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Laxisme ou discipline budgétaire : le cas de la CADES versus la Cour Constitutionnelle allemande

La discipline budgétaire en Allemagne s’agissant des fonds spéciaux a pour contrepoint une certaine flexibilité pour ne pas parler de laxisme budgétaire en France. La question du recyclage des crédits du fonds de crise en Allemagne vers le fonds climat en est l’illustration. En France, les fonds spéciaux abondent aussi, le frein à l’endettement n’existe pas et la CADES, fonds de défaisance de la dette sociale est désormais mis à contribution pour financer la dépendance… circulez, il n’y a rien à voir. On mesure l’écart abyssal qui existe entre la rigueur dans la gestion des finances publiques et leur contrôle entre les deux pays, ce qui malheureusement pourrait faire une victime involontaire collatérale pour cause d’Allemagne affaiblie, le Pacte de stabilité et de croissance actuellement en cours de négociation à Bruxelles et dont la négociation devrait s’achever le 8 décembre 2023. 

En Allemagne, le juge constitutionnel est garant de la sincérité budgétaire

La 2ème chambre constitutionnelle de Karlsruhe vient de rendre une décision historique qui complique la discussion budgétaire en Allemagne, le 15 novembre 2023 (2 BvF 1/22). Une décision qui a purement et simplement annulée la 2ème loi de finances rectificative pour 2021 allemande votée de manière rétroactive en 2022. Une loi de finances qui devait assurer la redirection de 60 milliards de crédits non consommés dédiés à la crise sanitaire au sein d’un fonds spécial dédié (sondervermoegen[1]) annexé au budget fédéral (fonds de stabilisation de l’économie) vers un autre destiné à la transition écologique (fonds climat et transformation). Une opération de compte à compte entre fonds spéciaux comme la France en réalise régulièrement. La coalition de Gauche (avec les libéraux et les verts) voulait aller vite afin de bénéficier de la suspension entre 2021 et 2024 du frein à l’endettement national (schuldenbremse) pour réaliser l’opération dans la mesure où les fonds spéciaux restent en dehors du périmètre de leur frein à l’endettement, ce qui pouvait s’apparenter à un recyclage de crédits budgétaires exceptionnels non consommés. Les juges constitutionnels en ont décidé autrement en estimant qu’il s’agissant d’un tour de passe-passe budgétaire en rappelant « qu’il n’est pas légal d’emprunter de l’argent pour une certaine cause, puis de l’utiliser ensuite pour un autre motif » et que l’usage des fonds spéciaux ne pouvait servir à contourner le frein à l’endettement sanctuarisant par ailleurs le principe d’annualité budgétaire « en vertu du principe d’annualité, les crédits ne peuvent être utilisés que jusqu’à la fin de l’exercice budgétaire[2] ». Ce jugement a eu des conséquences immédiates sur la coalition « feu tricolore » elles sont au nombre de quatre :

  1. Le gel des autorisations d’engagement le 20 novembre créditées au sein du fonds Climat. Le Gouvernement a fait savoir que « les engagements déjà pris ser[aient] honorés, mais [qu’]il ne sera pas possible d’en contracter de nouveaux » avec effet immédiat, afin d’éviter « de nouvelles charges anticipées sur les budgets à venir » s’agissant du fonds spécial climat (par ailleurs alimenté par le produit de la taxe carbone) qui permet de réduire également le prix de l’électricité (bouclier tarifaire), ainsi que la rénovation énergétique des bâtiments et le déploiement des bornes de recharges pour les véhicules électriques ;

  2. La clôture du fonds de stabilisation de l’économie permettant d’abriter les crédits affectés aux mesures exceptionnelles de crise. Celui-ci avait été réabondé en 2022 pour atténuer les prix de l’énergie et financer le « bouclier anti-inflation » jusqu’en 2024. Il est désormais suspendu même si 20 milliards d’euros encore présents n’ont pas été consommés. 

  3. La décision remet en cause plus largement l’usage des fonds spéciaux qui « débudgétisent » des dépenses publiques d’investissement qui ne sont pas concernées par le mécanisme du frein à l’endettement. Il risque désormais d’il y avoir des « rebudgétisations » obligatoires[3], ce qui vient de conduire à repousser l’activation du frein à l’endettement à 2024[4].

  4. Le Gouvernement allemand a donc dû trouver 17 milliards en urgence quitte à rogner sur les crédits de la transition écologique

En France, la souplesse est la règle, le cas de la CADES

La CADES, fonds de défaisance a été créée en 1995 afin d’y loger la reprise et l’amortissement de la dette sociale. Sa durée de vie initiale programmée pour 13 ans (2009) n’a eu de cesse de s’allonger à mesure que les déficits récurrents financés sous forme de dette à court termes par l’ACOSS étaient finalement repris par l’organisme par décision du Parlement à l’initiative de l’Exécutif en corrigeant à due concurrence les ressources affectées. Sa durée de vie est désormais portée jusqu’à 2033.

