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Les APL devant le Conseil d’Etat, le révélateur de la crise du modèle social

Les associations caritatives, menées par le DAL (Droit au logement) attaquent devant le Conseil d’Etat le décret diminuant de 5 euros les allocations personnalisées de logement mensuelles (L’allocation mensuelle était en moyenne de 225 euros en 2015). Personne ne peut penser que seize centimes par jour puissent suffire à justifier une décision d’abus de pouvoir de la part de la plus haute juridiction administrative, ni que le droit au logement soit en cause, les allocations étant par définition versées à des personnes bénéficiant déjà d’un logement. Mais élevons le débat ! Les APL (en réalité l’addition des trois aides au logement : APL proprement dite, ALF et ALS) sont le parfait exemple d’une conception du modèle social qui n’est pas supportable, consistant à fragmenter les allocations, au lieu de considérer leur ensemble et de les réformer dans le sens d’une allocation unique.

Une demande naturellement irrecevable

Les associations prétendent invoquer une atteinte à la dignité humaine, à la convention européenne des droits de l’homme, ou encore au droit au logement.

Cinq euros par mois, soit seize centimes par jour. Pour appuyer leur demande, les associations invoquent le fait que sur le mois cette somme permettrait de prendre deux repas. Mais personne ne peut payer que 2,5 euros pour un repas, sauf bien entendu à bénéficier de tarifs privilégiés, (que l’on trouve surtout dans les administrations ou les grandes entreprises !), et il devient paradoxal d’en faire état comme base pour réclamer des aides supplémentaires. Il faut se fonder sur les prix du commerce. Seize centimes, ce n’est rien sinon, par exemple à peine plus d’un dixième d’un café au bar, ou une cigarette tous les trois jours… Pas de quoi faire valoir une atteinte à la « dignité humaine ».

Quant au droit au logement, il découle effectivement de la Constitution en tant que « droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence », et la loi du 5 mars 2007, prise sous la présidence Chirac, a même créé le droit au logement « opposable », dont il n’a pu être fait que des applications très rares. Ségolène Royal, compte tenu de la pénurie d’habitations, a même qualifié ce principe législatif de « forme de tromperie ». Mais en tout état de cause, le droit au logement ne saurait être juridiquement invoqué ici, dans la mesure où les personnes qui perçoivent l’allocation ont par définition déjà la disposition d’un logement, et bien entendu on ajoute que ce ne sont pas plus ou moins cinq euros par mois qui font la différence quand il s’agit de payer un loyer.

Enfin, s’il était encore besoin d’argumenter, les efforts de la France sont particulièrement méritoires par comparaison avec ceux des pays européens. Ils atteignent 18 milliards par an. Encore ne s’agit-il que des aides à la personne. Avec les aides à la pierre, ce n’est plus 18 milliards dont on parle, mais 41 milliards. Les statistiques d’Eurostat ne prennent en compte que les APL. Elles montrent que celles-ci  atteignent annuellement 272 euros par habitant, chiffre le plus élevé de tous les pays (mis à part le Royaume-Uni, qui dépense le chiffre astronomique 538 euros) : par exemple l’Allemagne dépense 207 euros, et nous sommes à égalité avec le Luxembourg, pays en tête de la richesse par habitant. Au total, les APL représentent 0,8% du PIB français, soit le double de beaucoup des pays analysés par Eurostat.

Les APL ont d’autre part une efficacité meilleure en France que dans la plupart des autres pays. Ainsi Eurostat nous indique que seulement 5,7% de la population  française consacrent 40% ou plus de leur revenu disponible total (allocations comprises) à se loger. Les taux sont de 7,5% en Suède, et entre 12,5% et 15% au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas et au Danemark . La France n’est dépassée que par l’Irlande, la Finlande Malte et Chypre[1]. Ce taux de 5,7% est de plus stable depuis plus de 10 ans.

Le révélateur d’une conception devenue intenable du modèle social

La prétention des auteurs du recours revient à considérer chaque allocation indépendamment des autres.

Le tableau suivant montre à quelles conséquences conduit cette prétention. Voici à titre d’exemple l’évolution de trois sources de revenus sur trois années, de 2014 à 2017.

En euros

RSA socle

Smic mensuel brut

APL (Dépenses totales)

 

1 pers.

