Actualité

Paradis fiscaux : Comment la France refuse la concurrence fiscale

La crise financière actuelle n'a pas fini de bouleverser les équilibres internationaux les mieux établis. Le dernier en liste est celui de la souveraineté fiscale. En effet, lors de la conférence « sur la lutte contre la fraude et l'évasion fiscale internationale » qui s'est tenue le 21 octobre 2008 à Bercy, le lien a été fait entre la régulation financière en devenir et la lutte contre l'évasion fiscale en se focalisant sur l'effet déstabilisant des hedge funds domiciliés dans les paradis fiscaux pour 2/3 d'entre eux pour un montant total d'actifs de l'ordre de 10 000 milliards de dollars à travers le monde, sur fond d'opacité bancaire généralisée et de recyclage d'argent sale. Dont acte.

Cependant, là où le bât blesse, c'est qu'en réalité il n'y a pas de définition univoque du « paradis fiscal ». Et il est facile de s'apercevoir que derrière la lutte contre la criminalité financière et la délinquance fiscale, se cachent en réalité de vieux contentieux mal éteints qui reposent avant tout sur des conflits de souveraineté. Pour en juger, il faut poser les arguments sur la table : les pays à fiscalité forte demandent plus de transparence, parce qu'ils refusent ce qu'ils dénomment de la « concurrence fiscale déloyale » qui amoindrirait leur propre souveraineté. Le seul soucis c'est que, dans l'ordre international, la souveraineté des uns s'arrête là où commence celle des autres, et que les pays à fiscalité plus attractive, l'exercent légitimement dans le cadre de leur souveraineté fiscale, et en Europe en accord avec les traités en vigueur.

Loin de nous l'idée de faire une quelconque apologie des « paradis fiscaux », mais il faut cependant remarquer qu'une certaine concurrence fiscale pousse nécessairement les états à moderniser la gestion de leurs finances publiques. Une situation qui devrait conduire les états du groupe anti-paradis fiscaux de l'OCDE à faire preuve d'habileté. Et l'on va voir qu'en la matière la partie n'est ni facile, ni bien engagée.

Le « paradis fiscal » ou la possibilité d'une île

La seule définition officielle du « paradis fiscal » repose sur les quatre critères mis en avant pour lister ces juridictions dans le cadre de l'OCDE en 2000 :
- absence de fiscalité directe,
- restriction à l'accès à l'information bancaire,
- opacité des sociétés,
- limitation d'échanges d'informations avec les autres pays

A la clé, une première liste de 35 juridictions mises en exergue (dont les fameuses îles des Caraïbes, Bahamas, Bermudes, et anglo-normandes Jersey, Guernesey ou orientaux, Bahreï), bien vite ramenée à 7 au regard des déclarations de coopération de la plupart en 2002 pour actuellement aboutir à 3 irréductibles : Andorre, le Liechtenstein et Monaco.

Or, cette liste n'a qu'un défaut, elle pointe finalement du doigt deux entités très proches de la France. Pire, tous ces pays se trouvent en Europe alors que les entités les plus opaques se situent en réalité sous d'autres cieux, mais en matière internationale, l'Europe vertueuse doit montrer le bon exemple et commencer par faire le ménage chez elle. Elle ne court ce faisant qu'un seul risque, celui de conduire à l'expatriation les titulaires des comptes les moins avouables, bien au-delà des paradis fiscaux Européens, vers Dubaï, Abu-Dhabi, ou Singapour.

En réalité, ce sont des dossiers beaucoup plus concrets que les pays partenaires de la conférence du 21 octobre ont voulus pousser.

Vers une définition drastique des « paradis fiscaux » afin de tuer la concurrence fiscale en Europe :

Le coup de poing du couple franco-allemand et des quinze autres pays de l'OCDE (Australie, Danemark, Finlande, Irlande, Islande, Italie, Japon, Corée, Mexique, Hollande, Norvège, Espagne, Suède, Grande-Bretagne [1]) s'appuie sur la renégociation du modèle de conventions fiscales internationales ou « Codex » et en particulier son article 26 relatif à l'échange d'informations entre états signataires dont la nouvelle rédaction dispose qu'ils ne pourront plus refuser d'échanger des informations de nature fiscale en opposant leur secret bancaire ou les dispositions de leur propre législation en la matière.

