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Résoudre le problème des taxis à Paris

Les chauffeurs des taxis de Paris remporteront-ils la palme du plus mauvais accueil fait aux touristes ? Et combien de temps encore les Parisiens et leurs visiteurs vont-ils se trouver confrontés au cauchemar de la recherche d'un taxi ? Cécile Duflot, en charge du Gand Paris, sera peut-être tentée de rouvrir un jour ce dossier épineux sur lequel s'était déjà penchée la commission Attali en 2008. Quelques éléments pour comprendre un système devenu un véritable casse-tête.

Des disparités de statuts

Sur les 17.000 taxis parisiens recensés en 2008, on comptait près de 8.000 véhicules conduits par des artisans. Sur les 9.000 licences restantes, 7.500 étaient confiées à des locataires et 1.500 à des salariés. Depuis cette date, le nombre d'artisans a sensiblement augmenté.

Au printemps 2012 une licence d'artisan valait environ 240.000 euros à Paris. Le marché de la revente étant libre, ce prix correspond à une réalité économique : celle d'un revenu brut mensuel se situant, selon le nombre de jours travaillés, entre 3.500 et 5.000 euros, voire plus pour ceux qui se consacrent exclusivement à une clientèle d'entreprises et à des trajets vers les aéroports. En faisant abstraction des contraintes d'horaires, le métier d'artisan taxi est donc très attractif. C'est pourquoi les banques accordent facilement des crédits pour l'acquisition des licences. Le revenu d'un locataire est légèrement inférieur à celui d'un artisan, le prix de la location du taxi (4.000 euros par mois environ pour un véhicule modeste) se substituant à l'amortissement du véhicule et de la licence.

Les chauffeurs salariés, quant à eux, sont souvent des nouveaux venus dans la profession, ou des chauffeurs âgés lassés de travailler 7 jours sur 7. La convention collective fixe une limite officielle de 6h40 de travail par jour, avec 2 jours de repos tous les six jours. Le revenu des chauffeurs s'en ressent, puisque leur salaire varie entre 1.500 et 2.200 euros brut par mois, heures supplémentaires comprises. Le travail est organisé « en doublage », avec un chauffeur de jour et un chauffeur de nuit. Les taxis exploités de cette façon peuvent en pratique tourner 24h sur 24, comme à New-York ou ailleurs. C'est le mode d'exploitation le plus favorable aux usagers.

En 2001, les chauffeurs salariés représentaient plus de 20% de la profession, aujourd'hui à peine 10%. Le montant des charges sociales, la loi sur les 35 heures, les divers seuils sociaux, les visites de l'inspection du travail, les contrôles URSSAF et fiscaux, l'action des syndicats et la distribution de licences gratuites aux artisans, ont peu à peu éloigné les entreprises du salariat. Elles préfèrent désormais louer leurs taxis.

Par rapport à d'autres grandes villes, Paris manque de taxis, mais surtout de véhicules de location avec chauffeur.

Richard Darbéra, chercheur au CNRS, a mené une étude sur les taxis [1], suite au rapport Attali de 2008. Les statistiques sont claires : « À Londres, il y a 25.000 chauffeurs de taxis et un peu plus de 44.000 chauffeurs de « minicabs » qui travaillent dans plus de 2.000 entreprises de petite remise. À New York, les chiffres sont comparables : 45.000 chauffeurs de taxis et 53.000 chauffeurs de « liveries » affiliés à 950 centraux téléphoniques. À Paris, il n'y avait en 2008 que 17.000 chauffeurs de taxis… Pour 1.000 habitants, il n'y a que 3 chauffeurs de taxis et de VPR à Paris, 9 à Londres et 12 à New York, soit quatre fois plus qu'à Paris. »

Cette pénurie de véhicules est encore aggravée par la pratique des « coupures » qui diminue fortement le nombre de taxis disponibles en fonction des tranches horaires :