Petit historique de la CADES

Comme le rappelle le rapport d’Alain VASSELLE (9 avril 2003[5]), l’origine de la CADES (caisse d’amortissement de la dette sociale), il existe une dette de 16,7 milliards d’euros contractée par l’ACOSS auprès de la CdC (Caisse des dépôts et consignations). Intervenant en tant que garant de la sécurité sociale, l’Etat avait repris cette dette en 1994 afin de la consolider au sein de la dette de l’Etat. Le FSV fût créé (fonds de solidarité vieillesse) et doté d’une augmentation de CSG afin d’apurer progressivement cette dette. A charge pour lui de verser à l’Etat une somme cumulée sur 13 annuités de 12,5 milliards d’euros. 

La CADES fut créée afin de se substituer au FSV en reprenant à sa charge les versements au budget de l’Etat selon l’échéancier fixé et en ressource en lui ajoutant à une fraction de CSG le produit de la CRDS, lui permettant d’amortir la dette reprise et lui permettant de se financer elle-même sur les marchés afin de convertir de la dette à court terme en dette à moyen-long terme. 

La CADES est un démembrement de l’Etat en qualité d’établissement public administratif[6]. Ce dernier a été classé initialement par l’INSEE au sein des ODAC avant le passage à la base 2005 (référentiel comptable) en 2011. Depuis le PLF 2012, la CADES est désormais classée au sein des ASSO (administrations de sécurité sociale) dans la catégorie des fonds spéciaux[7]. Et la 1ère partie de la loi annuelle de financement de la sécurité sociale peut contenir facultativement « des mesures relatives à la CADES ou au fonds de réserve des retraites. [8]» Elle ne cessera plus ensuite de recevoir des dettes de la sécurité sociale, à mesure que les déficits de celles-ci deviendront cumulatifs et récurrents. La durée de vie de la Caisse est désormais 2033. 

Source : CADES (2023)

En 2017 le rapprochement opérationnel des équipes de la CADES avec l’Agence France Trésor a été décidé. « Depuis le 10 septembre 2018 des équipes de la CADES (…) ont été rassemblées à Bercy sur le même site que celles de l’AFT. » Mais « la CADES est maintenue en tant qu’entité indépendante afin de garantir l’effectivité du principe de cantonnement de la dette sociale » tandis que « les personnels dédiés à la gestion de la dette sociale et aux missions opérationnelles de la CADES sont mis à disposition de l’AFT.[9] »

Dans le cadre de la loi du 7 août 2020 et de la LFSS 2023, la France a décidé de réaffecter certaines ressources destinées à la CADES au financement de la dépendance[10]. En particulier la CADES perd une fraction de CSG (-0,15 point) à compter de 2024 qui ira désormais au financement à la CNSA qui en assure la préfiguration et le portage ainsi que -0,65 point en provenance du FRR (faute de ressources suffisantes). 

Cette ponction fragilise le financement de la CADES[11] en amoindrissant sa capacité d’amortissement tandis que dans le même temps les taux d’intérêts auxquels la caisse se refinance augmentent à cause de la hausse des taux directeurs de la BCE. Cet exemple montre qu’en France, l’affectation de recettes à un fonds spécial ou/et leur réaffectation ne pose aucun problème, même si cela augmente la durée d’amortissement dudit fonds.

Par ailleurs, le placement de la CADES au sein des ASSO (administrations de sécurité sociale) aboutit à modifier l’équilibre financier apparent de ce sous-secteur des administrations publiques. En effet, le solde de la CADES est strictement excédentaire. Par construction les règles de présentations comptables nationales considèrent[12] que la partie « dépense » (essentiellement dépenses d’amortissement) doit être interprétée comme une opération en capital et en conséquence ne pas apparaître comme une dépense publique en dehors du service de la dette reprise et/ou souscrite. N’apparaissent donc que les recettes affectées diminuées des charges d’endettement et des dépenses éventuelles assimilées. La présentation du solde des ASSO qui cumule des soldes de gestion d’administrations publiques avec celles de fonds spéciaux purement financiers est trompeuse.

