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Temps de travail dans la fonction publique : décryptage du rapport Laurent

En 2015, la Cour des comptes avait déjà estimé que la fonction publique territoriale travaillait 1.567 heures par an, soit une perte de 40 heures par an et par agent. Vrai ou faux ? Pour répondre à cette question, jeudi 26 mai 2016, a été rendu public le rapport de Philippe Laurent, secrétaire général de l’association des maires de France, sur le bilan de l’application des 35 heures depuis 14 ans dans la fonction publique. Un rapport qui a fait grand bruit, notamment en démontrant qu'en moyenne, les trois fonctions publiques, travaillent 1.584 heures par an, soit 23 heures par an et par agent en dessous du service légal (1.607 heures). En cause ? Le maintien des régimes antérieurs, la création de règles dérogatoires et de jours de congés inédits et un management dépassé. Mais si les chiffres ont été repris partout dans les médias, les données sont-elles fiables ? On peut en douter lorsque le rapporteur, lui-même, demande à ne pas faire d'extrapolation et lorsque les chiffres du temps de travail qui sont connus pour de nombreuses collectivités sont bien en dessous des 35 heures. 

Le rapport a d'abord l'honnêteté de reconnaître que si la question de la bonne application des 35 heures se pose aujourd’hui pour la fonction publique, c’est essentiellement une question de budgets locaux puisqu’en temps de disette économique, les collectivités territoriales ne peuvent plus entretenir la (dés-)organisation du temps de travail de leurs agents. Seulement, pour résoudre ce surcoût, il faut commencer par connaître le temps de travail effectif dans nos trois fonctions publiques et les derniers chiffres du rapport Philippe Laurent soulèvent 2 remarques :

Première remarque, ce bilan de l'application des 35 heures dans la fonction publique, ne s’est pas penché sur le temps de travail des enseignants, des magistrats, des militaires et des médecins hospitaliers, excluant ainsi un large pan de la fonction publique de ses statistiques. C'est d'autant plus dommageable que l'on sait déjà que les statistiques sur l'absentéisme des enseignants et du personnel hospitalier médical sont bien au-dessus des moyennes du privé. 

Deuxième remarque, et non des moindres, le rapport reconnaît à demi-mots la faible fiabilité de ses données. Dans un préambule méthodologie, le rapporteur explique bien que si un effort statistique important permet d'obtenir les chiffres du temps de travail dans le privé (enquête Cmoss, enquête Emploi en continu, enquête Conditions de travail, bilans sociaux et sans compter les instituts de chiffrages privés), les données pour le public restent trop peu exploitées. Face à cela, le rapport a dû mener sa propre enquête en interrogeant les ministères, des établissements publics et presque tous les employeurs publics... du Loiret. On est loin d'une étude du temps de travail de la fonction publique dans sa globalité d'autant que "compte tenu d'un délai très tendu, les taux de réponse sont restés limités, et les résultats ne reposent donc pas sur un échantillon optimal du point de vue de la représentativité statistique. Ces éléments apportés par la mission permettent ainsi d'illustrer la diversité des situations, mais n’ont pas vocation à être extrapolés". Interrogé sur son enquête, le rapporteur est donc contraint d'admettre que "nous manquons de données pour avoir une photographie précise". Traduisons : les chiffres sont à prendre avec des pincettes.

D'autant que les chiffres du rapport Philippe Laurent ne viennent pas de sa propre enquête de terrain ! Non, les chiffres du temps de travail dans la fonction publique viennent de l'Enquête Emploi en continu de l'Insee (voir annexe 4 du rapport, p.130), une enquête encore très confidentielle dont les résultats sur le temps de travail public et privé ne sont habituellement pas publiés (l'enquête se concentre essentiellement sur les chiffres du chômage) :

Alors de quoi parlent ces chiffres ? "Cette durée annuelle effective est une reconstitution statistique à partir de la durée travaillée pour une "semaine de référence", cette durée étant déclarée par le travailleur lui-même". Ils ont donc une valeur déclarative de la part de l'agent ou du salarié sur une seule semaine au cours de l'année et le rapporteur, lui-même, met en doute la véracité de cette méthode puisque :

  1. "La personne enquêtée n'a pas non plus une mémoire parfaite de tous les événements qu'elle a pu connaître au cours de l'année écoulée, et le questionnement sur sa durée effective de travail se limitera à la semaine précédant l'enquête, en lui demandant de se remémorer tous les événements ayant pu l'affecter (congés, autres absences, perturbations diverses, grève…), puis d'indiquer le nombre d'heures effectivement travaillées au cours de cette semaine de référence."
  2. "L'interrogation étant limitée à une semaine, la durée effective annuelle de travail sera estimée en additionnant pour des semaines successives les durées effectives de travail hebdomadaire de travailleurs aux caractéristiques similaires. Cette méthode a pour inconvénient qu'il est impossible d'évaluer la dispersion entre les travailleurs des durées effectives annuelles de travail, ces dernières n'étant pas déterminées au niveau des individus".
  3. "L'autre limitation tient à l'échantillonnage des enquêtes qui se traduit nécessairement par une imprécision d'ordre statistique, avec deux conséquences principales qui sont, d'une part, le caractère difficilement interprétable des variations constatées entre deux enquêtes successives, d'autre part, l'impossibilité de produire des résultats fins au niveau de métiers particuliers (infirmiers, pompiers, surveillants pénitentiaires…)".

