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Emploi à vie, le french psychodrame

La tempête que continuent de soulever les propos d’Emmanuel Macron sur le statut de fonctionnaire est hélas très révélatrice d’un considérable blocage conceptuel et moral qui fait désespérer de remédier à une situation qui n’est plus supportable dans l’époque actuelle. Le ministre s’est défendu d’évoquer la suppression du statut, et certes il évoquait surtout le fait que ce statut n’était pas « adéquat » à nombre de postes pourtant occupés par des fonctionnaires. Les pays qui nous entourent devraient guider notre action tant sur le nombre total d’agents que sur celui de fonctionnaires statutaires. Limiter drastiquement le nombre de ces derniers, solution que propose Emmanuel Macron, est-ce la solution et où tracer la limite ?

Ce que signifie l’emploi à vie dans la loi

Le statut général de la fonction publique dépend de quatre lois : la loi fondamentale du 13 juillet 1983 et trois autres lois passées en 1984 et 1986 définissant respectivement le statut des employés de l’État, celui des collectivités territoriales et celui de la fonction hospitalière. De façon uniforme, ces lois posent le principe de l’interdiction du licenciement sauf  pour insuffisance professionnelle, ce qui nécessite l’observation d’une procédure disciplinaire, et encore l’intéressé peut-il avoir droit à une indemnité. Quant à la révocation pour faute, elle est la dernière des sanctions prévues, …après l’avertissement, le blâme, la radiation du tableau d'avancement, l'abaissement d'échelon, l'exclusion temporaire de fonctions pour une durée maximale de quinze jours, le déplacement d'office, la rétrogradation, l'exclusion temporaire de fonctions pour une durée de trois mois à deux ans et la mise à la retraite d'office[1]!

Le licenciement économique n’existe pas dans la fonction publique. Tout au plus l’administration, dans le cadre de la mobilité des fonctionnaires, « peut » les licencier (ou les admettre à la retraite) lorsqu’ils ont refusé successivement six postes. Mais dans ce cas, ils perçoivent les indemnités chômage… pour lesquelles ils n’ont rien cotisé.

Prétendues  justifications de l’emploi à vie du statut

Le président de l’Assemblée nationale nous a servi ces jours-ci la justification la plus élémentaire, et la plus « langue de bois » qui soit. Interrogé par un média, il a récusé en deux phrases la réflexion du ministre des Finances en rappelant que la France est particulièrement appréciée pour ses infrastructures développées grâce à l’excellence de ses services publics. Donc nos fonctionnaires sont indispensables. Comme si le statut de la fonction publique avait un lien nécessaire avec le fonctionnement des services publics. C’est une fois de plus confondre statut public et service public, et ne pas répondre à la simple question : pourquoi ceux qui exercent leur activité dans ces services, dont l’utilité n’est par ailleurs pas discutable, devraient-ils être fonctionnaires ? D’autant plus que, selon une tradition française beaucoup plus ancienne que celle du statut de la fonction publique, les infrastructures auxquelles le président de l’Assemblée faisait allusion, sont développées et opérées par des entreprises privées sous le régime de la concession ou de la délégation de service public !

On entend aussi mettre en avant les obligations du fonctionnaire, comme celle de l’article de la loi Le Pors, selon laquelle « les fonctionnaires et agents non titulaires de droit public consacrent l'intégralité de leur activité professionnelle aux tâches qui leur sont confiées. Ils ne peuvent exercer à titre professionnel une activité privée lucrative de quelque nature que ce soit. » Fière déclaration immédiatement démentie par un des paragraphes suivants : « Les fonctionnaires et agents non titulaires de droit public peuvent toutefois être autorisés à exercer, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'État, à titre accessoire, une activité, lucrative ou non, auprès d'une personne ou d'un organisme public ou privé, dès lors que cette activité est compatible avec les fonctions qui leur sont confiées et n'affecte pas leur exercice. » Ce qui revient à ne rien dire, encore heureux que l’activité en question soit compatible.

La justification traditionnelle est celle de l’indépendance nécessaire des fonctionnaires, qu’il faut mettre à l’abri des pressions reçues de l’extérieur, en évitant clientélisme et risque de corruption. En réalité, né de l’influence du parti communiste en 1946 (un donnant donnant entre Maurice Thorez et Georges Bidault) et en 1983 (le programme commun de la gauche et la présence du ministre Anicet Le Pors au gouvernement), le statut de la fonction publique a eu ouvertement pour justification l’indépendance de l’administration à l’égard du pouvoir politique et le risque de ses revirements au gré des majorités. Sans oublier les liens de l’époque entre les syndicats de la fonction publique et les partis communiste et socialiste. Ce qui explique le tabou actuel sur le sujet, et l’extraordinaire virulence des réactions aux propos tenus par Emmanuel Macron.