D’ailleurs, comme on l’a relevé plus haut, le transfert fonctionnel des personnels de la CADES auprès de l’AFT en 2018 sans dissolution de la CADES elle-même a eu pour objectif comptable de ne surtout pas modifier le classement de la CADES en comptabilité nationale qui sinon aurait été rebudgétisée au niveau de l’Etat ou reclassée dans les ODAC comme dans la situation d’avant 2005. Un transfert à l’AFT de la gestion en direct de la dette sociale est pourtant toujours possible en vertu d’une disposition spécifique, l’article 5 II de l’ordonnance du 24 janvier 1996 relative au remboursement de la dette sociale, permettant de transmettre la gestion du refinancement de la CADES à France Trésor[13]. Une disposition qui aujourd’hui est effective opérationnellement, mais non juridiquement et à dessein. 

La CADES : une capacité de reprise ultime de 8,8 milliards d’euros pour 2024 et après ?

Lors de la présentation du bilan 2023 de la CADES, son président Jean-Louis Rey a prévenu que la capacité de reprise de 136 milliards d’euros de son institution définie en août 2020 sera totalement utilisée en 2024. Or les déficits cumulés de la branche maladie (-9,5 milliards d’euros) et de l’assurance vieillesse (-0,5 milliards d’euros) fin 2023 devraient être repris pour un total de 10 milliards. Sur ces montants la CADES devrait donc reprendre 8,8 milliards d’euros sans autorisation législative (et recettes affectées) supplémentaire tandis que le reliquat de 1,2 milliard d’euros resteraient portés par l’URSSAF Caisse Nationale (et financé à court terme donc cher, à cause de l’inversion provisoire de la courbe des taux, ce qui pourrait la rendre plus vulnérable). 

Mais les nuages s’amoncellent, puisque s’agissant de la CNRACL, le déficit anticipé pour 2024 pourrait atteindre les 10 milliards d’euros après 7,5 milliards en 2023. Rien n’est fait pour améliorer cette situation notamment l’augmentation des cotisations à cause du volet FPH des souscripteurs, ce qui aboutirait à enfoncer l’ONDAM hospitalier et médico-social. Enfin plus globalement le déficit de la sécurité sociale dans son ensemble devrait atteindre 17,7 milliards d’euros en 2027, sans que la méthode de reprise de ses déficits ne soit actuellement explicitée. Rappelons par ailleurs que toute reprise par la CADES des déficits accumulés par la sécurité sociale suppose de déployer une trajectoire de redressement crédible des comptes sociaux (au 1er chef de l’Assurance-maladie). Passer outre risquerait d’être sanctionné par le Conseil constitutionnel (voir ses décisions de 2005 et 2011 en la matière). Il y a sans doute des marges à aller chercher à très court terme du côté de l’amortissement anticipé de la dette portée par la CADES et par la mobilisation du FRR… mais guère plus. 

Très concrètement, l’objectif d’amortissement de la CADES pour 2024 s’établit à 16 milliards d’euros et la reprise des 8,8 milliards constituera le dernier volet autorisé du plan de 136 milliards de 2020 après 20 milliards au second semestre 2020, 40 milliards en 2021, 40 milliards en 2022, 27,2 milliards en 2023. Fin 2023 242,6 milliards de dette sociale auront été amortis sur les 387,7 milliards repris depuis sa création, soit un encours à amortir de 145,1 milliards d’ici 2033, date limite des maturités auxquelles elle peut se refinancer. 

Les difficultés allemandes risquent d’aboutir à un PSC européen trop laxiste

Différences de cultures politiques : alors qu’en Allemagne la Cour constitutionnelle fédérale oblige à la « rebudgétisation » de transferts de crédits de fonds spécial à fonds spécial car la pratique aboutirait à contourner le frein à l’endettement (pourtant suspendu) lors de sa réactivation, en France, nous autorisons parfaitement la CADES à rallonger sa durée d’amortissement en détournant partiellement une de ces recettes affectées à un autre objet (financer la 5ème branche de la sécurité sociale, la dépendance). Deux cultures, deux méthodes… qui en disent long sur l’écart de santé financière entre les deux pays[14]ce qui milite pour la mise en place en France d’un frein à l’endettement comme en Allemagne et d’un « encadrement par une loi plus sérieuse et qui permette au conseil constitutionnel de censurer le gouvernement » (Wyplosz) (à l’instar d’ailleurs de la Suisse au niveau constitutionnel et de la Suède au niveau législatif).  

