Actualité

"Le saupoudrage des moyens fait perdre la recherche biomédicale française"

Entretien avec le professeur Philippe Even, ancien doyen de la faculté Necker enfants malades, auteur d'un rapport qui classe les 32 centres hospitalo-universitaires (CHU) français.

Agnès Verdier-Molinié : Vous avez récemment publié un classement des CHU (voir page 7) qui a fait grand bruit et vous a attiré de nombreuses critiques du monde hospitalo-universitaire. Y aura-t-il, suite à votre rapport, une réforme des CHU ?

Philippe Even : L'objectif du gouvernement est de mettre en place une réforme à part pour les CHU. Le CHU n'est pas seulement un hôpital, c'est aussi un établissement universitaire, avec une triple mission de soins novateurs, de formation et de recherche innovante, pour lequel il faut concevoir une réforme spécifique.

J'avais publié l'an dernier un rapport sur l'ensemble de la recherche française biologique et médicale, dont 60 % se déroulent en dehors des CHU, au CNRS, à l'Inserm, au CEA, à l'Inra et dans de grands instituts, type Pasteur, Curie ou Strasbourg, et c'est pour cette raison que la présidence de la République m'a « commandé » ce rapport focalisé sur les CHU.

AVM : Il apparaît dans ce classement qu'il y a une certaine corrélation entre qualité de la recherche et effectifs de chercheurs par CHU. Est-ce exact ?

PE : Le contraire serait inquiétant.

Le nombre de professeurs de médecine ne varie guère d'un CHU à l'autre, mais il y a d'énormes différences dans le nombre de chercheurs de l'Inserm établis dans les CHU.

Cette implantation de l'Inserm ne se fait pas au hasard, mais dans les CHU où des universitaires ont voulu et su développer de fortes activités de recherche, par exemple, Necker, La Pitié, St-Louis, qui ont su marier recherche biologique fondamentale et médicale. Mais le nombre des chercheurs Inserm n'est pas le seul élément et des facultés plus petites, telles que Nantes, se classent bien en ayant trouvé le moyen de réussir parfaitement là ou des grandes facultés avec beaucoup de chercheurs n'ont pas su ou voulu atteindre de telles performances.

AVM : À quelles grandes facultés pensez-vous quand vous dites que les performances ne sont pas au rendez-vous ?

PE : Je pense notamment à Nancy, Montpellier, Strasbourg, Rennes, Tours, Rouen, Clermont, qui ne sont pas à la hauteur des investissements réalisés. Alors que, dans le classement de 2005 sur la recherche dans son ensemble, j'ai montré que Marseille et Strasbourg étaient devant, de très loin, dans l'ensemble de la recherche française, leur CHU sont beaucoup moins bien placés en recherche proprement médicale universitaire, ce qui reflète une mauvais concertation des acteurs. À Marseille, les liens entre les différents acteurs de la recherche n'existent guère. À de brillantes exceptions près, la faculté de Marseille s'est repliée sur elle-même et il n'y a pas de relations suffisantes entre le CHU et les grands centres Inserm et CNRS et Lyon est balkanisé en de multiples structures trop petites. Entre chercheurs et médecins, les effectifs sont tels que Strasbourg, Lyon et Marseille ne devraient pas être juste des CHU internationalement moyens, mais de véritables références européennes. Plus que l'organisation, ce qu'il convient de remettre en cause, c'est souvent le conformisme et le corporatisme des universitaires, qui freinent les contacts avec les chercheurs en biologie, alors qu'il n'y a pas de recherche médicale novatrice sans liens étroits avec la recherche fondamentale.

AVM : Quelles sont, selon vous, les raisons du mauvais classement international de la France dans ce domaine ?

PE : La France est 4e au monde en termes de recherche médicale, juste devant le Japon et l'Italie, mais très loin derrière les trois premiers, États- Unis, Angleterre et Allemagne. En apparence, ce n'est pas si mal, mais rapporté à la population, la production française biomédicale se place au 12e ou 13e rang mondial. Israël, la Hollande, les pays scandinaves, le Canada sont loin devant nous.

Je vois trois raisons majeures à ce classement désastreux :

le saupoudrage des crédits sur une quarantaine de CHU dans quarante grandes villes de France alors que l'équivalent de nos CHU sont deux fois moins nombreux en Allemagne, aux USA et en Grande- Bretagne. La France a fait, avec les CHU, de l'aménagement du territoire sur la base du principe que toutes les villes de plus de 100 000 habitants ou même moins (Poitiers) devaient avoir leur CHU. Résultat : nous avons plus de structures que nous ne pouvons en faire tourner par rapport à la masse critique de cerveaux et de moyens nécessaires. Il vaudrait mieux se soucier de la place de la France en Europe plutôt que de la place du Limousin en France.

