Actualité

Cour des comptes : réformer les SEM d’urgence

Dans une note récente, nous avions exposé les ambigüités soulevées par l’adoption par le Parlement d’une proposition de loi devenue depuis la loi n°2019-463 du 17 mai 2019 tendant à sécuriser l’actionnariat des entreprises publiques locales. Celle-ci conduisant à leur faire supporter « des risques financiers induits par des activités n’entrant pas dans le champ de leurs compétences. » La Cour des comptes dans un rapport au Parlement très récent (27 mai 2019) s’attache à une analyse poussée de la gestion des société d'économie mixte (SEM) et conclut à un manque criant d’informations statistiques à leur égard, de pratiques de gestion en désaccord avec leur vocation d’origine et le code de commerce, un déficit de recoupement des mécanismes de contrôle (portés par les commissaires aux comptes, mais aussi les préfets et les chambres régionales des comptes), une pratique de filialisation et de prises de participation qui aboutissent à faire porter des risques financiers parfois exorbitants aux collectivités ou groupements par rapport au montant de leurs participations. Enfin, des structures juridiques en délicatesse par rapport au droit communautaire. Il s’agit malheureusement du « énième » constat formulé sur le sujet, après le dernier référé de la Cour des comptes relatif aux insuffisances du cadre juridique et comptable des entreprises publiques locales (15 juin 2017) et la revue des dépenses de 2017 de l’IGA/CGEF (contrôle général économique et financier) relative à la maîtrise des risques par les entreprises publiques locales. Il semble que sans volontarisme politique suffisant, l’entreprise de réforme et de sécurisation soit difficilement engagée.

Le poids des SEM dans l’ensemble des EPL

 

Nombre (2018)

Chiffre d'affaires (Mds €)

Emplois

Entreprises publiques locales (EPL) dont:

1300

13,9

65300

Société d'économie mixte (SEM)

925

11,6

53447

Sociétés publiques locales et autres*

375

2,3

11853

Sources : Cour des comptes, note de lecture : * 359 SPL et 16 SEMOP (sociétés d’économie mixte à opération unique).

Les SEM, une galaxie en état de complexification croissante 

La Cour des comptes fait tout d’abord le constat d’une évolution très sensible des missions des SEM par rapport à leur vocation d’origine : « Depuis 1983, le législateur a strictement encadré l’objet social d’une SEM en n’autorisant leur création que (…) pour la réalisation d’opérations limitativement énumérées. » Pourtant, progressivement, « la dynamique de développement des SEM les a éloignées de leur finalité d’origine et les a conduites à intervenir de manière croissante comme des opérateurs privés. » Réalisant des opérations pour compte propre, pour des tiers (non-actionnaires), ou au-delà de leur ressort territorial théorique. Afin de se donner des latitudes supplémentaires, les SEM n’ont pas hésité à créer des filiales et à prendre des participations minoritaires dans des sociétés commerciales de droit commun, voire multipliant les participations croisées. Quelques statistiques : près de 300 SEM disposent au moins d’une filiale (301 identifiées) et multiplient les prises de participation (429 recensées).

La situation est par ailleurs compliquée par la pluriactivité de certaines SEM (67% d’entre elles) sachant que 47% d’entre elles exercent 3 activités ou plus. Ainsi que par un actionnariat lui-même très intriqué (40% des entreprises publiques locales réunissent plusieurs niveaux de collectivités ou de groupements d’actionnaires).