On peut d'autant s'interroger sur la fiabilité des chiffres du rapport Laurent que les chambres régionales des comptes et la Cour des comptes publient depuis plusieurs années des rapports épinglant le temps de travai légal en dessous des 35 heures dans de nombreuses collectivités :

CollectivitésService annuel légal
Communes
La Rochelle1.529
Montpellier1.572
Marseille1.567
Toulouse1.526
Régions
Nord Pas de Calais1.560
Languedoc-Roussillon1.560
Auvergne1.575
Ile de France1.568
Départements
Seine Saint Denis1.519
Vaucluse1.540
Tarn1.516
Haute-Garonne1.572
Côtes-d’Armor1.544
Hauts-de-Seine1.593
Gard1.530
Haute-Corse1.592
Corse-du-Sud1.560
Gironde1.550
Manche1.536
Sarthe1.582
Seine-et-Marne1.550
Moyenne 
Moyenne des communes et départements connus1.554
Moyenne de la fonction publique territoriale (calcul Cour des comptes)1.567

Pour conclure : 

Le rapport a néanmoins l'intérêt de mette à jour des données de l'Insee qui n'étaient pas publiées jusqu'à aujourd'hui. Cela explique certainement pourquoi les propositions de réformes du rapport insistent énormément sur le besoin de systématiser la publication des données et leur transparence (voir tableau final).