«  Les chauffeurs indépendants, qu'ils soient artisans ou locataires, peuvent découper leur journée en tranches en utilisant ce qu'on appelle les « coupures ». Ils concentrent donc leur activité lors des meilleures périodes, celles ou la circulation est fluide, celles des départs vers les aéroports, celles des déplacements d'hommes d'affaires. Aux heures de pointe, plutôt que de perdre leur temps dans la circulation, ils déclenchent une coupure. Beaucoup en profitent pour se reposer hors des stations en attendant un appel intéressant du central. Le nombre de taxis disponibles dans Paris aux alentours de 8h du matin et de 19h le soir est ainsi diminué d'un bon tiers. En fait, si l'on voulait risquer une comparaison avec le transport aérien, tout se passe comme si les pilotes de ligne étaient propriétaires de leurs avions et décidaient de leurs propres horaires et de leurs destinations [2]. »

Voici le décompte partiel enregistré en 2006 par la Préfecture de Police :

Les propositions Attali en 2008 : une réforme inadaptée

Forte de ce constat, la Commission pour la Libération de la Croissance Française, organisme de réflexion de 42 membres présidé par Jacques Attali, s'était livrée à une analyse de la question. Le rapport Attali préconisait en particulier de libérer la « petite remise » : ces véhicules loués avec chauffeur dont les tarifs sont libres, mais qui n'ont pas le droit de prendre les clients qui les hèlent dans la rue.

Après une valse-hésitation de l'administration et malgré les réticences de la profession, la gestion des véhicules de petite remise a été retirée au Ministère de l'Intérieur pour être confiée en janvier 2011 à Atout France, agence publique et opérateur unique de l'État en matière de tourisme. Depuis cette date le nombre de ces véhicules de location avec chauffeur est en pleine expansion.

La commission préconisait également la distribution gratuite sur deux ans de licences incessibles aux chauffeurs qui étaient sur la liste d'attente depuis 2007 (décision 211). À Paris, la distribution gratuite de 2000 licences de taxi a débuté au rythme moyen de 300 à 400 par an. Mais cette mesure consistant à donner des licences gratuites s'est avérée être l'erreur majeure de la réforme. Au mépris de toutes les règles concernant la concurrence, les entreprises de taxi ont été exclues de la distribution. Les licences ont été données aux chauffeurs de taxis par ordre d'ancienneté, donc aux plus âgés.

En recevant ce cadeau à 65 ans et parfois plus, des salariés ou des locataires sur le point de partir à la retraite ont prolongé artificiellement leur activité, la plupart de façon peu dynamique, très souvent à mi-temps. La délivrance des cartes professionnelles (« le permis taxi ») aux nouveaux chauffeurs par la Préfecture ne s'effectuant pas au même rythme que la distribution des licences, les entreprises privées de personnel ont dû immobiliser une partie de leurs véhicules faute de pouvoir les remplacer. Des artisans, qui vivaient déjà très bien avec une première licence, en ont reçu une seconde. Ne pouvant se dédoubler, ils ont loué leur licence initiale à des chauffeurs qui travaillaient dans les entreprises, dans un processus de surenchère à la baisse que ces dernières n'ont pas pu suivre.

Le résultat de ce bouleversement n'est pas encore définitivement connu, mais le bénéfice pour les utilisateurs n'apparaît pas clairement. Pour les petites sociétés de taxis, ce fut un désastre. Beaucoup d'entre elles, écœurées, ont fermé et vendu leurs licences à la découpe. Cela n'a cependant pas suffi pour faire baisser le prix des licences parisiennes.

Conclusion

Pour sortir de cette situation, il faudrait une réelle prise de conscience des hommes politiques en charge du dossier. Nous en sommes loin. Un député de Paris, informé de la disparition d'une centaine de licences d'entreprises par an, nous a répondu qu'il n'y avait « aucune raison de favoriser les entreprises par rapport aux artisans » et qu'il convenait de ne rien faire.

