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Fret SNCF en déclin, malgré les déclarations du ministre Cuvilier

Frédéric Cuvillier, ministre délégué aux Transports, vient d'annoncer son souhait de relancer le fret ferroviaire aujourd'hui en pleine déconfiture. Il y a dix ans, Fret SNCF réalisait 1,8 milliard d'euros de chiffre d'affaires et affichait 400 millions d'euros de pertes. Aujourd'hui, on est proche de 1 milliard de chiffre d'affaires et 300 millions de pertes. Un constat sans appel. Si l'activité fret a repris un peu de couleurs avec une progression de 2,9% au premier semestre 2012 par rapport au premier semestre 2011, cette amélioration ne profite toujours pas à l'opérateur historique, Fret SNCF, dont l'activité recule (-4%) alors que les autres opérateurs ont vu leur activité progresser de 5%.

Le ministre a raison de rappeler que les objectifs de report modal du Grenelle de l'environnement étaient irréalistes et de souligner son inquiétude pour redresser ce secteur frappé par la crise puisqu'il dépend directement du volume d'activité industrielle. Frédéric Cuvillier a déclaré "Nous devons être dans l'exigence : on ne peut pas avoir un discours sur le report modal et accepter qu'on réduise le fret ferroviaire au prétexte que l'activité est déficitaire, ce qui ne fait que l'affaiblir et lui fait perdre encore plus d'argent". Si le ministre veut tenter un énième plan de relance du fret, il sait aussi que de nombreuses précédentes tentatives ont échoué. Et d'ajouter "J'invite le commissaire Kallas [1] à travailler à un cadre social harmonisé en Europe".

Cet objectif de cadre social harmonisé c'est Guillaume Pépy qui en a d'abord lancé l'idée : alors que les opérateurs privés de fret s'apprêtaient à signer une convention collective entre employeurs (UTP) et syndicats pour mettre en œuvre un nouveau cadre social, le patron de la SNCF a formé un recours "gracieux" contre ce texte au motif qu'il aurait entériné la coexistence de deux régimes sociaux, aux dépens de la SNCF lourdement désavantagée, mettant fin ainsi aux négociations. La SNCF ne pouvait pas rester sans réagir et Guillaume Pépy l'a très bien compris qui ne veut pas que l'histoire se répète avec l'ouverture prochaine à la concurrence dans les TER et plus largement dans le domaine des voyageurs.

Les conditions de travail entre privé et SNCF dans le secteur du fret sont effectivement marquées par bien des différences :
- +35% de salaire en plus pour les conducteurs de la SNCF ;
- +12% de cotisations employeur versus le privé pour n'assurer qu'une partie du financement du régime spécial des retraites ;
- 126 jours de repos périodique, hors jours fériés, contre 104 dans la convention collective du privé ;
- 28 jours de congés payés contre 25 ;
- 14 heures de repos journalier contre 12 dans la convention collective ;
- impact sur 12 jours de la règle des 19-6 (un conducteur qui part en congé le samedi ne peut pas travailler la veille après 19h00. Idem pour le retour où il ne peut pas reprendre le travail avant 6h00 le lundi).

Résultat : un conducteur de Fret SNCF n'est vraiment disponible que 197 jours contre 219 jours, et avec un salaire 35% plus élevé. Tout cela se traduit par un différentiel de compétitivité que Pierre Blayau, patron de la branche transport de marchandises de la SNCF, a reconnue à l'occasion des Assises du ferroviaire : "Le coût supplémentaire entre une organisation RH 077 [2] par rapport à une organisation UTP est de 100 millions €". [3].

Ce problème de productivité globale déjà pointé par la Cour des comptes en 2010, s'est traduit par des défections en chaîne de clients chargeurs qui ont abandonné la SNCF au profit de concurrents privés. Exemple emblématique : GEFCO, qui assure le transport automobile pour le groupe PSA, est parti chez ECR (filiale de la DB) en 2011 pour des raisons de coût mais aussi de fiabilité. C'est pourtant dans le domaine de la massification que la SNCF devrait gagner ou au moins conserver des parts de marché après le désengagement progressif du wagon isolé.

Mais, plus grave, la presse s'est récemment fait l'écho du rapport de l'Autorité de la concurrence au sujet de Fret SNCF qui révèle une série de pratiques anticoncurrentielles suite au recours de l'opérateur privé, ECR, filiale de la DB. Des extraits du rapport [4] sont effectivement sans ambiguïtés :
- "A l'encontre de l'EPIC SNCF, une pratique d'abus de position dominante de la SNCF en tant que GID sur le marché de la gestion déléguée de l'accès à l'infrastructure consistant en la transmission d'informations confidentielles à sa branche Fret entre 2006 et 2008".
- "A l'encontre de Fret SNCF, une pratique d'abus de position dominante sur le marché de l'infrastructure consistant en une surréservation de capacités et une non–restitution des sillons qu'elle n'utilise pas aux fins de limiter l'accès de ses concurrents à cette ressource essentielle à l'offre de services ferroviaires aux chargeurs sur une période allant de 2006 à 2009". On relève ainsi 13 griefs retenus par l'Autorité de la concurrence qui conclut en soulignant l'extrême gravité de ces pratiques et en rappelant d'ailleurs qu'en surenchérissant les coûts d'entrée de ses concurrents et en n'apportant pas d'avantages qualitatifs et quantitatifs pouvant être escomptés par les chargeurs, cela a causé un dommage certain à l'économie.

Si, comme on peut l'espérer, ces pratiques ont cessé sous l'effet de la généralisation de la concurrence ainsi que la mise en place d'un certain nombre de structures de contrôle type ARAF - Autorité de régulations des activités ferroviaires -, il faut bien reconnaître qu'en refusant pendant longtemps toute concurrence, Fret SNCF a porté un coup fatal au secteur. Pour preuve, le fret ferroviaire a progressé de 45% en Allemagne au cours des dix dernières années lorsque, dans le même temps, il a reculé de 40% en France. Selon une étude du cabinet Eurogroup, la part modale du rail entre 2005 et 2009 a augmenté de 21% en Allemagne et 13% au Royaume-Uni alors qu'elle a baissé de 15% en France.

Aujourd'hui, tout le monde attend la décision du ministre des Transports sur l'organisation du secteur ferroviaire et notamment la question de la réintégration de RFF au sein de la SNCF, à l'instar de l'Allemagne. Mais cette solution, si elle est choisie, doit absolument lever les doutes sur un accès équitable au réseau pour les autres opérateurs. Si on s'oriente vers cette solution il faudra absolument définir un ensemble de mesures et d'indicateurs capables de confirmer que ce choix est le bon et qu'il n'y a pas distorsion de concurrence. C'est ce que réclame aussi le commissaire européen aux transports.

[1] Commissaire européen aux transports Siim Kallas

[2] Organisation statutaire du travail à la SNCF

[3] La Vie du Rail du 25 juillet 2012

[4] Publiés par la newsletter Ville, Rail et Transports du 12.09.2012