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Agriculture : la destruction créatrice entravée

De la Grèce au Danemark, l‘agriculture de l’Union européenne est riche de la diversité des exploitations et de leurs productions. Mais pour évaluer la performance de l’agriculture française, l’Allemagne et le Royaume-Uni constituent les meilleurs étalons : les niveaux de développement de ces trois pays sont similaires et plusieurs de leurs productions majeures sont identiques (grandes cultures, élevage). Les problèmes récurrents de l’agriculture et des agriculteurs français peuvent-ils s’expliquer par les blocages mis en place par les responsables politiques à la demande de la corporation agricole ?

La position française

« Le ministre a observé que la politique agricole ne devrait plus favoriser la réduction du nombre d'agriculteurs et la concentration des exploitations, mais au contraire conforter l'existence des exploitations, leur transmission dans de bonnes conditions, et l'installation de jeunes agriculteurs. »

Ce discours du ministre de l’Agriculture (Jean Glavany, en 1988) représente exactement la position officielle de tous ses prédécesseurs et successeurs depuis 1960.

Trois pays comparables

 

 

Royaume-Uni

Allemagne

France

Surface agricole en hectares

9.178.400

16.687.000

27.703.000

Nombre d’exploitations

132.400

269.790

437.400

Source : Agreste, Destatis, Department for environment, food and rural affairs

L’agriculture allemande exploite 40% d’hectares de moins que l’agriculture française et compte 40% d’exploitations agricoles en moins. L’agriculture anglaise exploite 2,8 fois moins d’hectares et compte 3,3 fois moins d’exploitations que la France. Entre ces pays, les écarts dans la surface agricole totale utilisée sont importants, mais le nombre d’exploitations variant dans les mêmes proportions pourrait annoncer des structures a priori comparables. Dans les trois pays, le nombre d’exploitations agricoles baisse d’environ 2% par an.

Zoom sur l’Allemagne

Les données concernant la taille des exploitations agricoles allemandes sont fournies pour neuf classes en fonction du nombre d’hectares utilisés. 

Allemagne

Classes

Exploitations

Hectares

Hectares
par Ferme

Hectares

Nombre

%

Nombre

%

Nombre

0-5

21.640

8,0

41.300

0,2

2

5-10

43.800

16,2

318.000

1,9

7

10-20

55.520

20,6

831.400

5,0

15

20-50

64.870

24,0

2.170.000

13,0

33

50-100

46.820

17,4

3.324.000

19,9

71

100-200

24.570

9,1

3.330.000

20,0

136

200-500

8.760

3,2

2 544.400

15,2

290

500-1000

2.270

0,8

1.599.000

9,6

704

>1000

1.540

0,6

2.528.600

15,2

1.642

Total

269.790

100

16.687.300

100

61,8

Ces données mettent en évidence l’extrême diversité de ces entreprises, avec un facteur proche de 1.000 entre la surface des plus petites et des plus grandes fermes.  

Allemagne, France, Royaume-Uni

Les données fournies en France et au Royaume-Uni par les ministères étant moins détaillées, les données sont présentées ci-dessous pour les trois pays, en seulement 5 classes, toujours en fonction du nombre d’hectares :

Nombre d’exploitations agricoles par classe d’exploitations

 

Royaume-Uni

Allemagne

France

Classes d’exploitations en ha

Nombre

%

Nombre

%

Nombre

%

0-20

57.900

43,7

120.960

44,8

175.300

40,1

20-50

26.300

19,9

64.870

24,1

74.100

16,9

50-100

21.500

16,2

46.820

17,5

88.200

20,2

100-200

16.400

12,4

24.570

9,1

75.100

17,2

>200

10.400

7,9

12.570

4,7

24.700

5,6

Total

132.400

100

269.790

100

437.400

100

 

Nombre d’hectares utilisés par classe d’exploitations

 

Royaume-Uni

Allemagne

France

Classes d’exploitations en ha

Nombre ha

%

Nombre ha

%

Nombre ha

%

0-20

302.900

3,3

1 190 700

7,1

1.038.000

3,7

20-50

692.300

7,5

2.170.000

13,0

2.518.000

9,1

50-100

1.283.300

14,0

3.324.000

19,9

6.433.000

23,2

100-200

1.950.900

21,3

3.330.000

20,0

10.418.000

37,6

>200

4.946.900

53,9

6.672.000

40,0

7.296.000

26,3

Total

9.176.400

100

16.687.300

100

27.703.000

100

 
  • Petites exploitations : moins de 20 hectares  

La proportion de petites exploitations de moins de 20 hectares est considérable dans les trois pays (environ 40%). Leur surface moyenne utilisée est 3,7 hectares en France, 3,3 au Royaume-Uni contre 7,1 en Allemagne. Mis à part certaines exploitations très spécialisées (élevage en bâtiment, maraichage…) ces exploitations sont gérées soit par des pluriactifs, soit par des retraités, soit par des actifs comme activité de détente.

