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Agriculture : partir des coûts de production, oui, mais lesquels ?

Dix-huit mois après le vote de la loi Egalim destinée à résoudre le problème du revenu des agriculteurs, un nouveau rapport demandé par le gouvernement à Serge Papin, ex-président de System U, montre que rien n’est réglé. Re-proposer que les prix payés aux agriculteurs soient basés sur le coût de production semble de bon sens, mais ne dit pas lequel prendre en compte : celui du moins performant, du plus performant, d’une moyenne, ou d’un coût variable par agriculteur ? Sans compter que le prix payé doit tenir compte d’autres facteurs subtils, la qualité du produit et du service rendu, comme le respect des engagements de livraison par le producteur et d’enlèvement par l’acheteur.

Reste qu’il faut trouver de vraies solutions au trop faible revenu de nombreux agriculteurs, et à la baisse régulière des parts de marché de la France à l’export. En tout cas, pas par plus de bureaucratie.  

Des écarts de coûts considérables

Dans l’agriculture plus qu’ailleurs, les écarts de coûts sont considérables entre producteurs, et les aides de la politique agricole commune leur permettent de perdurer. L’étude de l’INRA (Vincent Châtelier) de 2001 sur le secteur laitier a l’avantage de porter sur un grand nombre d’exploitations (132.000) et sur le secteur le plus sensible. Même dans des catégories homogènes en volume de production laitière (<150.000 kg ; <300.000 kg ; >300.000 kg), ou en système de production (spécialisé/diversifié), ou en environnement (plaine/montagne), les écarts sont régulièrement de 100% non pas pour des cas individuels mais pour des moyennes portant sur des milliers d’exploitations. Des écarts causés par les différences de compétence des agriculteurs, de pertinence de leurs décisions, de météo, de qualité de leurs sols, de niveau de leurs équipements.

L’étude de la direction de la prévision (Pierre Piron, 1981) portant sur 3 années consécutives et sur 2.000 à 5.000 exploitations, confirme ces données pour tous les secteurs agricoles. Sa méthode qui compare les 25% les plus productives à la moyenne y compris les plus productives, minore pourtant les écarts.  Une comparaison des 25% les plus productives aux 25% les moins productives donnerait des écarts encore plus impressionnants.

Écart de productivité entre les 25 % exploitations les plus performantes et la moyenne de l’ensemble

Ensemble

Bovins lait

Céréales

Agriculture générale

Bovins viande

Fruits

Vins de qualité

Horticulture

+93%

+49%

+62%

+84%

+86%

+133%

+146%

+273%

Note : la productivité met en relation un volume de produits et un volume de facteurs utilisés. Piron l’estime par le rapport entre résultat brut d’exploitation et la marge brute standard. 

En 2017, les chiffres récents publiés par le ministère de l’agriculture confirment cette dispersion qui rend impraticable le concept de « coût de production » qui servirait de base à un prix de vente unique.    

La fixation administrative des prix en partant des coûts a été pratiquée en France pour le pain jusqu’en 1978 puis de 1981 à 1986. Elle avait abouti à une baisse de diversité et de qualité, et à la prolétarisation des boulangers, qui ont depuis repris l’initiative au point d’être concurrentiels depuis les fast food jusqu’aux pains de luxe. En URSS, l’absence de vrais prix (de prix résultant de négociations) a largement contribué à une mauvaise allocation des ressources et au désordre de l’économie. Revenir à des prix agricoles administrés même par des experts sous pression des politiques, nous renverrait soit à la pénurie, soit à la surproduction et aux montagnes de produits agricoles stockés à grands frais par Bruxelles, soit au développement d’importations massives depuis les pays étrangers, ou à l’impossibilité d’exporter nos produits.

Les propositions consensuelles

Sur le sujet des prix, mise à part cette proposition de prise en compte du coût de production, le rapport Papin en fait d’autres comme des contrats pluriannuels, l’amélioration de l’information ou l’indexation des prix des contrats en cours (à la hausse comme à la baisse) sur les prix des intrants comme le pétrole. Elles sont acceptables, mais ne font que déplacer la prise de risque entre les différents acteurs qui en tiendront inévitablement compte au moment de la négociation des contrats. Elles ne garantissent en rien un meilleur revenu pour les agriculteurs.

