationalisation des aides au développement rural

En France, cette évolution ne passe pas non plus auprès des régions qui reçoivent les fonds FEADER. Ces fonds représentent 11,4 milliards d'euros en France pour la période 2014-2020. La gestion de ces fonds, auparavant confiée à l'Etat, a été transférée aux régions avec la dernière programmation. Ces aides sont délivrées en cofinancement (contrairement au 1er pilier de la PAC). Les régions estiment qu'elles ont encore des marges de manœuvre trop limitées : ainsi, près de la moitié de ces fonds est reversée sous forme d'aides dites ICHN (pour indemnité compensatrice de handicap naturel). La région Occitanie et la région Auvergne-Rhône-Alpes représentent 75% des versements ICHN[1].  Le reste des aides correspond à des appels à projets directement mis en œuvre par les régions.

Dès lors, les régions se font les championnes de la défense de la PAC. Pour elles, il s'agirait même d'aller plus loin et de défendre la régionalisation des aides FEADER : en clair, elles souhaitent gérer entièrement le FEADER, en se libérant notamment du cadrage national des aides. Il faut dire que ces fonds représentent 1,5 milliard d’euros par an. En y ajoutant leur propre contribution, le total du budget agricole des régions atteint 2,3 milliards par an. Une somme conséquente qui permet aux régions d'afficher leur visibilité sur le terrain. Et pour elles, la nouvelle PAC risque de signifier une renationalisation des fonds FEADER, en clair, une reprise en main par l'Etat. Un risque d'autant plus fort que l'Etat reproche aux régions la multiplication de dispositifs illisibles suscitant peu l'intérêt des agriculteurs. Avec à la clé une menace, la règle du dégagement d'office (annulation des crédits si pas de demande de paiement en n+2). Les bénéficiaires des projets régionaux agricoles également ne sont pas tendres avec les responsables régionaux jugés "hors-sol", les complexités qu’ils rajoutent et les disparités régionales qui en résultent[2]. Les acteurs régionaux, eux, déplorent les contraintes administratives appliquées par Bruxelles et rappellent que malgré cela la France est en avance par rapport aux pays européens sur la consommation des crédits FEADER.

PAC : commune mais déjà particulière

En plus de la PAC, chaque pays européen intervient dans son secteur agricole à travers de très nombreux canaux financiers et règlementaires. L’Allemagne, par exemple, attribue les financements du premier pilier le plus simplement possible, en fonction du nombre d’hectares de chaque exploitation, mais subventionne massivement les productions de maïs, de blé, seigle, betteraves, nécessaires au fonctionnement de ses 10.000 méthaniseurs[3]. Et les interventions des Länder varient considérablement en fonction des caractéristiques de leurs agricultures, très différentes, notamment entre l’est et le sud. La France distribue au contraire les subventions du premier pilier de façon très complexe et en retardant le plus possible la convergence décidée à Bruxelles des montants par hectare entre les différents secteurs.

France : montant de la subvention à l’hectare (premier pilier)

Pour chaque année n, l’aide découplée AD se calcule ainsi : 

AD = {Dpu historique moyen + [0,7 x a x [253 € – Dpu historique moyen]] }x [0,3+ b (coefficient de l’enveloppe 1er pilier pour le paiement de base)] + M(majoration annuelle)}

Au-delà du 52ème hectare, AD' = AD avec M= 0

Comme d’autres pays, la France intervient aussi de multiples façons : subventions des collectivités locales, financement des éoliennes[4], dérogations fiscales et sociales, financement des installations de jeunes agriculteurs jusqu’à 40 ans, tarifs réduits de l’énergie utilisée par les exploitations, règlementations d’accès aux terres agricoles et des baux ruraux, sélection par l’État (préfets) des agriculteurs à travers le contrôle des structures, plans régionaux de production agricole, règlementation des achats pour les cantines publiques[5]subventions nationales aux exportations. « Au final, on peut estimer que le soutien public à l’agriculture s’élève à environ 18 milliards d’euros[6] par an en France, auxquels s’ajoutent 13 milliards de soutien du régime social agricole », d’après la commission des affaires économiques du Sénat (2015). Des montants qui soulignent les marges de manœuvre que se sont attribuées la France et certainement d’autres pays.