En France la moyenne, pour les exploitations de toutes tailles, étant de 1,6 personne à plein temps par ferme, les plus petites emploient des personnes à temps très partiel. Le nombre de ces très petites et petites exploitations diminue plus rapidement que celui des moyennes, Curieusement, même aux États-Unis, ces très petites fermes sont très nombreuses. En 2007, plus de la moitié des 2 millions de fermes américaines avaient un chiffre d’affaires de moins de 10.000 dollars par an, et leur nombre avait augmenté de 38% en 25 ans. Signe que ces petites fermes ont sans doute un rôle social utile.

  • Moyennes exploitations : de 20 à 200 hectares

Dans les classes 20-50, 50-100 et 100-200 hectares, les positions relatives des trois pays sont variables, la France étant nettement plus présente dans la classe 100-200 hectares. Considérée en France comme déjà « beaucoup » voire « trop », 200 hectares constituent une sorte de plafond pour les commissions de Contrôle des structures. Dans les trois classes, les surfaces moyennes par exploitation sont presque identiques dans ces trois pays.

 

 

 

20-50 ha

50-100 ha

100-200 ha

Pourcentage d’exploitations

Royaume-Uni

16,94

20,16

17,17

Allemagne

24,1

17,5

9,1

France

16,9

10,2

17,2

Nombre moyen d’hectares par exploitation

Royaume-Uni

33

72

140

Allemagne

33,5

71,0

135,5

France

34,0

72,9

138,7

Note : en grande culture, une personne en équivalent plein temps suffit souvent pour cultiver 100 à 200 hectares.   Aux Etats-Unis, le nombre de fermes moyennes (de 10.000 à 250.000 dollars de CA) a baissé de 40 % entre 1982 et 2007. 
  • Grandes exploitations : plus de 200 hectares

Les exploitations de plus de 200 hectares sont un peu plus fréquentes en France qu’en Allemagne (5,6% contre 4,7%), et beaucoup moins qu’au Royaume-Uni (7,9%). Mais en France elles occupent un pourcentage d’hectares nettement plus faible qu’en Allemagne (26% contre 40%) et qu’au Royaume Uni (53,9%). La surface moyenne des exploitations de plus de 200 hectares est, en France, de 295 hectares contre 438 au Royaume-Uni et 530 hectares en Allemagne. Un écart significatif qui cache une différence encore beaucoup plus forte pour les très grandes fermes de plus de 500 hectares. Le tout premier tableau montre qu’il existe en Allemagne, 1.560 fermes de plus de 1.000 hectares, avec une moyenne de 1.640 hectares. 

Exploitations de plus de 200 hectares

 

 

>200  ha

Pourcentage d’exploitations

Royaume-Uni

10,7

France

5,6

Allemagne

4,7

Nombre moyen d’hectares par exploitation

Royaume-Uni

530

France

295

Allemagne

438

 Il est regrettable que la statistique française ne fournisse pas de données plus précises sur les exploitations de plus de 500 et 1.000 hectares. Ces fermes existent pourtant, difficilement d’après le livre « De la ferme à la firme .de François Pureseigle », mais restent cachées pour ne pas choquer la profession et les responsables politiques français.

Aux Etats-Unis, de 1982 à 2007, le nombre de grandes fermes (de 250.000 à 1 million de CA) a augmenté de 41 % ; celui des très grandes (plus de 1 million de CA) a augmenté de 242 %. Globalement, 98% des exploitations agricoles y sont quand même familiales, réalisant 82% de la production totale.

