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INEGALITES : Ressorts de la croissance des entreprises Et de l’emploi

Dans un récent article publié, deux professeurs de la Toulouse Business School, Denis Lacoste et Pierre-André Buigues, insistent sur les points nécessaires pour rendre crédible toute stratégie de réindustrialisation de la France. Au titre des « décisions économiques fortes (…) nécessaires », ils identifient les points noirs que sont « les difficultés à trouver des terrains, les contraintes environnementales et les freins réglementaires ». Ils insistent ensuite sur l’importance d’investir lourdement dans l’automatisation et les nouvelles technologies, et enfin de disposer des compétences nécessaires, ce qui suppose un ajustement entre les besoins du marché et ceux produits par le système éducatif. Pour autant à titre liminaire et sans s’y arrêter, les deux enseignant évoquent sans les développer les points essentiels et prédéterminant que sont la « baisse des charges pesant sur le travail, la baisse des impôts de production [une] meilleure utilisation des aides d’Etat [et les] actions en faveur d’une énergie bon marché ». On sent pourtant intuitivement que la réflexion « écosystémique » sur l’environnement propice à la relocalisation industrielle n’est pas complète. En effet, après avoir rappelé « comment l’industrie française a perdu la guerre des idées », sous la forme de la mise en place d’une idéologie post-industrielle dont on revient à peine aujourd’hui, on ne trouve aucune réflexion sur le rôle des inégalités (de revenu et de capital) dans la croissance économique et le développement industriel lui-même. Pourtant, il s’agit sans doute du premier combat culturel à mener tant il est aujourd’hui admis sans discussion que la croissance économique pourrait être améliorée et plus durable si « elle était plus inclusive » en se traduisant par une baisse des inégalités. Or c’est ici que l’ouvrage posthume de Bernard Zimmern, fondateur de l’iFRAP, « Inégalités, Ressorts de la croissance des entreprises et de l’emploi » apporte des arguments décisifs en la matière pour renverser les idées reçues, les déconstruire et en proposer de nouvelles.

Non, la montée des inégalités ne fait pas chuter la croissance

C’est le premier enseignement fondamental de l’ouvrage. Pourtant OCDE  et FMI avaient mis en avant cette hypothèse dès 2007, en 2014 et encore récemment en 2017 et 2018. Qu’en est-il réellement ? Bernard Zimmern montre que pour identifier une incidence négative des inégalités sur la croissance, les économistes de ces institutions ont pris non le PIB, mais le PIB par tête : ils ont « introduit dans la variable expliquée un nouvel élément, la population, ce qui engendre un lien entre inégalité et réduction de la croissance. » En effet, si dans la population intervient la variable de la natalité qui évolue généralement lentement dans chaque pays, les flux migratoires eux « jouent un rôle important sur les variations de PIB par tête et donc [dans] les calculs. »

L’auteur identifie en effet que dans le 1er quintile de population des Etats-Unis (60 millions d’individus), entre 1980 et 2010, 15 millions d’individus immigrés très pauvres sont venus s’y agréger, soit 20%. Cet afflux produit un double effet « d’une part, elle diminue le PIB par tête puisque le PIB se partage entre plus de personnes ; et d’autre part, ces immigrants pauvres viennent se placer en bas de la distribution des patrimoines et des revenus et contribuent ainsi à accroître les inégalités par l’augmentation des pauvres. »

Tout l’enjeu réside dans l’explicitation d’un creusement des inégalités, principalement par le haut (les riches deviendraient de plus en plus riches) ou par le bas (les flux entrants aboutissant à rendre les pauvres du premier quintile de plus en plus pauvres).

Une distribution différente des richesses est-elle souhaitable pour soutenir la croissance ?

Bernard Zimmern souligne que « la part croissante dans la richesse nationale des plus hauts revenus (…) est un phénomène général, conséquence des lois de la nature sur la distribution des revenus. » Il note que « depuis le XIXème siècle (…) les revenus au sein d’une population sont distribués suivant une loi dite de « Pareto » ou des « 80/20 ». Mais les patrimoines sont eux-mêmes une fonction de la somme des revenus (…) et le mathématicien Paul Levy a montré qu’une somme de variables de Pareto était elle-même commandée par une loi de Pareto dont la moyenne est la somme des valeurs moyennes. » En conséquence, il est « normal » que si entre 1983 et 2015 la moyenne des patrimoines augmente de 20%, « la moyenne du 1% le plus riche, elle, augmente automatiquement de 75%. » Or « s’insurger contre ce résultat, c’est comme s’insurger contre la loi de la gravité » Il s’agit d’une tendance spontanée.

