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Inspection du travail : oui à la spécialisation

L'inspection du travail française est aujourd'hui numériquement largement au-dessus des standards prônés par l'OIT. En effet ceux-ci préconisent une densité d'agents d'inspection et de contrôle de 1 pour 10.000 salariés. Avec une population de salariés du privé de 18 millions, la densité actuellement (il y a environ 2.236 agents de contrôle au sein du corps) représente une densité de 1 agent pour 8050 à 8130 employés environ (suivant les méthodes de calcul). En conséquence, ce corps d'inspection qui s'est substantiellement renforcé depuis 2007 (voir encadré) voit ses capacités de spécialisation et le renforcement de ses pouvoirs de sanctions accrus par le projet de loi relatif à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale actuellement en discussion devant l'Assemblée nationale. La fondation iFRAP propose d'aller plus loin dans la "professionnalisation" du corps :

- Utiliser les marges de manoeuvre en termes d'effectifs pour diversifier les missions de l'inspection en direction des administrations publiques quitte à procéder à des redéploiements des corps d'inspection internes des ministères.
- Renforcer la spécialisation de l'inspection du travail en conservant et en renforçant ses prérogatives globales et transversales mais en spécialisant les inspecteurs afin de proportionner leurs pouvoirs de sanction (nouveaux) à leur capacité d'expertise.
- Améliorer la relation entre les entités contrôlées et les inspecteurs en développant là aussi "une relation de confiance" dépolitisée, reposant sur l'expertise et le conseil.
- Mieux proportionner les pouvoirs de sanctions en y adjoignant la possibilité de formuler des avertissements et des mises sous surveillance, afin de développer une pratique de l'audit social et non plus seulement de simple contrôle.

Le projet de réforme de l'inspection du travail, en bref

Le projet de loi relatif à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale actuellement en discussion à l'Assemblée nationale sous une procédure accélérée, porte en son sein une réforme substantielle de l'inspection du travail. Il s'agit par ailleurs de l'ultime étape d'un processus de réforme initié en 2005 avec le rapport Bessière [1], puis sous la présidence de Nicolas Sarkozy entre 2007 et 2010 visant à « muscler » et « moderniser » l'inspection du travail dans le cadre de la mise en place des DIRECCTE à partir de 2010 (directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi) [2], au travers du plan de modernisation de l'inspection du travail (PMDIT). A la clé, un programme ambitieux d'embauche de personnel supplémentaire (+700 agents en pleine RGPP, dont 120 inspecteurs et 280 contrôleurs du travail), tandis que l'inspection du travail stricto sensu fusionnait avec trois autres corps d'inspection chargés respectivement des entreprises de transport (ITT), du travail maritime (ITM) (ministère de l'Equipement), et de l'inspection agricole (ITEPSA (inspection du travail, de l'emploi et de la politique sociale agricole) [3].

Pour autant, cet effort, de l'avis même des intéressés, n'a pas eu l'effet escompté. Le rapporteur du projet de loi à l'Assemblée nationale, M. Jean-Patrick Gille s'en explique : « les évolutions récentes de l'organisation de l'inspection du travail (…) n'ont pas réussi à enrayer plusieurs problèmes de fond auxquels sont confrontés les agents, tels que le sentiment d'isolement et un besoin de coordination et de compétences techniques accrus face aux changements du monde du travail. » Or précisément, c'est à poursuivre cette « professionnalisation » et « spécialisation [4] » de l'inspection du travail que s'attache le présent projet de loi, mais également à la technicisation d'un corps d'inspection trop largement politisé.

L'inspection du travail, plus de moyens pour quel redéploiement ?

Les sections de contrôle sont à l'heure actuelle structurées autour d'un inspecteur pour deux contrôleurs environ, mais ont été là encore « densifiées » : elles sont passées dans le cadre de la fusion de 484 sections à près de 784, dont 173 sections « fusionnées » et 127 sections créées. Ce sentiment « d'isolement » en petites unités, est encore renforcé par la nature des contrôles effectués :

  • compétence généraliste caractéristique de l'inspection du travail française ce qui rend plus lourde la prise en compte d'une législation du travail frappée par une complexification constante)
  • répartition inédite des tâches par taille d'entreprises (les moins de 50 salariés allant aux contrôleurs, tandis que les grandes étant réservées aux inspecteurs etc…).