Finalement, la principale information du rapport de Philippe Laurent vient plutôt de son enquête sur la diversité des régimes au sein de la fonction publique et du fait que le service annuel légal de 1.607 heures "constitue, dans les faits, bien davantage un plafond qu’un objectif à atteindre. Par ailleurs cette référence ne fait pas mention du nombre de jours à travailler". En 14 ans d’application des 35 heures, la réforme s’est donc seulement cantonnée "à la seule réduction du temps de travail et [a] créé des situations juridiquement complexes" en conservant les régimes antérieurs, les régimes dérogatoires (dans de nombreux cas sans délibération) et en conversant les congés exceptionnels qui n’ont aucune base légale (« traditions locales, journées de l’exécutif, etc. Cet ensemble peut représenter entre 0 et 5 jours, régulièrement 1 jour dans les petites et moyennes collectivités, 5 jours dans les grandes »).  Ainsi, dans le questionnaire envoyé par le rapporteur aux employeurs publics, 79% d’entre eux ont répondu donner jusqu’à 5 jours de congés pour le mariage de l’agent, 22% jusqu’à 3 jours pour le mariage d’un membre de la famille de l’agent, 49% jusqu’à 12 jours pour la garde d’un enfant malade, 10% jusqu’à 2 jours pour un déménagement et 22% des employeurs publics octroient jusqu’à 6 jours pour d’autres motifs (maladie ou accident grave d’un parent, fête religieuse, veille de concours, mandat électif, « délai de route majorant les autorisations d’absence pour motif familial » soit, être éloigné géographiquement de sa famille, don du sang, bilan de santé ou encore fête des mères…).     Mais en plus de s’être superposé aux régimes dérogatoires préexistants, de nouveaux congés ont été décidés après 2001 « portés par des logiques sectorielles, sociales, religieuses, climatiques, etc., sans que les conséquences sur l’employeur soient mesurées ». Au final, la liste des motifs d’absences dans la fonction publique s’est lentement mais sûrement construite de 1950 à 2015, comptant aujourd’hui près de 40 motifs différents… « ce qui, ajoutés aux jours de congés, augmente les contraintes sur le collectif de travail et réduit le temps de présence »En exemple de nouveaux types de congés, on peut penser à la loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes prévoyant la possibilité de trois absences pour le conjoint afin d’assister aux examens prénataux. Ou encore la loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement qui crée de nouveaux cas d’ouverture du droit à congé pour accompagner un proche et assouplit les modalités d’utilisation du congé avec possibilité de temps partiel. . Au final, le rapport tend vers un objectif bien simple : « mobiliser les administrations pour tendre vers la réalisation effective des 1.607 heures » et il érige 34 recommandations (souvent de bon sens) pour atteindre cet objectif.  
Données & transparences :Recommandation n°1 : assurer systématiquement l'exploitation des principales enquêtes de la statistique publique puis la diffusion de leurs résultats concernant le temps de travail dans la fonction publique. Recommandation n°2 : produire annuellement une analyse du temps de travail par emplois types public/privé sur la base de l'enquête emploi de l’INSEE. Recommandation n°12 : harmoniser les régimes dérogatoires pour sujétions et en réexaminer la liste tous les cinq ans. Recommandation n°15 : tous les trois ans, mener une évaluation interne des cycles de douze heures. Recommandation n°16 : examiner systématiquement les horaires d’ouverture des services au public au regard des besoins des usagers. Recommandation n°24 : rendre obligatoire une étude d’impact financier et organisationnel avant toute création d’une autorisation spéciale d’absence. Recommandation n°31 : établir par voie règlementaire un cadre commun aux bilans sociaux produits dans la fonction publique d'Etat. Recommandation n°33 : définir un tronc commun d’indicateurs sur le temps de travail dans le cadre d’un groupe de travail associant l’INSEE, la DARES, la DGAFP, la DGCL et la DGOS.  Pour une application rigoureuse des 35 heures :Recommandation n°4 : inscrire dans les textes le principe d’une obligation annuelle de travail (oat) de 1.607 heures, quel que soit le nombre de jours fériés. Recommandation n°6 : mettre fin au maintien de régimes dérogatoires à la base légale de 1.607 heures et à l’attribution de jours d’absence dépourvus de base légale. Recommandation n°5 : laisser le bénéfice des jours de fractionnement aux seuls fonctionnaires travaillant 7 heures par jour et 35 heures par semaine et ne bénéficiant pas de jours de RTT. Recommandation n°9 : développer l’annualisation du temps de travail dans les services de l’Etat et des établissements hospitaliers soumis à des variations saisonnières d’activité. Recommandation n°10 : dans le cadre de l’annualisation, délivrer un décompte trimestriel du temps de travail effectué à chaque agent. Recommandation n°13 : limiter les possibilités de choix de cycles de travail à quatre maximum, dont un à 35 heures hebdomadaires et 7 heures par jour. Recommandation n°17 : mettre fin à la sur-rémunération du travail à temps partiel à 80 ou 90%. Recommandation n°18 : rappeler les règles encadrant les heures supplémentaires (temps partiels, cadres au forfait) et empêcher leur génération par les agents eux-mêmes.Recommandation n°19 : borner sur une période limitée la consommation des heures supplémentaires effectuées (par exemple le trimestre).  Recommandation n°28 : mettre en place un régime de forfait-jour obligatoire pour les postes pour lesquels les nécessités de service l’exigent. Recommandation n°34 : lancer un chantier de réflexion sur la mise en place d’une « inspection du travail » indépendante propre à la fonction publique. Fonction publique hospitalière : Recommandation n°7 : aligner le temps de repos quotidien minimum de la fonction publique hospitalière sur celui des autres fonctions publiques et supprimer le jour de fractionnement supplémentaire.  Recommandation n°20 : aligner dans la fonction publique hospitalière le plafond d'heures supplémentaires sur celui des autres fonctions publiques.   Management pour les employeurs publics : Recommandation n°3 : distinguer les jours de congés des jours de RTT en créditant ces derniers mensuellement en fonction de la présence réelle de l’agent. Recommandation n°8 : élaborer un guide de recommandations et de « bonnes pratiques » à destination des collectivités territoriales souhaitant faire évoluer les protocoles de temps de travail, en insistant sur la nécessité d’un dialogue social approfondi. Recommandation n°11 : évaluer tous les dispositifs d’astreintes (nécessité, contreparties) et rechercher les mutualisations possibles. Recommandation n°14 : dans le cadre de créations, regroupements ou fusions de services, de collectivités territoriales ou d’établissements, adopter, dans un délai de deux ans, un régime de travail uniforme. Recommandation n°21 : provisionner systématiquement les comptes épargne-temps dans les comptes des collectivités territoriales. Recommandation n°22 : inscrire la tenue des comptes épargne-temps parmi les compétences facultatives des centres de gestion de la fonction publique territoriale.  Recommandation n°23 : élaborer une norme commune pour les autorisations spéciales d’absence. Recommandation n°25 : mieux informer les employeurs publics sur leur responsabilité de faire respecter les obligations annuelles de travail.Recommandation n°26 : généraliser dans les formations initiale et continue de service public un module sur la gestion du temps de travail des agents.Recommandation n°27 : définir un référentiel pour les systèmes de contrôle utilisés par les administrations afin de disposer automatiquement de données agrégées.Recommandation n°29 : généraliser l’adoption dans chaque service, collectivité territoriale ou établissement, d’une charte du temps actualisée au maximum tous les trois ans. Recommandation n°30 : créer un circuit harmonisé de l’information relative au temps de travail sous l’égide d’un directeur de projet placé auprès du ministre en charge de la fonction publique. Recommandation n°32 : organiser un débat au début de chaque mandature dans les collectivités de plus de 3.500 habitants sur l’organisation des services et le temps de travail.