Conclusion

Quelle que soit l’évolution à venir de la PAC, elle devrait être l'occasion de repenser notre modèle agricole. Depuis plusieurs années, le maintien du budget de la PAC en euros courants était un motif de satisfaction pour nos représentants politiques. Mais, en 2020, avoir comme objectif central de récupérer en moyenne 1.000 euros de plus de subventions par exploitation sur une moyenne de 22.500 euros par an, passe à côté des problèmes de notre agriculture.

Comment ne pas s’inquiéter de suivre une politique française, en pratique peu changée depuis 1957. C’est la mainmise de l’Etat et des syndicats agricoles sur les stratégies et la gestion des exploitations agricoles qu’il faut revoir. La lourdeur administrative est devenue insupportable pour les agriculteurs.

La politique agricole étant de moins en moins commune, il est temps de distinguer deux domaines : 1) Les contributions de solidarité entre pays, justifiées par exemple pour permettre aux pays d’Europe de l’Est de rattraper leur retard. Elles doivent continuer à être collectées et distribuées aux États par Bruxelles ; 2) Les subventions ou contributions pour services rendus par les agriculteurs, qui doivent être financées et distribuées par chaque pays sans transiter par Bruxelles, par exemple : réduction des polluants à proximité des sources d’eau et des nappes phréatiques utilisées pour l’alimentation, protection de la biodiversité, compensation des handicaps naturels, conservation des prairies permanentes, pratiques favorisant la capture du CO2, maintien du paysage existant. Des écarts importants existent déjà entre états sur la façon de distribuer ces aides, que ce soit sur les surfaces prises en compte, les méthodes de calcul ou les coûts de « transaction » (administratif, migrations). Les pays peuvent même dépasser les plafonds de ressources fixés par Bruxelles.  

Après 50 ans de « rattrapage », les agricultures européennes sont majeures et doivent se concurrencer entre elles, comme le font les autres secteurs aussi sensibles aux écarts de coûts de main d’œuvre, de localisations ou d'avantages naturels, tels que le tourisme ou l’automobile, tout en respectant les règles classiques de la concurrence. L'Espagne a le soleil, la Pologne de bas coûts de main d’œuvre, les Pays-Bas des ports performants, l'Allemagne de grands domaines à l'est, mais la France a ses propres atouts pour réussir dans ce secteur. Elle ne peut rester un grand pays exportateur qu’en restant ouverte aux importations de ses voisins. Mais face aux concurrents très performants comme les États-Unis, la Russie, la Nouvelle-Zélande, le Brésil ou l’Argentine, Bruxelles conserve naturellement son rôle de négociateur d’accords équilibrés pour toute l’Europe.


[1] L’indemnité compensatoire de handicaps naturels (ICHN) est une aide qui vient soutenir les agriculteurs installés dans des territoires où les conditions de production sont plus difficiles qu’ailleurs, du fait de contraintes naturelles ou spécifiques. Le zonage ICHN actuel comprend 16.120 communes françaises, situées au sein d’espaces très divers, déterminés par des critères précis, comme l'altitude, la pente, l'excès de sécheresse ou d'humidité, ou bien encore des sols de faible qualité. Une révision récente des anomalies incontestables du précédent découpage a fortement mécontenté les communes sorties de ce dispositif. 

[2] Les acteurs du monde rural se sont élevés contre la situation catastrophique du programme Leader (sous-partie du FEADER) : plus de 7.500 dossiers en attente, 2,8% de paiement et 11,3% des fonds programmés seulement.

[3] 600 en France utilisant surtout des déchets.

[4] Louer l’emplacement d’une éolienne (1.000 m²) rapporte environ 5.000 euros par an, contre 200 à 300 euros pour louer un hectare (10.000 m²) destiné à la culture. Chaque année le loyer correspond au prix d’achat moyen en France  d’un hectare de terre agricole.

[5] La norme d’achat de produits locaux pour les cantines et restaurants publics serait l’arme absolue contre la concurrence et une brèche majeure dans les règles de la Politique agricole commune.

[6] Chiffre qui inclut les 9 milliards de la PAC