C'est pourquoi le groupe de pays entraînés par la France et l'Allemagne pousse pour une révision des critères définissant le « paradis fiscal » par l'OCDE en n'en retenant que trois,
- une fiscalité faible,
- une faible coopération en matière d'échange d'informations fiscales
- et un secret bancaire hermétique

Autre chantier mis sur la table : réformer la fiscalité de l'épargne sur les comptes possédés par les ressortissants de chaque état à l'étranger au sein de l'UE… Pour cela, le couple Franco-Allemand veut pousser à une réforme substantielle de la directive épargne de 2003 en élargissant ses dispositions :
- extension de la directive au-delà des placements simples pour parvenir à atteindre les produits d'assurance-vie et les produits financiers complexes
- et viser d'autres personnes (les personnalités morales et non plus seulement physiques)

Enfin, réformer l'imposition des revenus perçus de placements à l'étranger en mettant fin à la technique du prélèvement à la source. Celle-ci permet actuellement aux pays signataires d'imposer les comptes bancaires des non-résidents sur leur territoire et d'en reverser le montant au pays d'origine sans avoir à lever leur secret bancaire. En effet, la France s'interroge : elle n'a, par ce moyen, perçu que 50 millions d'euros cette année dont 30 millions en provenance de Suisse.

Au-delà de la définition du « paradis fiscal » et des rétrocessions d'impôts, ce qui est visé par les dix-sept pays signataires, c'est le secret bancaire, ce qui pousse la charge sur les pays disposant surtout d'un secret bancaire renforcé. On pensera alors au sein de l'UE à la Belgique, au Luxembourg ou l'Autriche, et en dehors de l'Union à la Suisse. Et c'est ainsi que dans la foulée, la France et ses partenaires décident de mandater l'OCDE pour définir une nouvelle liste noire des paradis fiscaux centrée sur ce critère.

Le procédé, on en conviendra, est sans doute un peu cavalier, étant donné par ailleurs qu'il s'agit de s'attaquer de front au droit bancaire sous son volet fiscal chez trois pays fondateurs de l'Union. Quelle sera d'ailleurs la réaction des nouveaux entrants dans une Europe à 28, alors que ces pays tirent leur épingle du jeu au moyen d'une fiscalité largement dérogatoire ? L'avenir nous le dira.

Un remède de crise pire que le mal ?

En vérité, il existe une certaine imprécision dans la présentation du projet :
- D'une part est mise en exergue la lutte contre le dumping fiscal, mais en la matière, la règle de l'unanimité au sein de l'UE bloque toute évolution.
- En second lieu, il y a assimilation entre l'opacité du financier et du fiscal. Or, il est bien évident que les centres off-shore, véritables paradis fiscaux qui assurent l'anonymat des sociétés financières sur leur sol, n'ont rien en commun avec des états membres de l'Union européenne ou frontaliers comme la Suisse.

Enfin, le secret bancaire est un instrument à manier avec précaution. Dans la liste pointée du doigt comme non coopérante par l'OCDE, on retrouve Andorre dont l'un des co-princes n'est autre que le Président de la République française (l'autre étant l'évêque d'Urgel en Espagne), le second étant Monaco, dont le secret bancaire ne peut être opposé à l'administration fiscale française. C'est dire que lorsque les demandes de renseignements concernant Monaco passent par la France au profit des pays tiers, c'est elle-même qui oppose la loi monégasque puisque l'on ne peut normalement fournir d'information en provenance d'un pays tiers. La dilution de la responsabilité française en demandant l'élargissement de la liste pose problème.

Mais le pire pourrait être des tensions frontalières en raison d'un certain nombre de particularités géopolitiques pittoresques mais toujours instructives concernant quelques villages alpestres aux statuts exotiques : qui connaît par exemple le statut du village lombard de Campione enclavé contre le Tessin dont les plaques d'immatriculations sont suisses tout comme la monnaie et le droit bancaire, ainsi que les services postaux tandis que les passeports restent italiens ce qui exonère les habitants du service militaire hélvète ? Qui connaît également le village de Büsingen, terre allemande entièrement entourée par le canton suisse de Schaffhouse faisant partie administrativement du district de Constance, mais économiquement appartenant à la zone douanière suisse ? D'ailleurs après dix ans de résidence continue, les citoyens allemands peuvent y recevoir un statut similaire à la citoyenneté helvétique. Que dire enfin des enclaves autrichiennes en territoire Allemand au Tyrol ? En particulier celles de Mittelberg mais surtout de Jungholz qui dépend du droit douanier allemand, mais applique la juridiction bancaire autrichienne ?