Les points faibles identifiés par la Cour des comptes

  1. L’absence d’un outil statistique exhaustif et indépendant : en dehors de la FEPL (fédération des entreprises publiques locales), et alors que les rapports de 2017 (Cour des comptes, IGA/CGEF) « convergeaient pour souligner la faiblesse des données concernant les SEM », « les SEM sont suivies au titre des sociétés anonymes, mais ne sont pas identifiées en tant que catégorie propre à l’économie mixte locale. » Par ailleurs, « le montant agrégé des participations des collectivités ou groupements au capital des SEM (…) n’est pas disponible. » Même chose s’agissant du « montant de la dette portée par les SEM. » ;
  2. Il n’existe par ailleurs aucun outil pertinent de cartographie des risques financiers : les pouvoirs publics ne disposent pas de statistiques consolidées relatives aux défaillances financières ou aux liquidations des SEM, ni sur les pertes subies par leurs actionnaires (publics comme privés) ;
  3. Risques de contournement des normes imposées aux SEM : il en existe plusieurs :
    1. Déconsolidation de certaines dépenses et de l’endettement (risque bien identifié dans le cadre des contrats de contractualisation avec l’exclusion des budgets annexes) ;
    2. Sous-estimation des risques de contrepartie pour les collectivités concernées (en tant qu’actionnaire ou comme garant d’emprunt) ;
    3. Développement d’activité pour compte propre sans en informer efficacement les collectivités actionnaires ;
    4. Risques encourus par les élus participant aux instances de gouvernance des filiales.
  4. Des mécanismes de contrôles défaillants car non recoupés/sanctionnés :
    1. L'absence de transmission au préfet des actes n’est pas sanctionnée par la loi ; par ailleurs lorsqu’une telle transmission existe, elle est limitée par la loi, elle est limitée au seuls comptes sociaux sans inclure ceux des filiales ; enfin le contrôle de légalité et le contrôle budgétaire est parfois sous-traité par convention avec les DR/DGFiP compétentes sans systématicité (9 occurrences signalées) ;
    2. Des risques légaux pour certains actes en l’absence d’accord préalable des assemblées délibérantes : c’est typiquement le cas en matière de rémunération ou de prise de participation dans des entreprises commerciales tiers (mais pas en cas de sous-filialisation ou de rémunération au sein des filiales commerciales) ;
    3. Pas d’obligation pour l’exécutif des collectivités locales de porter à la connaissance des organes délibérants les observations des chambres régionales des comptes s’agissant des SEM ;
    4. Les contrôles des commissaires aux comptes sont insuffisants : en ce qu’ils ne sont pas suffisamment adaptés à la gestion des SEM, et qu’il n’y a aucune obligation croisée d’informer le préfet ou la Chambres régionale des comptes compétentes des irrégularités que par ailleurs il doit signaler au Procureur de la République ou au tribunal de commerce.

Une opacité institutionnalisée en matière de rémunération des dirigeants non élus

Les collectivités actionnaires ne disposent d’aucun pouvoir de contrôle des rémunérations des dirigeants non élus de SEM. Par ailleurs, il est de pratique courante de détacher du personnel territorial statutaire dans des emplois contractuels de direction ou de mandataire social. Il en résulte que l’impétrant jouit « du meilleur des deux mondes » :

  • D’une part des dispositions de droit commun attachées à l’application du droit contractuel : avantages et émoluments liés aux nouvelles fonctions, couverture des risques de révocation avec ouverture de droit à un régime d’indemnisation ou au bénéfice de l’assurance chômage ;
  • D’autre part, le fonctionnaire détaché jouit toujours en pratique de la garantie de l’emploi. Toute prime pour rupture de contrat est donc sans objet puisqu’elle ne répond pas à un vrai risque de « précarité » de l’impétrant qui, « licencié », sera reclassé dans les cadres de sa collectivité d’origine.

Enfin, contrairement aux dirigeants d’entreprises publiques couvertes par le décret n°53-707 du 9 août 1953, leurs homologues locaux ne sont pas concernés par le plafonnement de leurs rémunérations à un maximum de 450.000 euros/an.

Dans ces conditions, la rémunération des fonctionnaires territoriaux en fin de carrière, latéralisés dans des SEM et mieux encore dans leurs filiales, permet de leur accorder des rémunérations dont les niveaux dépassent en pratique de beaucoup celles qu’ils devraient percevoir selon les grilles indiciaires et les régimes indemnitaires de la fonction publique territoriale.

Une instabilité juridique des SEM qui n’a en rien été amoindrie par la loi du 17 mai 2019

On l’a vu en introduction, la loi votée le 17 mai 2019 visait à casser en urgence la jurisprudence concernant l’objet social des SPL (sociétés publiques locales) et des SEM (sociétés d’économie mixte) du Conseil d’Etat (décision du 14 novembre 2018 SEREMAP), accusée de fragiliser les SEM en situation de pluriactivité et à capital détenu simultanément par plusieurs niveaux de collectivités ou de groupements actionnaires. La réponse des parlementaires consistant à dissocier la participation des collectivités au capital des SEM de leurs compétences et des moyens dont elles disposent pour les exercer[1], n’aura abouti qu’à leur faire porter « des risques financiers induits par des activités n’entrant pas dans le champ de leurs compétences. »

Mais outre que la loi enfonce la rationalisation des compétences impulsée par la NOTRE, elle ne stabilise pas mieux sur le plan juridique la situation des SEM. En effet, le droit européen envisage les relations financières entre les collectivités et les SEM comme devant respecter la réglementaire européenne en matière d’aides d’Etat. En conséquence de quoi leurs participations financières au sein des SEM doivent être considérées comme des participations au sein d’entreprises strictement commerciales et donc être assimilées à celles d’un investisseur avisé. Les SEM perdent donc du point de vue européen leur statut de quasi-régie. Elles tombent alors sous le régime des PPPI (partenariats public-privé institutionnalisés) qui oblige à une sélection du partenaire privé dans le cadre d’une procédure transparente et concurrentielle.