D’autres mesures structurelles sont plus convaincantes, comme le regroupement des agriculteurs, la création de marques commerciales par les agriculteurs (ex. C’est qui le patron), et un travail entre agriculteurs et coopératives qui devrait être facile puisque les coopératives appartiennent aux agriculteurs.    

Les Allemands, confrontés aux mêmes problèmes de tension entre les quatre chaines dominantes de supermarchés du pays, ont mis en place (comme les Français) des règles de savoir-vivre concernant par exemple le retour des invendus ou le respect des contrats d’achat, mais n’ont pas envisagé de fixation administrée des prix. Aucun autre pays de l’Union européenne non plus, ce qui pose question à notre pays où l’agriculture est déjà plus réglementée que partout ailleurs, et rencontre aussi plus de difficultés.

Pour une agriculture française compétitive

Pierre Piron concluait « L’explication des inégalités ne réside pas uniquement dans l’allocation des facteurs de production traditionnellement retenus, capital, travail, terre, mais qu’elle est également à rechercher dans l’aptitude du chef d’exploitation à les combiner au mieux. » Un fait qui plaide pour chercher à obtenir l’amélioration des revenus des agriculteurs par  l’amélioration de leur performance, et pas dans des réglementations administratives des prix.

De vrais agriculteurs

La première condition est de regarder la réalité en face : le nombre d’exploitations agricoles (420.000) a été divisé par 4 en 40 ans, et va continuer à diminuer de 1 à 2 % par an. Parmi ces exploitations, seules 300.000 sont de véritables entreprises agricoles capables de fournir à son chef d’exploitation un revenu d’au moins le SMIC en échange de moins de 50 heures de travail. Et, à ceux qui sont propriétaires de leur exploitation, de rémunérer leurs capitaux engagés d’au moins à 2% par an après amortissement. Les 120.000 « autres exploitations » sont majoritairement soit gérées par des préretraités agricoles qui continuent à exploiter une petite partie de leurs terres, soit par des exploitants à temps partiels qui exercent une autre activité non liée à leur exploitation, soit par des amateurs ou militants ne dépendant pas des revenus de leur exploitation ou acceptant de recourir à l’aide sociale si besoin. La grande majorité des 30% d’agriculteurs recensés par la MSA comme gagnant moins de 350 euros par mois appartiennent à ces quatre dernières catégories. Ils sont légitimes à poursuivre leur activité agricole, mais (sauf exceptions) ne constituent pas les entrepreneurs en position de dynamiser le secteur et de faire face à la concurrence mondiale. C’est l’augmentation des revenus des 300.000 véritables exploitations qui constitue le défi des prochaines années.

Les media présentent souvent de nouveaux installés heureux, acceptant de travailler 80 heures par semaine tout en gagnant moins que le SMIC, et comptant parfois sur le salaire de leur conjoint pour vivre. C’est leur droit, mais pour la grande majorité des personnes, cette situation insupportable, n’est pas durable. La profession doit cesser de se battre pour maintenir un nombre d’exploitations agricoles constant en encourageant des jeunes et des moins jeunes à s’engager dans des impasses qui se terminent par des déceptions et des drames.