On l'aura compris la situation est complexe. D'autant plus complexe si l'on rajoute les territoires ultramarins français de St Barth, de Ste Lucy, et leurs relations avec les Antilles néerlandaises, mais également l'Angleterre avec ses propres îles des Caraïbes en commençant par Montserrat, ou encore Gibraltar, pour ne rien dire de l'île anglo-normande de Sercq. Autant d'éléments qui doivent nourrir la réflexion de nos politiques lorsqu'on voit que chaque pays majeur de l'union possède ses propres paradis fiscaux.

Conclusion

Profitant de la crise, ces dix-sept pays de l'OCDE menés par la France et l'Allemagne, ont décidé de faire d'une pierre deux coups… la manœuvre enveloppante aurait pu être belle, il aurait fallu pour cela rester dans une relation de partenariat et arriver à convenir des mérites, pour la réforme de nos pays, d'une dose de concurrence avec des partenaires dont la seule arme attractive reste leur savoir-faire bancaire et leur légèreté fiscale. Il faut pour s'en convaincre, montrer qu'avant d'être une place bancaire de premier plan, la Suisse, réduite aux abois par ses maigres ressources, fournissait des mercenaires à toute l'Europe. Ce sont la finance et la mécanique de précision qui lui assurèrent sa renommée mondiale. Il en est de même aujourd'hui de la Belgique, en proie à des difficultés institutionnelles et des finances publiques dégradées qui cherche à se refaire une santé grâce à une fiscalité favorable à l'immigration des gros patrimoines.

Alors que la concurrence fiscale est un puissant aiguillon pour réformer les pays à forte fiscalité et aux finances publiques dans le rouge, la France semble pousser en la matière à une harmonisation à la hausse. On oublie un peu vite que cela aboutirait à faire de l'Europe une zone de moindre attractivité fiscale qui laisserait ouverte la question lancinante de la dérive de nos finances publiques, de la réforme de notre fiscalité et de nos administrations.

Organisation EvolutionPays concernés par le qualificatif de "paradis fiscal"
OCDE en 2000 Andorre, Anguilla, Antigua et Barbuda, Aruba, les îles Bahamas, Bahreï, la Barbade, Bélize, les îles vierges britanniques, Guernesey-Sercq-Aurigny, les îles Cook, la Dominique, Gibraltar, la Grenade, l'île de Man, Jersey, le Liberia, le Liechtenstein, les Maldives, les îles Marshal, Monaco, Montserrat, Nauru, les Antilles Néerlandaises, Niue, Panama, St Christophe et Nevis, Sainte-Lucie, St Vincent et les Grenadines, îles Samoa Occidentales, Seychelles, Tonga, îles Turques et Caïques, ils Vierges Américaines, Vanuatu
en 2002 Andorre, le liberia, le Liechtenstein, les îles Marshall, Monaco, Nauru, Vanuatu
en 2008 Andorre, le Liechtenstein, Monaco
centres financiers off shore Singapour, Hongkong, Dubaï, Bruneï
Engagements formels sans concrétisation dès 2000 Bermudes, Îles Caïman, Île Maurice, San Marin
Engagements formels sans concrétisation dès 2002 Panama, Gibraltar, Barheïn, Îles Vierges Britanniques
Juridictions commençant à coopérer Malte, Chypre, Île de Man, Jersey, Guernesey
En Europe Pays disposant d'un secret bancaire renforcé Suisse, Liechtenstein
Au sein de l'UE Autriche, Belgique, Luxembourg

[1] 17 pays participants sur les 30 que compte l'organisation de coopération et de développement économique : manquaient à l'appel : l'Autriche, la Belgique, le Canada, le Luxembourg, les Etats-Unis, le Japon et la Corée (bien qu'annoncés comme participants), la Grèce, la Hongrie, la Suisse, la Nouvelle-Zélande, la Pologne, le Portugal, la Slovaquie, la République Tchèque et la Turquie.