C'est le même constat que celui qu'on fait pour les universités. Dans notre système, les universitaires refusent de se regrouper et n'arrivent pas à sortir de la logique de chapelles et se contentent trop souvent de productions médiocres ou nulles ;

la formation scientifique des médecins est entièrement à revoir et pour les biologistes, les facultés de sciences sont devenues des parkings.

Si on ne remédie pas à la formation des jeunes, des biologistes et des médecins, il n'y aura pas de percée possible pour la France. Mais cela mériterait des développements trop longs ;

les brevets. Tous les bâtons sont mis dans les roues pour qu'il y ait le moins de brevets déposés en France dans le domaine biomédical.

L'État se mêle de tout, complique tout, multiplie les blocages. Les inventions appartiennent ici à l'employeur, toujours public, et cela n'incite pas les chercheurs à faire des inventions. En Amérique, c'est différent, l'invention appartient souvent en partie aux chercheurs et ils participent activement à la valorisation.

À cela s'ajoute le problème des « multi-tutelles ». Les découvertes sont le fruit des laboratoires associant chercheurs de l'Inserm et du CNRS, universitaires et hospitaliers, de sorte que se pose toujours la question de « à qui appartient le brevet ? » Les trois tutelles : CHU, Inserm et CNRS doivent se mettre d'accord avant tout dépôt de brevet.

La moindre démarche prend 6 mois, le système est enlisé dans ces « multi-tutelles ». Résultat : il n'y a pas une seule technique dans les hôpitaux (imagerie, biologie) et les laboratoires (cytofluoromètre, séquenceurs, microscopes biphotoniques, etc.) qui n'ait été inventée ailleurs et ne soit importée avec retard et à grands frais. Pour valoriser les découvertes de 5 000 chercheurs, l'Inserm dispose de 50 personnes et l'université Paris V d'une seule pour 1 000 chercheurs, alors que les départements de valorisation devraient être les plus importants au sein de ces structures.

AVM : Ce tableau de la recherche biomédicale est assez préoccupant. Pensez-vous que l'on puisse réformer ce secteur assez profondément pour rendre à la France un rang correct ?

PE : Je l'espère. La première démarche est de ne pas se raconter d'histoires et d'examiner la situation objectivement, telle qu'elle est, sans illusions. C'est pour cela que j'ai fait ce rapport qui a paru brutal, alors qu'il ne s'agit pas d'un jugement, mais d'un constat. Je trouve dommage que les politiques, qui sont décisionnaires dans ce domaine, ne voient les choses qu'au travers de rapports optimistes qui déguisent la réalité et ne donnent pas la possibilité de mesurer l'ampleur du désastre, même si nous avons avec les Instituts Pasteur et Curie, l'IGBMC de Strasbourg, le CIML de Marseille, Necker, etc. – des centres de vraie valeur internationale mais la plupart hors des CHU. Le problème de la recherche française et particulièrement de la recherche médicale n'est pas un problème d'argent. Il y a déjà beaucoup d'argent, entre les universités, l'Inserm et le CNRS, ce sont à peu près 2,5 milliards de fonds publics qui sont dépensés chaque année, mais la moitié en pure perte dans des secteurs médiocres qui coûtent aussi cher que les secteurs d'excellence. Ces 2,5 milliards pourraient être largement suffisants s'ils étaient bien exploités mais le saupoudrage des moyens et le conformisme nous font perdre la partie.

AVM : Quelles sont vos propositions de réforme ?

PE :
- Revoir la formation des chercheurs et des médecins. Étape clé ;
- regrouper les CHU ;
- transformer certains CHU qui n'en ont que le titre en hôpitaux généraux en charge de soins d'excellence, non de recherche, comme le sont les excellents hôpitaux du Havre, du Mans, d'Évry, qui ne sont pas universitaires, mais qui soignent très bien la plupart des pathologies.

Ils pourraient d'ailleurs être intégrés aux CHU voisins ;
- supprimer les unités de recherches qui ne produisent rien et recycler leurs chercheurs. Je pense notamment à Saint-Étienne, Limoges, Poitiers, Amiens, Reims qui sont des cas d'autant plus tragiques que, même dans les pires endroits, il y a quelques chercheurs remarquables, qui montrent que quand on veut, on peut. C'est tout un état d'esprit qui doit changer ;
- redéployer les crédits efficacement en mettant le paquet sur les CHU et centres de recherches performants ;
- intéresser les chercheurs à 50 % pour leurs découvertes.