Un économiste fonctionnaire a récemment prétendu expliquer au ministre « pourquoi les fonctionnaires ne sont pas des salariés »[2]. On y trouve une déclaration assez ahurissante. Après avoir évoqué les différentes missions remplies par les fonctionnaires, l’auteur conclut par ces phrases : « Ils sont militaires, chercheurs, magistrats, policiers, médecins urgentistes, inspecteurs du travail, enseignants.  Ces fonctions ont été jugées trop importantes pour être laissées au secteur privé ». C’est d’abord parfaitement faux, qu’il s’agisse des chercheurs (!), des médecins (pourquoi préciser les « urgentistes » ?!), des enseignants (et l’enseignement privé ?), ou encore des magistrats (l’économiste sait-il que la France comptait, en 2012, 7.032 juges professionnels fonctionnaires contre 24.932 juges non professionnels ?[3]). Et les boulangers, pour reprendre la chute d’un sketch connu de Fernand Reynaud, ne sont-ils pas les professionnels les plus importants d’un village ? Mais surtout, on voit poindre dans cette remarque l’expression d’une notion de caste ainsi que d’une sorte de mépris bien français pour le privé. Il est certain qu’avec cette mentalité, le problème n’est pas près de trouver de solution.

Car il y a véritablement problème. L’époque actuelle rend encore plus criante la nécessité de mettre fin à ce statut d’emploi à vie, né sous des auspices essentiellement politiciennes. D’abord  parce que le taux du chômage et le peu de perspective de voir le plein emploi revenir jettent une lumière crue sur ce qui apparaît comme une rente ou un privilège injustifiés, à vrai dire la pire des inégalités[4] dont souffre la France – alors que précisément la lutte contre les inégalités est la principale priorité affichée par le présent gouvernement. Ensuite parce que l’époque actuelle exige aussi la résorption des déficits publics et une extrême attention aux dépenses et gabegies des ressources publiques. Or la rigidité du statut public conduit au maintien de dépenses injustifiées dont la Cour des comptes se fait régulièrement l’écho. Pour ne prendre que deux exemples, la Banque de France a dû faire face à deux mutations, l’une technologique, qui aurait dû provoquer la disparition des très petites succursales, et l’autre institutionnelle suite à l’entrée en vigueur de l’euro. Dans les faits, « Les rigidités statutaires réduisent la marge de manœuvre de la direction générale dans l’affectation des ressources humaines… La Banque s’organise encore à bien des égards en fonction des effectifs disponibles. On a vu que son souci de trouver à employer la conduit à accepter de fournir des prestations à l’État ou à des tiers en travaillant à perte. Mais elle assume aussi des missions pour lesquelles elle n’a guère de  légitimité », dit la Cour. De même, cette dernière a calculé que 4% des enseignants de l’Éducation nationale ont cessé d’enseigner, soit par incapacité, soit parce que leur discipline n’est plus ou pas assez enseignée faute de demande des élèves. Mais leur rémunération continue d’être versée, ce qui coûte selon la Cour 1,5 milliard d’euros par an. En même temps, le gouvernement se glorifie de sa décision d’embaucher 60.000 enseignants supplémentaires…Quel paradoxe !

Et pourtant les pays qui nous entourent ont su remédier au problème…

Le tableau ci-dessous compare la situation française avec celle de ses proches. Seuls 17% des agents de l’administration ne sont pas fonctionnaires, alors que cette proportion est beaucoup plus importante dans les autres pays, et que par ailleurs l’administration française compte beaucoup plus d’agents au total proportionnellement à sa population. Aux Pays-Bas le statut de fonctionnaire a été aligné sur celui de salarié du secteur privé en 1993.

Pays

Effectifs titulaires

Effectifs non-titulaires

% de non-titulaires 

Explication

Pays-Bas

1 million

-

0%

Fonction publique de carrière… proche des modalités du contrat de droit privé :

Le statut de contractuel dans l’emploi public a été supprimé en 1993 et depuis, le statut de fonctionnaire s’est aligné sur le statut de salarié du privé. Il n’existe ni formation initiale pour la fonction publique, ni concours : le recrutement se fait après appel à candidature et entretien (hors Affaires étrangères).

France

4,4 millions

910.000

17%[5]

Fonction publique de carrière :

3 types de fonctions publiques, accessibles sur concours : d’État, territoriale et hospitalière.

L’embauche de contractuel reste l’exception + limitation à 1 contrat de 3 ans renouvelable une fois (donc jusqu’à 6 ans) : après il faut passer le concours.