Le projet de loi prévoit au contraire tout en travaillant à effectifs constants de restructurer le contrôle :

  • en unités de contrôle représentant de 8 à 10 agents, animées par un responsable des unités de contrôle (RUC), nommé au sein même des effectifs de contrôle (ce qui fait craindre aux syndicats en baisse en réalité de 15% des effectifs qui les ramèneraient en 2 ans à 2000 agents opérationnels, soit -240 postes de contrôle), bien que l'on soit encore au-dessus de la norme de l'OIT qui supposerait de descendre à 1.800 agents).
  • La mise en place d'unités de contrôle thématiques au niveau régional afin de disposer de compétences plus spécialisées et un groupe de contrôle, d'appui et de veille sur le plan national afin de mieux coordonner la stratégie des opérations de contrôle.
  • Enfin, la passation de l'ensemble des effectifs de contrôleurs de catégorie B (soit 1.493 contrôleurs [5]) en catégorie A (dont 540 seulement sont documentés pour les années 2013-2015) sous 10 ans.

Etonnamment les coûts budgétaires de la réforme ne sont pas documentés s'agissant de la réforme de l'inspection du travail. L'augmentation du nombre d'inspecteurs promus au tableau d'avancement (+60) selon l'étude d'impact n'est pas documenté en terme de GVT positif (accroissement des traitements et des primes), ni l'effet de passation de catégorie B en catégorie A. On peut cependant estimer d'après les documents budgétaires que le coût complet hors CAS pension du passage en catégorie A de 540 contrôleurs devenus inspecteurs devrait osciller entre +4,4 et 7,3 millions d'euros à compter de 2015, tandis que les promotions à la tête des RUC devraient avoir un impact de 0,6 millions d'euros environ. Au total la réforme pourrait en année pleine après 10 ans coûter environ 13 millions d'euros.

Passer d'une logique « généraliste » à une logique « spécialisée » :

Les inspecteurs du travail en France ont une compétence rigoureusement généraliste. Celle-ci se déploie sur le plan vertical (l'inspection du travail s'occupe de quasiment toutes les catégories de contrôle dégagées par l'OMT (l'organisation mondiale du travail)) comme sur le plan horizontal : les inspecteurs et contrôleurs sont tous des généralistes, même si des spécificités subsistent sur le plan des compétences opérationnelles par rapport aux types d'entreprises contrôlées (de pêche, de transport ou agricoles, malgré la « fusion des inspections »). Dans un rapport international récent A mapping report on Labour Inspection Services in 15 European countries (2012) [6], les compétences des différentes inspections sont bien mises en exergue au travers de deux tableaux :

  • Le premier distribue les compétences en fonction de 8 critères (sécurité et santé au travail, contrat de travail, travail non déclaré [7], temps de travail, égalité de traitement, rémunérations et salaires, Sécurité sociale, restructuration d'entreprises). L'inspection du travail en France est compétente sur l'ensemble de ces champs hors celui de la Sécurité sociale. Seule l'inspection espagnole étant compétente pour l'ensemble de ces critères. Par ailleurs sur 15 pays, l'inspection française fait partie des trois inspections compétentes pour 7 critères, trois pays européens n'étant compétents que pour un seul critère : le Danemark, l'Allemagne et le Royaume-Uni, s'agissant de la sécurité et de la santé au travail qui représente également la catégorie en France la plus volumineuse en matière de contrôles.
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  • Le second permet de voir le champ couvert par les inspections du travail entre la sphère publique et la sphère privée. On vérifie alors que seules l'Italie, la Roumanie, la Pologne, la Grèce et la Lituanie disposent d'inspections véritablement généralistes s'agissant des employés du public comme du privé. Cependant l'inspection en France dispose de compétences de contrôle dans certains services publics, notamment hospitaliers (pour certains organismes et certains services), tandis qu'en Espagne par exemple, l'inspection dispose de la capacité de contrôle sur l'ensemble des contractuels que ceux-ci soient employés dans le secteur public ou le secteur privé mais pas pour les fonctionnaires sous statuts.