Mais le plus dur pour la France serait que la rénovation du PSC européen (pacte de stabilité et de croissance) devienne plus laxiste que la réforme envisagée initialement par la Commission européenne[15] à cause de la faiblesse interne conjoncturelle de l’Allemagne. Il s’agit d’un risque réel puisque les négociations doivent s’achever le 8 décembre[16]. Plusieurs points d’attention méritent d’être posés :

  • Eviter un tropisme trop laxiste en matière d’investissement notamment dans la transition écologique, qui pourrait fonder un consensus entre l’Allemagne (désormais incapable de se financer par ses fonds spéciaux) et la France ; car cela aurait immédiatement des conséquences sur la dette et repousserait en France la volonté de se désendetter ;

  • Préserver les dépenses de défense qui pourraient être exclues au moins partiellement de la règle de dépenses ;

  • Inclure la charge de la dette dans la norme de dépenses dans la mesure où même si les états n’ont pas la main dessus, l’envolée de celle-ci devrait faire office de corde de rappel des marchés sur les gestionnaires publics (ce qui initialement a été la justification du recours au financement de la dette par les investisseurs privés) ;

  • Mettre en place des « benchmarks » permettant aux états de se comparer et aux citoyens de mesurer « leurs performances ». 

Conclusion

La comparaison France/Allemagne du « bon usage des fonds spéciaux » est éclairante sur la rigueur constitutionnelle Outre-Rhin possible grâce au frein à l’endettement et la désinvolture Française concernant notamment la CADES. Cette caisse de défaisance qui devrait être sanctuarisée dans ses recettes comme dans ses ressources, voit désormais ses recettes amputées pour aller financer d’autres dépenses (la 5ème branche de la sécurité sociale – dépendance). Par ailleurs nous avons pu montrer que le rapprochement de comptes spéciaux financiers et des comptes de gestion des administrations de sécurité sociale est insincère parce qu’il cumule des dépenses de fonctionnement et d’investissement annuels et des comptes de capitaux pluriannuels jouissant d’un traitement comptable asymétrique entre recettes et dépenses. Alors même que la fusion « opérationnelle » est déjà réalisée depuis 2018 entre les équipes de la CADES et celles de l’AFT, il faudrait aller jusqu’au bout et reclassifier la CADES au sein des ODAC voir la rebudgétiser. Peut-être à la faveur d’un nouveau référentiel de comptabilité publique qui devrait intervenir dans les années à venir. Il en va d’une présentation sincère et réaliste de nos comptes publics et significativement de celle des ASSO. 


[1] Voir le rapport de la Cour des comptes Allemande (Bundesrechnungshof), 25 août 2023, https://www.bundesrechnungshof.de/SharedDocs/Downloads/DE/Berichte/2023/sondervermoegen-volltext.html 

[2] https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/11/15/en-allemagne-la-cour-constitutionnelle-rappelle-berlin-a-l-ordre-en-matiere-budgetaire_6200279_3234.html 

[3] https://www.lemonde.fr/international/article/2023/11/22/en-allemagne-l-impasse-budgetaire-grippe-la-coalition_6201663_3210.html 

[4] https://www.lesechos.fr/monde/europe/dos-au-mur-lallemagne-va-lever-son-frein-a-lendettement-2031161 

[5] https://www.senat.fr/rap/r02-248/r02-2485.html 

[6] Voir par exemple rapport financier de la CADES 2021 p.7 https://www.cades.fr/pdf/rapportactivite/rapport_financier_2021.pdf#page=7 

[7] Voir par exemple RESF 2023 p.175 note n°1 : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/149b902e-98a5-4d0d-b927-f9a7cb54121e/files/182ec7de-36c8-44ce-b923-8509fda98410#page=175 

[8] Rapport du sénateur VASSELLE lors du PLOLFSS, p.33 https://www.senat.fr/rap/l04-252/l04-2521.pdf#page=33

[9] https://www.cades.fr/fr/a-propos/gouvernance 

[10] Une perspective de la dépendance qui pourrait également dégrader les comptes de l’Etat si l’APA devait s’adapter au virage « domiciliaire » d’ici 2030, voir IPP, note IPP n°96, novembre 2023, https://www.ipp.eu/actualites/perte-dautonomie-des-personnesagees-quels-besoins-et-quels-couts-pouraccompagner-le-virage-domiciliaire/ 

[11] Voir Sénat PLFSS 2024, rapport pour avis de M. Vincent DELAHAYE, p.31 https://www.senat.fr/rap/a23-080/a23-0801.pdf#page=31

[12] INSEE, https://www.insee.fr/fr/statistiques/fichier/6793622/t_3108_notice.pdf 

[13] https://www.ifrap.org/budget-et-fiscalite/transmettre-la-gestion-de-la-dette-sociale-france-tresor 

[14] Voir par exemple, Charles Wyplosz, Discipline budgétaire : une leçon allemande, Télos, 24 novembre 2023. https://www.telos-eu.com/fr/economie/discipline-budgetaire-une-lecon-allemande.html 

[15] https://www.euractiv.fr/section/economie/news/regles-budgetaires-des-avancees-du-flou-et-des-questions-sans-reponses/

[16] https://www.lesechos.fr/monde/europe/pacte-de-stabilite-les-vingt-sept-entrent-dans-la-derniere-ligne-droite-2031488