Belgique

473.000

355.000

43%[6]

(25% au niveau fédéral)

Fonction publique mixte :

Une liste d’emplois est définie comme statutaire. La procédure de sélection pour les fonctions contractuelles et statutaires au sein de l'administration fédérale est identique et se déroule selon le modèle de screening de Selor. Il n'y a pas d'évolution naturelle pour passer du statut de contractuel à celui de statutaire. Si un agent contractuel veut devenir statutaire, il doit participer à une procédure de sélection pour un emploi statutaire.[7]

Allemagne

1,8 million

2,8 millions

60%[8]

Fonction publique mixte :

Une fonction publique de carrière pour les secteurs régaliens : ministères, police, éducation (pour ces derniers, après le concours et l’embauche sur entretien, un délai de 2 ans existe avant d’obtenir le statut « à vie »).

Une fonction publique sous contrat, sur entretien directement auprès des administrations et des collectivités : à noter que ces employés ont les mêmes conditions de travail que les fonctionnaires de carrière.

Italie

480.000[9]

2,7 millions

85%[10]

Fonction publique contractuelle :

Le recrutement sous contrat de droit privé est la norme, seuls les magistrats, les préfets, les diplomates, les professeurs d'Université, l'armée, la police et la gendarmerie ont gardé un statut de droit public et l'accès à la fonction publique se fait maintenant par concours national unique.

Royaume-Uni

440.000

4,9 millions

92%[11]

Fonction publique contractuelle :

Seuls les agents des ministères et des agences de l’État recrutés sur concours ont le statut de fonctionnaires de carrière.

Le reste des agents publics -  (20% au niveau central, 80% au niveau local) sont recrutés directement par les administrations. 

Suède

10.000

990.000

99%

Fonction publique contractuelle :

La quasi-totalité des employés publics sont recrutés directement par l’employeur public, sur contrat de droit privé. D’où un turnover très important.

Seuls les diplomates et quelques hauts postes de l’administration centrale recrutent encore sur concours avec entrée dans la fonction publique de carrière.

 

Source : Commission européenne, 2012, Civil Services in the EU of 27 Reform Outcomes and the Future of the Civil Service (Power Point) (et mise à jour pour la France, le Royaume-Uni et l'Allemagne par la Fondation iFRAP)


[1] On se délectera aussi de la mansuétude dont témoigne la loi Le Pors à l’égard des fonctionnaires ayant commis une faute qualifiée de grave : « En cas de faute grave commise par un fonctionnaire, qu'il s'agisse d'un manquement à ses obligations professionnelles ou d'une infraction de droit commun, l'auteur de cette faute peut être suspendu par l'autorité ayant pouvoir disciplinaire qui saisit, sans délai, le conseil de discipline.

Le fonctionnaire suspendu conserve son traitement, l'indemnité de résidence, le supplément familial de traitement et les prestations familiales obligatoires. Sa situation doit être définitivement réglée dans le délai de quatre mois. Si, à l'expiration de ce délai, aucune décision n'a été prise par l'autorité ayant pouvoir disciplinaire, l'intéressé, sauf s'il est l'objet de poursuites pénales, est rétabli dans ses fonctions.

Le fonctionnaire qui, en raison de poursuites pénales, n'est pas rétabli dans ses fonctions peut subir une retenue qui ne peut être supérieure à la moitié de la rémunération mentionnée à l'alinéa précédent. Il continue, néanmoins, à percevoir la totalité des suppléments pour charges de famille. ». Effectivement, dans le secteur privé, le responsable d’une faute grave serait licencié, et aurait éventuellement été privé de ses indemnités au titre de la faute privative de ces indemnités..

[2] David Cayla, dans Marianne du 21 septembre.

[3] Rapport de la CEPEJ, septembre 2012.

[4] Le non-emploi est incontestablement le responsable essentiel de la pauvreté, les statistiques sont claires à ce sujet. Voir d’autre part l’opposition très médiatisée entre « insiders » et « outsiders », ceux qui ont un travail et ceux qui n’en ont pas.

[5] Rapport annuel sur l’état de la fonction publique – édition 2014. DGAFP

[6] Bureau fédéral du plan – octobre 2010 : Structure et évolution de l’emploi public belge

[7] Voir sur le site SELOR.

[8]Pour les statistiques fédérales allemandes : voir Destatis.

[9] Pour les statistiques italiennes : voir Contoannuele.

[10] Donnée sur la fonction publique en Europe de la présidence de l’Espagne de l’Union européenne – 2010.

[11] Pour les statistiques britanniques : voir l’ONS.