Or précisément, les inspecteurs du travail français sont farouchement opposés à toute atteinte à leur approche généraliste du contrôle des entreprises quand bien même cette approche serait parfaitement préservée au niveau du corps d'inspection lui-même. Par ailleurs, cette position strictement individualiste se complète d'une suspicion forte vis-à-vis de la hiérarchie. C'est d'ailleurs là que le bât blesse s'agissant des unités de contrôle. Si les effectifs devaient être renforcés, coupant mieux leur « isolement » et leur permettant de développer des compétences complémentaires, c'est le fait de rendre compte de leur action à un responsable désigné parmi eux, le RUC, qui pose problème. Celui-ci disposera « de l'autorité hiérarchique et de la gestion de l'ensemble des moyens (…) de tous les pouvoirs de contrôle et pourront donc intervenir sur un dossier ou dans une entreprise pour se substituer à l'inspecteur du travail. [8] » Plus globalement l'insertion d'organismes régionaux de contrôle leur fait craindre que sur certains dossiers, il y ait pluralité d'intervenants portant atteinte à la libre appréciation de principe de chaque agent d'inspection sur son propre travail de contrôle.

Il est assez aisé de comprendre que l'approche des inspecteurs du travail est relativement « politisée ». Dotés d'une démarche à la fois individualiste et anti-hiérarchique garante selon eux de leur indépendance (qui n'est pas contestée) et de leurs prérogatives de contrôle « holistes », afin de ne pas « découper » le salarié en tranches, même si la réalité de la complexification croissante du droit et de son instabilité invite à les transformer en « spécialistes », les inspecteurs et contrôleur font le gros dos face au changement. En réalité, l'enjeu est plus vaste ; dans le cadre d'une approche désormais plus « business friendly » du ministère du travail, dans le cadre d'une lutte contre le chômage et pour la création massive d'entreprises et face à une « densification » normative reconnue désormais pas tous, il importe que l'inspection du travail intervienne davantage en partenaire du développement de l'entreprise que comme simple « gendarme » et bannisse certaines pratiques isolées de « cow-boy ».

L'équilibre reste à trouver sur le volet répressif :

La réforme de l'inspection du travail ouvre à ce type de rapport, en développant son rôle d'information voire de conseil, plutôt que répression tous azimuts, mais pour cela il faudrait être cohérent quant aux outils répressifs accordés aux inspecteurs.

  • Actuellement, les moyens offerts aux inspecteurs du travail reposent avant tout sur la saisine des autorités judiciaires compétentes. Or les juridictions sont tout particulièrement engorgées s'agissant des infractions liées à l'usage de l'amiante et plus généralement par les saisines relatives à la santé et à la sécurité, voire aux troubles psycho-sociaux, plutôt qu'aux aspects plus traditionnels du travail d'inspection (travail dissimulé, infractions aux règles d'hygiènes, contrat de travail, dialogue social, durée de travail) dans les entreprises.
  • La réforme propose d'offrir une capacité de sanction administrative autonome aux inspecteurs ainsi que de transaction pénale mais aussi la possibilité de faire cesser certains chantiers en matière de constructions. Il est étonnant que le projet de loi ne prévoit pas en amont un mécanisme d'avertissement (ou d'alerte) à titre préventif permettant au chef d'entreprise de prendre les mesures qui s'imposent. Par ailleurs, l'arsenal des sanctions offertes aux inspecteurs semble moins modulable qu'auparavant et pourrait « déraper » en raison des situations « complexes » si l'aspect généraliste du rôle de l'inspecteur n'est précisément pas revu à la baisse (le risque d'erreur et de sanction abusive étant alors beaucoup plus important).

Pour une inspection aux pouvoirs étendus en direction du secteur public :

Le chef d'entreprise ne doit pas être pour l'inspection du travail, au mieux un délinquant qui s'ignore. Afin de préserver, voire de développer une approche neutre des problématiques sociales et développer la fonction d'expertise et de conseil qui est la sienne, afin d'améliorer dans la durée la protection des droits des salariés, il importe que le travail des inspecteurs du travail ne reste pas cantonné à la sphère privée mais déborde largement sur un contrôle du secteur public. Ainsi évitera-t-on l'aspect deux poids deux mesures que l'on retrouve actuellement s'agissant de la protection des salariés. Un risque d'exacerbation des contrôles et du ressenti des employeurs et des employés dans le secteur privé, un sentiment inverse d'impunité dans le public où le principe des lanceurs d'alerte éthique (whistleblowers) est encore balbutiant. Dans le cadre de la modernisation de l'action publique il serait cependant possible d'étendre le contrôle de l'inspection du travail au secteur public, et ce, par deux moyens :