Le politique ne peut-il décider de reprendre la main et de chercher à améliorer le coefficient de GINI en rendant la distribution des revenus secondaires encore plus égalitaires ? Tout dépend de revenu et du patrimoine dont l’inégalité de distribution est prise en compte…

L’INSEE a ainsi mis en évidence dans une récente étude[1] (2021) que « les inégalités avant transferts, c’est-à-dire calculées à partir du revenu primaire dit « élargi », sont marquées. Le revenu primaire élargi moyen des 10% des individus les plus aisés est 13 fois plus élevé que celui des 10% des individus les plus modestes. Ce rapport est ramené à 7 sur le niveau de vie usuel, puis à 3 sur le niveau de vie élargi » en intégrant les prestations sociales et les services publics offerts[2]. Pour la France, le coefficient de GINI passe ainsi de 0,29 à 0,18…

Du côté du Patrimoine, si l’on réintègre les engagements hors bilan des retraites qui seront servies aux salariés en France selon le principe de répartition, les constats sont identiques. Bernard Zimmern montre que « le rapport interdécile de patrimoine passe de 167 à 9 » après corrections. L’ensemble des droits à la retraite constituant « le patrimoine de ceux qui n’en n’ont pas » et c’est un total « qui bénéficie proportionnellement plus aux pauvres ou aux classes moyennes qu’aux très riches. »

Avec des revenus secondaires incluant le bénéfice des services publics et un patrimoine qui inclut l’engagement implicite des droits à retraites, les inégalités de revenus passent de 13 à 3 entre le décile le plus riche et le décile le plus pauvre et de 167 à 9 côté patrimoine. Il n’est sans doute pas nécessaire en France de lutter davantage contre la distribution parétienne des revenus et du capital. Le dispositif de redistribution est déjà très puissant.

Les plus riches sont avant tout des entrepreneurs issus de la New Money

C’est sans doute la constatation la plus perturbante pour les « égalitaristes ». Lorsque l’on s’intéresse aux Etats-Unis dont on connaît la distribution des revenus et des patrimoines comme beaucoup plus inégalitaire que la France, les plus riches sont-ils des héritiers-rentiers ou des entrepreneurs self-made man ?

Bernard Zimmern s’intéresse à l’enquête réalisée par la FED, intitulée Survey of Consumer Finances (SCF)[3]. Cette base de données mise à jour tous les 3 ans, permet de disposer d’une enquête où la création d’emploi est croisée avec les paramètres de revenus et de patrimoine. Le dépouillement de ces bases de données montre que 50% de la population américaine des 3 centiles les plus riches est constituée d’entrepreneurs et que cette proportion atteint même 90% pour le dernier centile. Par ailleurs il existe un lien direct entre emplois et fortunes : 1% des plus fortunés emploie 34% de l’emploi des entreprises non cotées, tandis que le 0,1% des plus fortunés emploie 8% de l’emploi des entreprises non cotées, qui représentent aux Etats-Unis 60% environ de l’emploi total.

Par ailleurs, chez les plus riches Américains, « le taux d’entrepreneurs dans la population, non seulement dépasse 80%, mais la part des entrepreneurs ayant créé leur entreprise est de très loin majoritaire, à environ 45% sur 80% ; les entrepreneurs riches par acquisition comptent pour 15% et moins de 10% pour ceux devenus riches par héritage. » Enfin, les 2/3 du total des revenus des 1% les plus riches proviennent d’entrepreneurs actifs.

