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Bercy doit considérer les contribuables comme des clients

Le dernier rapport thématique de la Cour des comptes s'intéresse aux Relations de l'administration fiscale avec les particuliers et les entreprises, et le moins que l'on puisse dire est que le constat est édifiant : d'une part, les magistrats relèvent l'absence d'une conception stratégique d'ensemble des relations du fisc avec les contribuables/usagers de ce service public ; d'autre part, sur le terrain, la fusion concrète des services fiscaux (Trésoreries et centres des impôts) est toujours incomplète en pratique, rendant le « guichet » unique utopique dans les territoires ruraux ; enfin, la stabilisation, la clarification et la simplification du droit fiscal restent à réaliser.

Pourtant, si l'on en juge par la production textuelle de rapports, le sujet est au centre de la réflexion des pouvoirs publics : rapport du conseil des prélèvements obligatoires de novembre 2002 sur les relations entre les contribuables et l'administration fiscale, rapport de la Commission Fouquet sur les relations de l'administration fiscale et les contribuables de juin 2008, qui a permis une évolution sensible de la notion d'abus de droit [1], jusqu'aux rapports du député Jean-Luc Warsmann sur la simplification du droit, en passant par la dernière insertion au rapport annuel de la Cour des comptes sur le pilotage national du contrôle fiscal.

Cependant, en dépit des initiatives prises pour simplifier la vie des usagers comme la création de l'interlocuteur fiscal unique, dans le cadre de la fusion DGI/DGCP, les améliorations du service se font toujours attendre :

- Le guichet fiscal unique : la polyvalence des agents issus de la comptabilité publique ou des impôts est insuffisante, conduisant à des difficultés d'interprétation suivant l'ancienne répartition du traitement des impôts entre l'ex-DGI et l'ex-DGCP, d'où nécessairement le recours à des interlocuteurs multiples pour les usagers.

- Par ailleurs la fusion des services en pratique n'est pas effective car lorsqu'elle a lieu (au sein des mêmes structures), il n'y a pas fusion des anciennes équipes mais apposition de celles-ci au sein des services unifiés ; en revanche lorsqu'elle n'a pas lieu (ce qui concerne 45% de la population) comme en milieu rural, les usagers doivent s'adresser à un accueil fiscal de proximité (AFP) et être éventuellement renvoyés à un service des impôts des particuliers (SIP) de référence pour traiter leurs demandes. Cet état de fait n'étant pas par ailleurs compensé par l'ergonomie du guichet virtuel via internet et par le manque de modularité des logiciels internes utilisés (cas par exemple des demandes successives de basculement mensualisés d'impôts locaux et nationaux, impact de l'évolution des situations individuelles des contribuables).

- Quant à l'accessibilité de la doctrine, celle-ci est encore largement théorique. Sur ce sujet le député Lionel Tardy a récemment interrogé le ministère du budget et des comptes publics [2] à propos de la mise à jour de la doctrine de base qui n'était plus publiée depuis le début des années 2000 [3]. La réponse du ministère est édifiante : « Près de 5.000 documents sont actuellement en cours d'écriture à partir de 50.000 pages de documentation de base […] Cette base documentaire devrait être disponible (…) au cours de l'année 2012 (…). » En clair, elle n'est toujours pas disponible pour le contribuable (mais la documentation l'est par contre pour l'administration), alors même qu' « une lecture directe de la loi applicable n'est plus possible. »

Reste alors à s'interroger sur la « simplification » et la « stabilisation » de la législation fiscale. La réflexion de la Cour des comptes se déploie à deux niveaux :
- D'une part au sein de l'administration, avec le recueil de la satisfaction des usagers [4] puis son intégration avec intervention de la DGME (ingénierie institutionnelle), de la DGCIS (pour les entreprises) et DLF (pour la lisibilité/simplification).
- D'autre part en ressuscitant les Comités d'usagers créés en 2004 pour constituer une force de proposition, mais non réunis depuis 2006.
- Mais aussi, par une « sécurisation » de l'application de la législation fiscale via une politique dynamique de prise de position de l'administration fiscale :

  • En matière de rescrits. Sur ce point, l'évolution de la pratique n'est pas satisfaisante avec des délais, note la Cour, jugés « peu compatibles avec la vie des affaires ».
  • Cependant, en matière de demande de renseignements de l'administration à l'endroit du contribuable dans le cadre de vérifications sur pièces, la Cour ne se prononce pas. Une réponse ministérielle [5] vient pourtant de préciser que le délai de réponse de 60 jours aux observations communiquées par le contribuable pouvait être prorogé par une lettre d'attente de l'administration, de 30 jours, pouvant elle-même être renouvelée sans limitation de durée à raison « de la complexité de certains dossiers et [afin] de garantir la qualité du contrôle fiscal. »

Rescrits et prises de positions fermes de l'administration (côté contribuable), ou demandes complémentaires répétitives de renseignements (côté fisc), il y a là deux sujets évidents de complexification des relations contribuables/administration qui ne militent pas pour une « sécurisation » des rapports et un cantonnement des créances fiscales.

