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Muscler la réforme de l'Ena

Après la suppression du classement de sortie

Supprimer le classement de sortie de l'ENA est une très bonne intention du gouvernement dont nous saluons la volonté de faire entrer la «  procédure d'affectation dans la haute fonction publique » dans une logique «  digne du XXIème siècle ». La suppression du classement de sortie de l'ENA permettra aux employeurs de l'administration de choisir le profil et les compétences de leurs recrues issues de cette école, contrairement à la situation actuelle, qui veut que les énarques les mieux classés choisissent un corps en fonction de leur rang de sortie.

Cet article a été publié dans l'hebdomadaire
Valeurs Actuelles
du 5 mars 2009

En revanche, cela ne changera rien au problème non moins important dit de l' «  entrée directe ». Tous les ans, environ 10 à 15 énarques sont concernés par l'entrée directe dans les « grands corps » (inspection générale des finances (IGF), Conseil d'État, Cour des comptes- ainsi que d'autres corps de contrôle comme l'IGAS (inspection générale des affaires sociales) et l'IGA (inspection générale de l'administration)). Il y a tout lieu de croire que l'accès à l'IGF, au Conseil d'État et à la Cour des comptes restera largement pourvu par de jeunes énarques étiquetés, pour le restant de leur carrière, comme des «  génies infaillibles ».

Une préoccupation pour les grands corps est que rares sont les jeunes énarques qui choisissent de rester dans les grands corps plus de quelques années, y étant entrés plus pour des raisons de prestige et de carrière que par intérêt pour l'activité du corps lui-même [1]. Résultat : les corps de contrôle sont en grande partie vidés de leurs effectifs. 50 % de leurs brillantes recrues manquent à l'appel à la Cour des comptes et près de 80 % à l'Inspection des finances. Ce système de promotion est moins un mécanisme pour enrichir la haute fonction publique qu'un mécanisme pour la vider du sens de l'intérêt général au profit de l'intérêt personnel.

Même si une partie des inégalités est assise sur le classement et va disparaître avec lui, une fraction de point faisant la différence entre une carrière prestigieuse dans les grands corps ou obscure dans une petite administration, les inégalités risquent de perdurer au niveau de l'entrée dans les grands corps pour laquelle tout se jouera toujours forcément sur une question de notation. Supprimer le classement mais garder l'entrée directe dans les grands corps, c'est garantir que l'ENA continuera non pas à éduquer, mais à classer comme le notait la promotion Senghor.

L'iFRAP propose que le recrutement au Conseil d'État, la Cour des comptes l'IGF, l'IGAS et l'IGA devienne semblable à celui de la Cour de cassation : les nouvelles recrues y entreraient en fin ou en milieu de carrière et non plus dès la sortie de leur école. Dans ce cadre général, rien n'empêche que, pour une part substantielle, les effectifs du Conseil d'État, de la Cour des comptes, de l'IGF et des autres corps de contrôle restent constitués, par détachement ou par promotion interne, de fonctionnaires issus de l'ENA, tels que des administrateurs civils, des conseillers de tribunal administratif, des conseillers de chambre régionale des comptes, etc. Mais cela ne se produirait qu'après une période d'activité d'au moins cinq à dix ans, cruciale pour vérifier « sur le terrain » le professionnalisme de ces énarques et leur adaptation aux fonctions supérieures juridictionnelles et de contrôle. Et cela renforcerait les perspectives d'avenir pour les administrateurs civils qui, à l'heure actuelle, savent la plupart de leurs perspectives bouchées par les grands corps.

La suppression du classement de sortie impose, en outre, que la procédure de recrutement des jeunes énarques par leurs employeurs publics soit rendue la plus transparente possible. Elle pourrait comporter notamment des tests d'aptitude, des entretiens avec des professionnels du recrutement et un entretien final par un comité de sélection qui devrait, lui aussi, comprendre de tels spécialistes parmi ses membres. La fonction publique française pourrait utilement s'inspirer des pratiques en vigueur dans beaucoup d'autres pays.

En clair, il ne suffira pas de transformer le classement de sortie de l'ENA en une liste d'aptitude dans laquelle les grands corps pourront « piocher » les jeunes diplômés. Il est indispensable d'imposer un cheminement de 5 à 10 ans aux fonctionnaires issus de l'ENA pour leur offrir ensuite la possibilité de postuler dans les grands corps. À défaut, les grands corps resteront l'apanage d'un petit clan d'énarques et la professionnalisation de leur recrutement comme l'ouverture des grands corps à des profils issus du secteur privé resteront vœux pieux.

[1] Ce point est confirmé par l'enquête menée récemment par l'iFRAP sur la Cour des comptes