Ouvrir la corporation

Les dynasties d‘agriculteurs sont souvent sympathiques, et parfois pesantes pour les héritiers avec la forte pression qui pèse sur eux. Il est vrai que beaucoup de médecins sont enfants de médecins, enseignants d’enseignants, cheminots de cheminots, ingénieurs d’ingénieurs. Mais la reproduction sociale des agriculteurs est plus intense qu’ailleurs, par exemple, 90% des éleveurs de bovins sont fils ou fille d’éleveurs de bovins. Elle est souvent excessive, limitant les opportunités d’avenir offertes aux enfants d’agriculteurs, et réduisant le dynamisme du secteur agricole par manque de diversité. Elle est forte d’abord parce que les enfants d’agriculteurs grandissent sur la ferme même, et qu’accéder à l’enseignement agricole est plus commode (proximité géographique et culturelle, internat) qu’à toute autre filière. Mais elle est aussi renforcée parce que, même si elle est locataire de l’exploitation, la famille de l'exploitant possède dessus un droit très particulier grâce à la transmission automatique des baux ruraux des parents aux enfants (terres, logements et bâtiments d’exploitation). Cette possibilité est renforcée par l’interdiction de vendre ce droit à un tiers. Pour une famille, renoncer à un bail rural c’est abandonner gratuitement un privilège, une décision à éviter absolument[1]. Résultat : le marché des exploitations agricoles disponibles à la location ou à la vente est très fermé aux nouveaux entrepreneurs. Le nombre d’installations annoncées comme « hors cadre familial » augmente pourtant régulièrement (30% en 2019), mais les véritables HCF sont concentrées sur des petites exploitations et des secteurs atypiques (escargots, chiens, hippisme, petit maraîchage...), et disposent rarement de capitaux et de moyens nécessaires pour être compétitifs.

Le très faible nombre d’étrangers qui s’installent comme agriculteurs en France est un autre signe de cette fermeture du secteur. Alors que les gouvernements cherchent, dans toutes les autres branches, à favoriser les investissements étrangers dans des entreprises en France, ils sont en pratique interdits alors qu’ils apporteraient du renouveau, des capitaux et des talents diversifiés dont l’agriculture française a besoin. Et il est même très difficile pour un candidat français de s’installer dans un département (ou canton) dont il n’est pas originaire.

Conclusion

L’objectif de prix liés aux coûts de production peut se défendre (au risque de ruiner les profits élevés tirés des productions à la mode ou haut de gamme) mais c’est la méthode proposée pour y parvenir qui est en cause. On imagine mal de demander au boulanger, au coiffeur, au garagiste, à l’hôtelier, au vendeur de semences, au concessionaire des tracteurs, de justifier leurs prix par leurs coûts de production. L'analyse détaillée des coûts qui est proposée à chaque étape des filières va se transformer en méthodes inquisitoriales violant le secret légitime des affaires : en quoi une véritable innovation (découverte majeure ou une simple bonne idée) réduisant les coûts de production ou de commercialisation serait-elle illégitime ?     

Le rapport Papin indique en passant que le prix du lait en Allemagne est inférieur à ce qu'il est en France. C’est le signe du défi de fond à relever : dans tous les secteurs où notre production n’est pas compétitive avec nos concurrents européens, il faut améliorer le rapport qualité/prix de notre agriculture. Fixer les prix par la réglementation au lieu de la négociation pourrait contourner un temps l’obstacle, mais pour un pays exportateur de produits bruts et transformés, c’est une stratégie intenable.  La loi du marché peut sembler dure pour les vendeurs, mais la réalité est plus équilibrée : si les vendeurs dépendent des acheteurs, les acheteurs dépendent aussi de l’existence de vendeurs en quantité suffisante et d’un niveau de performance au moins comparable aux fournisseurs étrangers.

Comme le montrent les écarts de performance entre exploitations agricoles, les marges d’amélioration moyenne de l’agriculture française sont considérables. La suppression des barrières mises à l'entrée de nouveaux entrants, le respect de la réussite des plus performants, l’ouverture de la corporation agricole et la réduction des contraintes administratives franco-françaises (pas leur augmentation) permettront à l'agriculture française de retrouver sa compétitivité et aux agriculteurs d'obtenir les revenus qu'ils méritent.

Hectar, campus-école gratuit d’agriculture de Xavier Niel

L’hostilité immédiate de la FNSEA, des Jeunes agriculteurs et de la Chambre d’agriculture à l’initiative de Xavier Niel créant une école « originale » d’agriculteurs est typique de la frilosité du secteur. Pour « 42 », le mega campus informatique créé par Niel, l'accueil de tous les intéressés (jeunes, chômeurs, entreprises du secteur, entreprises clientes...) avait au contraire été enthousiaste.  


[1] Les nouveaux baux cessibles ont trop de contraintes pour être utilisés.