Couple avec 1 enfant

 

 

2014

499,31

917

1 445,38

13,8 Mds

2017

545,48

1 036

1 480,27

18,2 Mds* (2016)

Variation

+9,2%

+12,97%

+2,41%

 

*Le périmètre a été modifié entre les deux dates pour tenir compte de la prise en charge de l’ALF (allocation logement familiale) par le FNAL, financé à 85% par l’Etat. A périmètre constant, les dépenses sont stables d’une année sur l’autre, mais cette prise en charge fait ressortir que la branche allocations familiales ne pouvait plus faire face au paiement des ALF (4,4 Mds). L’augmentation du coût total des APL est de 25% en dix ans et de 2 Mds entre 2011 et 2015. Le rapporteur au Sénat indique en 2015 que chaque année les prévisions sont inférieures à  l’exécution budgétaire (89 millions en 2014), et que le FNAL, est en déficit chronique et en hausse chaque année (250 millions en 2015).

On voit que dans le même temps que la baisse de 5 euros des APL fait les gros titres, on oublie de dire que le RSA a sur trois ans augmenté entre 9 et 13% suivant les ménages, soit respectivement 46 et 117 euros par mois. Or le RSA et les APL sont des prestations complémentaires, le montant du RSA étant diminué d’un « forfait logement » pour ceux qui reçoivent les APL, forfait d’ailleurs toujours inférieur de plus de moitié à l’allocation effectivement versée. Le bénéficiaire de ces aides complémentaires est au total très largement gagnant.

Autre élément de comparaison, le travailleur au Smic ne voyait quant à lui son salaire augmenter pendant la même période que d’un maigre 2, 4 %...

On ne peut donc pas isoler les différentes aides, et en particulier les APL, les unes des autres, sous peine d’arriver à des dépenses publiques non seulement insoutenables, mais aussi remettant en cause l’équilibre nécessaire avec l’échelle et la progression des revenus des personnes en emploi.

Les aides sociales doivent s’apprécier comme un ensemble, ce pour quoi l’iFRAP plaide depuis longtemps : c’est l’allocation sociale unique, que le bénéficiaire utilise comme il l’entend. Autrement, l’Etat providence ne pourra jamais satisfaire à l’addition de tous les droits : ainsi de l’allocation de rentrée scolaire, qui  devrait permettre de faire face à toutes les dépenses de scolarité (alors qu’on sait très bien qu’il s’agit d’un complément fongible de revenu que le chef de famille utilise comme il l’entend, notamment pour s’acheter du matériel informatique), des allocations familiales, qui ne sauraient jamais être suffisantes pour couvrir les dépenses des enfants, ou encore les APL qui devraient absorber le  coût du logement.

Plus généralement, s’il faut mettre bout à bout et séparément, chacune des dépenses occasionnées par la satisfaction pour tous des droits au travail, à la retraite, à la démission rémunérée (objet de la prochaine réforme de l’assurance chômage), à la santé, au logement décent,  à la nourriture, aux loisirs et aux voyages, à la culture,  à l’éducation des enfants,  aux télécommunications (les tarifs spéciaux), etc., et additionner encore les diverses aides facultatives en provenance des caisses d’allocations familiales ou des collectivités locales, le modèle social s’épuise nécessairement. Compte tenu de l’augmentation vertigineuse du nombre de dépenses dites contraintes, il est devenu nécessaire au contraire de laisser à l’individu la responsabilité du choix de l’utilisation des allocations monétaires qu’il reçoit. C’est l’objet de l’allocation unique[2].

Pour revenir plus spécifiquement aux APL, cela permettra d’éviter l’effet pervers souvent souligné, à savoir celui de faire monter les loyers, dans la mesure où les APL sont en règle générale directement versées au bailleur. Augmenter les allocations logement n’est donc pas la solution. Il y a plutôt lieu de s’interroger sur les raisons pour lesquelles dépenser chaque année 41 milliards d’euros, si l’on additionne les APL et les aides à la pierre, ne parvient pas à résoudre le problème du logement. Ce qui bien entendu oblige à se tourner vers les réformes de fond, que la Fondation iFRAP a plusieurs fois eu l’occasion de préciser (Aides au logement : à quand une vraie réforme ?, Les aides au logement à bout de souffle , et plus récemment l'étude complète, Stopper la création de logements sociaux).


[1] L’indicateur Eurostat a pour nom le « taux de surcharge des coûts de logement ». Voilà une statistique qui réduit encore plus la pertinence de l’argumentation des associations !

[2] Par parenthèse, c’est le même mal, et en partie pour les mêmes raisons, dont souffre la fiscalité française, avec ses quelque 660 dispositifs de taxation et 450 niches fiscales, et aussi avec ses coûts exorbitants de collecte ou de répartition. La protection sociale représente 34% du PIB français, et les seules dépenses de fonctionnement absorbent plus de 30 milliards.