  • Moyen financier d'abord, la France dispose à l'heure actuelle d'1 contrôleur pour 8.000 employés environ. La norme de l'OIT impose 1 contrôleur pour 10.000 salariés. Pour passer de ce rapport à l'autre sans baisse de personnel au sein des services d'inspection (2.236 agents), il faudrait baisser les effectifs à environ 1.800 contrôleurs pour 18 millions de salariés. Si l'on y intègre 5 millions d'agents du public quel que soit leur statut juridique (contractuel ou fonctionnaire de carrière), les « employés » concernés augmenteraient de 21% environ, soit le même ordre d'effort 21,7% nécessaire pour ramener les statistiques de contrôle dans la norme à 1 contrôleur pour 10.000 salariés. Il serait donc possible de « couvrir » budgétairement cette extension de compétence sans contrevenir aux directives de l'OIT. Si l'on tient compte des efforts d'encadrement, il s'agirait simplement de sanctuariser les 2.236 contrôleurs existants et de recruter 200 postes supplémentaires.

Le « sur-effort » pour un contrôle efficace pourrait donc être en apparence de 8,6 millions d'euros [9], montant qu'il s'agirait de gager par un redéploiement à due concurrence des agents d'inspection générale au sein des ministères. Nous avons pu montrer dans une récente étude que le vivier est important avec pas moins de 14.920 fonctionnaires dans les corps généraux d'inspection.

  • Moyen juridique ensuite en proposant deux hypothèses d'intégration :
    • Soit adopter une approche à l'espagnole, en étendant les compétences des inspecteurs actuellement en place aux contractuels de droit public ou de droit privé travaillant au sein de l'administration ou de ses agences ou opérateurs ;
    • Soit/ou adopter une approche plus globale en assurant le transfert et l'intégration de 200 membres des corps généraux d'inspection au sein de l'inspection du travail, afin de couvrir l'ensemble des agents fonctionnaires ou contractuels dans les trois versants de la fonction publique.

A l'heure actuelle, même s'agissant des corps d'inspections des pays qui peuvent contrôler les agents du secteur public, ces derniers ne peuvent sanctionner eux-mêmes directement l'administration employeuse, mais uniquement relever des signalements (selon le principe « an administration can not sanction itself ») qui seront ensuite, soit traités en interne soit renvoyés devant le juge administratif (lorsqu'il existe). En assurant l'inclusion de « sections » spécialisées au cœur de l'inspection du travail dans le contrôle des entités du secteur public, il serait alors possible, suivant les manquements relevés lors des opérations d'audit et de contrôle, soit de saisir le juge compétent (y compris effectuer un signalement auprès de la Cour des comptes), soit d'effectuer un signalement hiérarchique, en tout cas de contribuer à l'égalité de traitement entre les pratiques sociales des secteurs public et privé. Au-delà, il faudra sans doute s'interroger dans le cadre de la MAP (modernisation de l'action publique) à une intégration progressive (bien que divisée en sections lorsque l'autonomie est indispensable comme pour l'inspection du travail) des différents services généraux d'inspection au sein d'un même corps d'inspection interministériel, sur le modèle du Somushô japonais.

[1] Le rapport de M. Jean Bessière (2005), L'inspection du travail, plus récemment l'IGAS en 2012, rapport de contrôle des sections d'inspection du travail et un rapport de sociologue de terrain, F. Daniellou, dir le travail vivant des agents de contrôle de l'inspection du travail.

[2] Fusionnant dans des directions interministérielles des services relevant du ministère des finances (DGCCRF), du ministère de l'Emploi (inspection du travail), mais également du ministère de l'Ecologie dans le cadre de la réforme des services déconcentrés de l'État (Réate).

[3] Voir le décret no 2008-1503 du 30 décembre 2008.

[4] Pour l'état actuel du droit, se reporter à Kapp, Ramackers, Terrier, Le système d'inspection du travail en France, Editions Liaisons, 2013, 2ème édition.

[5] Les données actuelles de l'inspection livrent les effectifs suivants (v.p.119 de l'Etude d'impact html) : 3.032 agents affectés au sein des sections d'inspection, dont 796 agents administratifs et 2.236 agents de contrôle.

[6] EPSU/Syndex, A mapping report on Labour Inspection Services in 15 European countries en particulier p.11-12. Juin 2012.

[7] Qui est une priorité européenne, voir le rapport de Jutta Steinruck au Parlement européen adopté le 15 janvier 2014, dans le cadre d'un renforcement des inspections du travail dans l'UE afin de lutter contre le travail clandestin.

[8] Lire en particulier la tribune des syndicats CGT, FO, SNU/FSU et SUD dans Le Monde, 3/02/2014, Qui veut la mort de l'inspection du travail ?

[9] Hors cotisations sociales et contribution au CAS pension.