Une autre mesure de la taille

La taille en hectares des exploitations ne suffit pas à caractériser leur importance. Des élevages (porcs, volailles, bovins, légumes, vins...), ou des cultures très spécialisées pouvant générer des revenus importants sur de petites surfaces. Les exploitations sont donc aussi classées par le ministère en quatorze catégories en fonction de leur chiffre d’affaires théorique annuel hors subvention, allant de moins de 2.000 euros à plus de 3 millions d’euros par an. Ce produit brut standard (PBS) est calculé à partir de leurs productions potentielles (exemple : en Ile-de France, 1 hectare de blé dur = 1.808 €, 100 canards = 2.148 €).  Puisque seules 296.000 exploitations ont un PBS supérieur à 25.000 euros par an, les 140.000 exploitations des 5 premières tranches de ce classement ont un chiffre d’affaires de moins de 25.000 euros par an, et ne peuvent souvent dégager qu’un revenu personnel extrêmement faible, voire négatif.

D’après le ministère de l’agriculture, « Le potentiel de production brut standard se concentre à 97% dans les exploitations moyennes et grandes ». Les 140.000 petites ne contribuant donc que pour 3% à la PBS globale. Comme dans le tableau ci-dessous, le ministère ne communique souvent que sur les exploitations des 9 tranches les plus élevées, soit à partir de 25.000 euros de chiffres d’affaires par an. Elles correspondent aux exploitations dites moyennes et grandes, soit très généralement celles qui disposent de plus de 20 hectares.

Avec un chiffre d’affaires de moins de 100.000 euros par an, la plupart des fermes des classes 6 et 7 ne peuvent dégager qu’un revenu hors subvention très modeste. Et aussi y compris les subventions : la subvention moyenne type étant de 300 euros par hectare, une ferme de 20 hectares perçoit 6.000 euros par an.

Les obstacles

L’augmentation de la taille des exploitations n’est pas nécessaire dans tous les secteurs et pour tous les exploitants. Les minuscules champs du bocage normand peuvent par exemple être valorisés par le tourisme. Mais, en moyenne, la baisse du nombre d’exploitations et la forte augmentation de la taille d'une partie d’entre elles sont inéluctable. La réduction du nombre d'exploitation se produit en Allemagne, au Royaume-Uni et en France au même rythme de 2% par an. Les barrières mises en France, par les administrations publiques, syndicales et professionnelles, ralentissent donc peu la phase « destruction » de la « destruction créatrice ».  Mais elles handicapent la phase de « création » et donc d’innovation, en favorisant la reproduction des situations existantes, conformément au discours du ministre cité au début de cette note. 

 

Cet encadrement, unique en Europe, a conduit l’agriculture du pays de l’UE le plus vaste et le plus favorable à l’agriculture, à être dépassée par ses concurrentes. Cette politique handicape depuis longtemps notre agriculture conventionnelle, et handicapera tout autant les nouvelles agriculture, agroécologique ou bio ou autres, qui exigent plus d’investissements en compétences, en hautes technologies et en capitaux pour être sûres et rentables.

Vision allemande

Dans une brochure de 55 pages « Understanding farming », la ministre allemande de l’agriculture a fait publier en 2019 sa vision de l’agriculture en des termes compréhensibles par l’ensemble de ses concitoyens. Dès l’introduction, elle traite de façon objective et positive de « Pourquoi y-a-t-il de moins en moins de fermes ? » :  

« Grâce aux progrès techniques, le travail dans les fermes requiert maintenant une fraction de la force de travail précédente. Les fermiers ont été capables d’exploiter plus de terres et plus de troupeaux (…) Quand, quelques soient les raisons, les  fermiers jugent que leurs perspectives sont sombres, ils peuvent décider de renoncer à leurs fermes. Des exploitations agricoles orientées croissance reprennent les terres qui se libèrent et accroissent leur base de production. » 

Est-ce qu’en France, la brochure n'aurait pas commencé par « À cause des progrès techniques… » au lieu de "Grâce aux progès techniqiues...".    

Conclusion

Les entrepreneurs, chefs d’exploitation et investisseurs, qui mettent en jeu leur travail, leurs capitaux et leur avenir, sont mieux placés que l'administration et des commissions pour découvrir les structures optimales des exploitations agricoles, d’autant plus qu’elles évoluent très rapidement. Dans le secteur agricole comme dans tous les autres (ref : Cours de Philippe Aghion), il faut à la fois, libérer les agriculteurs de la sur-administration actuelle, ouvrir le secteur agricole aux nouveaux entrants et aux innovateurs, mais également mieux assurer leurs prises de risques.