Il serait pourtant judicieux de rééquilibrer la profession en distribuant désormais les licences gratuites exclusivement aux entreprises qui pratiquent salariat-doublage, jusqu'à obtenir l'égalité entre populations de chauffeurs salariés et chauffeurs indépendants. A noter que cela permettrait l'embauche de centaines de chômeurs, en particulier dans les banlieues proches de Paris. Mais la Fédération Nationale des Artisans Taxis ne l'acceptera probablement jamais. Pour les artisans, il s'agit d'un casus belli qui pourrait les conduire à bloquer tout Paris.

Il serait aussi astucieux de diluer géographiquement l'offre en rapprochant les taxis de leurs clients. Pour cela, on pourrait envisager de supprimer l'ensemble des stations, trop souvent mal situées, en réservant aux taxis une place au pied de chaque feu rouge. Il y a actuellement 450 stations à Paris pour environ 3.600 places. Il y a 14.000 feux tricolores à Paris, dont une bonne moitié serait utilisable.

Mais pour l'usager la recherche d'un taxi se fera probablement de façon très différente à l'avenir. Des applications sur téléphones portables permettent déjà de choisir sur un plan le taxi le plus proche, sans passer par aucune centrale de réservation, le dialogue avec le chauffeur s'établissant directement de smartphone à smartphone. C'est l'espoir que peuvent formuler les Parisiens… pour autant que les pouvoirs publics n'interviennent pas, là encore, à contretemps.

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Les effets pervers de la réglementation des tarifs à Paris

Les tarifs des taxis parisiens sont décidés chaque année par la Préfecture de Police avec l'accord du ministère des Finances, après une consultation purement formelle des syndicats. Cependant, la structure même de ces tarifs contribue au déséquilibre entre l'offre et la demande. Il existe 3 tarifs de base (A, B et C) applicables en fonction de l'heure et de la zone dans laquelle se déroule la course. Ils se combinent à 3 tarifs horaires, la bascule se faisant automatiquement en fonction de la vitesse du véhicule. A Paris dans la journée, la vitesse de conjonction au tarif A est d'environ 32km/h. Le soir après 19h ou le matin avant 10h, sur les autoroutes qui mènent aux aéroports, la vitesse de conjonction au tarif C est de 22 km/h. En clair cela signifie qu'un chauffeur qui se limiterait à desservir Paris ou la proche banlieue ne gagnerait pas sa vie. La vitesse moyenne de la circulation étant inférieure à 30km/h, le tarif applicable est toujours le tarif horaire A, soit environ 30 euros de l'heure. Toutes charges payées, il lui resterait à peine le SMIC.

En revanche lors d'une desserte d'aéroport le matin ou le soir, la vitesse moyenne monte à 70 km/h, et le tarif applicable est le tarif kilométrique C, soit environ 1,50 euro du km. La recette passe alors à 105 euros de l'heure, soit plus du triple de la recette horaire précédente. Effectuer au moins une desserte journalière d'aéroport est donc vital pour les chauffeurs. Les pouvoirs publics sont bien conscients de cette situation, mais refusent de la faire évoluer. En effet les aéroports parisiens ont été conçus dès l'origine sans desserte ferroviaire directe. Mais les voyageurs japonais ou américains n'apprécient guère les arrêts du RER dans toutes les gares de Seine Saint-Denis ! Inciter les taxis à venir dans les aéroports pour maintenir la liaison avec la capitale reste un impératif économique majeur, quitte à sacrifier la desserte du centre-ville. On continuera donc longtemps à rechercher des taxis à Paris au petit matin, au moment même où plus d'un millier d'entre eux stationnent dans les réserves d'Orly ou de Roissy, en particulier dans la fameuse « base arrière » de ce dernier aéroport.

Une solution pour sortir du blocage actuel consisterait à établir un mode de tarification cohérent avec les buts recherchés. Un doublement de l'ensemble des tarifs horaires serait nécessaire. Cette hausse serait compensée pour le consommateur par une baisse des tarifs kilométriques banlieue. Le tarif kilométrique intra-muros actuel resterait inchangé.)]

[1] Darbéra, Richard “Rapport Attali : les craintes des taxis étaient-elles fondées ?”, Transport, n° 448, mars-avril 2008, pp. 86-91 http://halshs.archives-ouvertes.fr/...

[2] Ibid.