Pourtant, ces points sont nodaux pour l'assujetti qui doit clairement savoir quand son interprétation de la norme fiscale est la bonne, et quand il s'engage sur des démarches d'optimisations qui peuvent le conduire vers l'abus de droit ou la fraude fiscale. Qu'il s'agisse de la validation de montages fiscaux, patrimoniaux ou sociaux éventuels ou plus simplement de savoir s'il a bien accompli son devoir fiscal et est quitte de ses obligations envers le Trésor public, la sécurisation du parcours d'imposition doit être profondément renforcée. D'où la clarification du statut du conciliateur, qui devrait à notre avis se trouver situé en dehors de la hiérarchie des services fiscaux proprement dite, avec un statut particulier d'indépendance, et non dissimuler un simple recours hiérarchique.

Par ailleurs, ce que la Cour cependant ne préconise pas [6], c'est la mise en place en France d'un OTS (Office of Tax simplification) sur le modèle britannique. Or un tel organisme, léger, devrait pouvoir s'attacher à analyser la législation fiscale et contribuer comme son homologue britannique à la rendre plus lisible, tout en promouvant la pratique des « livres verts » afin que le public puisse interagir dans un cadre consensuel et institutionnalisé sur les évolutions de la doctrine administrative. Une fiscalité participative, citoyenne et partagée, considérée comme un bien commun grâce à des procédures réformées en fonction des comportements des intéressés, c'est ce que l'approche « client » devrait permettre d'apporter à Bercy pour lutter efficacement et « passivement » contre la dissidence fiscale. En ces temps de hausses importantes d'impôts, cette approche ne doit pas être anecdotique, mais porteuse d'un certain patriotisme fiscal et permettre d'accroître l'attractivité de notre pays.

Conclusion

Le bilan est donc lourd. Il l'est d'autant plus que nous sommes en compétition avec nos voisins européens, non pas uniquement en termes de taux de prélèvements (ce qui impacte nécessairement les entreprises et les grandes fortunes), mais aussi en termes de « civisme fiscal ». Le terme de compliance très à la mode aujourd'hui pour désigner chez nos voisins anglo-saxons le fait de respecter ces obligations fiscales [7] est un enjeu central de la « performance » de notre administration fiscale en termes de ressources. Elle l'est également sous le volet de la confiance légitime que l'individu doit avoir dans la relation intime obligatoire qui le lie à cette institution. Il faut pour cela une profonde refonte des mentalités, afin que Bercy considère les contribuables non plus comme des assujettis, ou de simples administrés, mais comme des clients. En dépit du caractère unilatéral de l'impôt, il serait bon que l'administration songe qu'investir dans la relation aux contribuables d'aujourd'hui sécurise les recettes fiscales de demain.

[1] Insuffisamment cependant au bénéfice du contribuable : comme l'évoque de façon assez directe le professeur Christian Lopez, Droit pénal fiscal, LGDJ-L'Extenso, Paris, 2012.

[2] Question n°108681, J.O du 17/05/2011, p.4927, réponse du 23/08/2011, p.9035.

[3] Sauf par l'intermédiaire de prestataires privés dans le cadre de leur propre compilation, remise à jour annuellement, mais à titre onéreux.

[4] Dont la mesure pourrait par exemple reposer sur un ensemble de critères dont le temps mis par le contribuable pour remplir ses obligations documentaires en matière fiscale.

[5] Question écrite n°107925 du député Jean-Claude Mathis, publiée au J.O. le 10/05/2011, p.4699, réponse du 20/12/2011, p.13301.

[6] Peut-être à cause de l'existence au sein de la Cour du CPO (Conseil des prélèvements obligatoires), ou des éventuelles "chevauchements" de compétences avec la DLF (direction de la législation fiscale) à Bercy

[7] Ce qui constitue le pendant des obligations de due diligence, pour les comptables et les banquiers.