La rémunération des entrepreneurs dépend des risques pris

Le point 3 montre à quel point le 1% des plus riches aux Etats-Unis est éloigné de la notion de « rente ». Les flux entrants et sortants sont incessants au sommet de la pyramide des revenus : d’après les travaux de Rank et Herschel, qui ont suivi les revenus d’un groupe d’individu entre 25 et 60 ans, donc durant l’ensemble de leur carrière professionnelle, les ¾ d’entre eux se sont retrouvés à un moment de leur vie professionnelle dans les 20% les plus riches et la moitié d’entre eux parmi les 10%, tandis que 54% d’entre eux avaient flirté au moins une fois dans leur vie avec le seuil de pauvreté. On vient de le voir en haut de distribution les entrepreneurs créateurs ou par acquisition dans le 1% des plus riches représentent plus de 55% des plus riches. Chiffre corroboré par ceux de Forbes, où les 1% les plus riches sont des entrepreneurs à 65%, et même à 67% pour les 400 premiers milliardaires. Une proportion qui diminue ensuite rapidement 47% pour les 4% suivants, 33% dans les 5% suivants, 18% dans les 10% suivants… Les entrepreneurs deviennent donc les plus riches et sont avant tout des self-made individuals, mais leur situation est très loin d’être acquise et évolue constamment.

Il s’agit d’une conséquence des opportunités et des risques pris. L’investisseur individuel doit en effet pour compenser ses risques et couvrir ses pertes éventuelles atteindre un rendement net de 7% à 10% soit entre 14% et 20% si la plus-value est taxée.  Par ailleurs en exploitant l’article de Jason DeBacker et al. (2012), The properties of Income Risk in Privately Held Businesses, Bernard Zimmern montre que la stabilité d’un revenu entrepreneurial est beaucoup plus faible que celle d’un revenu salarié « la probabilité de rester dans le même décile est en effet de 0,4 pour entrepreneur contre 0,6 pour un salarié ». Mais les chances d’ascension sont beaucoup plus rapides puisque 12% « des foyers [américains] qui débutent dans le décile de revenu le plus bas se retrouvent l’année suivante dans les déciles 8 ou plus haut pour les entrepreneurs. »

Conclusion

Pour entretenir un écosystème entrepreneurial dynamique, il importe de développer une fiscalité adaptée aux entrepreneurs (notamment s’agissant de l’imposition des plus-values et du patrimoine), et surtout de changer de regard sur la richesse et sur la mesure de l’inégalité. Bernard Zimmern démontre non seulement qu’une telle intégalité est « normale » en obéissant pour les revenus primaires comme pour le capital à une distribution « parétienne » qu’il est inenvisageable de modifier. Et que par ailleurs s’agissant de la France et après inclusion des prestations sociales (et droits connexes) et de l’équivalent monétaire des services publics côté revenus secondaires étendus et du patrimoine (en y ajoutant le capital représentant les droits à retraites), les écarts deviennent significativement plus faibles. Trop faibles peut-être pour disposer d’un écosystème de croissance suffisant indépendamment des boulets réglementaires et administratifs listés en introduction en France. Reste donc à faire jouer à plein le levier fiscal, ce qui jette un coin de projecteur cru sur les efforts qui restent à accomplir en matière d’impôts de production, de droits de succession/transmission (notamment pour les entrepreneurs) et sur le poids des prélèvements sociaux sur les revenus du capital (sans même parler d’une importation enfin réussie de la Sub-S américaine en France). En ce sens, le dernier livre de Bernard Zimmern est essentiel. Il recentre le débat sur ce qui compte vraiment, la juste appréhension des inégalités et leur rôle moteur dans la croissance et le développement de l’entrepreneuriat, dont elles constituent le naissain. Bien loin des sentiers battus par l’analyse économique française traditionnelle.


[1] INSEE, Réduction des inégalités : la redistribution est deux fois plus ample en intégrant les services publics, 27 mai 2021,

[2] Pour une discussion de cette approche voir B. Nouel, Inégalités des revenus, selon l’INSEE tout est à revoir, IRDEME, https://www.irdeme.org/Inegalites-des-revenus-selon-l-INSEE-tout-est-a-revoir ainsi que https://www.ifrap.org/budget-et-fiscalite/le-cumul-des-aides-nationales-et-locales-peut-depasser-le-smic

[3] Dont l’équivalent européen est le Household Finance and Consumption Survey (HFCS) » de la BCE.