Pour y échapper, les actionnaires aux côtés des collectivités ne doivent fournir ni moyens (autres que capitalistiques) ni prestations. Donc se révéler parfaitement passifs. Si au contraire ils se révèlent actifs, ils obligent à ouvrir des procédures de mise en concurrence, qui la plupart du temps se révèlent purement formelles (et donc susceptibles d’être attaquées pour fictivité).

La Cour des comptes en arrive donc à la conclusion que pour « sécuriser » certaines SEM, il vaudrait mieux « convertir » certaines SEM en SPL ou en SEMOP : elles peuvent échapper au droit de la concurrence (SPL), ou une mise en concurrence unique pour les SEMOP (opération unique). Ainsi les SEM concernées pourraient plus sereinement exercer des activités « en quasi-régie » et pour les SEMOP permettre aux collectivités de rester minoritaires (l’actionnariat privé pouvant monter à 67% contre 49% pour les SEM).

Conclusion

On le voit, la question des SEM constitue un terrain particulièrement « miné ». La modification du statut juridique des EPL permet de « stabiliser » l’actionnariat public et de préserver l’enchevêtrement des compétences, mais elle a pour contrepartie de multiplier les risques financiers induits pour les collectivités actionnaires (endettement, apports en compte courant, garantie). Par ailleurs le droit européen vient rappeler au législateur français que même avec un actionnariat stabilisé, les risques de requalifier « en aides d’Etat » des pratiques de « sauvetage » sauvage des SEM n’est pas à exclure, en particulier lorsque les actionnaires s’estiment se trouver en quasi-régies, en ne se comportant pas en investisseurs avisés. Inversement, le caractère « commercial », filialisé, voire sous-filialisé de certaines SEM, se réalise dans la plus grande opacité, qu’il s’agisse du suivi de la gestion de ces entités par les organes délibérants des collectivités actionnaires, ou des rémunérations de leurs dirigeants (souvent fonctionnaires détachés). Le besoin de transparence est donc particulièrement saillant. Les 9 propositions formulées par la Cour n’y suffiront pas si la volonté politique ne suit pas. En son absence ce sera sans doute au juge européen de rappeler la France à ses obligations en la matière. Nous voudrions également ajouter trois propositions qui ne figurent pas explicitement dans les recommandations de la Cour des comptes :

  • Mettre en place une obligation d’option en cas de détachement de fonctionnaires dans des emplois contractuels de direction ou d’encadrement pour la radiation du statut de la fonction publique. Bien évidemment cette proposition pourrait être graduée (avec par exemple dans un premier temps la suppression de tous les avantages extracontractuels liés à la précarité de l’emploi en question (primes de départs, etc.) ;
  • Engager la responsabilité pécuniaire des exécutifs locaux lorsque des pratiques augmentent les engagements financiers de la collectivité ou portent atteinte à sa transparence financière sans en informer les organes délibératifs (une amende administrative pourrait être prononcée par l’autorité préfectorale après avis de la chambre territoriale/régionale des comptes compétente). Cela pourrait prendre la forme, comme en Italie, de retenue sur rémunération des élus concernés ;
  • Enfin, tenir compte des éléments mis en évidence par la Cour des comptes pour rectifier lors d’une prochaine révision des pactes financiers contractualisés entre l’Etat et les collectivités territoriales, afin d’inclure a minima l’ensembles des budgets annexes au sein du périmètre de contractualisation et a maxima en tenant compte des engagements indirects financiers souscrits au travers des SEM et des SPL en tant que garants en dernier ressort.

[1] Chaque collectivité actionnaire ne devant exercer qu’au moins une compétence définie dans l’objet social de l’entreprise publique locale, et non plus de l’ensemble des compétences de l’objet social (position stricte) imposées par la jurisprudence.