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Le "sous travail" dans le secteur public et parapublic

Interview du sociologue François Dupuy

Sociologue des organisations, consultant pour de nombreuses grandes entreprises françaises, François Dupuy est l'auteur de La Fatigue des élites [1] et professeur de psychosociologie des organisations à l'INSEAD. Il répond aux questions d'Agnès Verdier-Molinié sur le phénomène du "sous travail" dans le secteur public, ex-public et parapublic.

Agnès Verdier-Molinié : Vous mettez à jour le phénomène du « sous-travail », particulièrement dans le secteur public, ex-public et parapublic. Quelle est, selon vous, l'ampleur de ce phénomène ? Est-il connu des organisations qui en sont victimes ?

François Dupuy : J'ai travaillé dans des administrations publiques en tant que consultant pendant pas mal de temps, j'avais d'ailleurs publié il y a quelques années chez Fayard L'Administration en miettes. Aujourd'hui, ce qui m'intéresse dans l'étude que je mène, c'est de montrer comment les directions des organisations publiques ou privées essaient de répondre au phénomène du « sous-travail » qui se traduit par le fait que l'écart entre le temps de travail supposé et le temps de travail réel peut se révéler extrêmement important. Le sous-travail n'est pas réservé au secteur public, il se rencontre aussi dans le privé, particulièrement et surtout dans des organisations qui ont été publiques ou sont parapubliques. On n'évoque jamais le sous-travail alors qu'il est pourtant un phénomène tout à fait connu et, dans une certaine mesure, admis en France.
Pour l'anecdote, au moment où le gouvernement de Lionel Jospin mettait en place les 35 heures, le ministre des Finances de l'époque déclarait, sous forme de plaisanterie, « Dans la fonction publique, il va falloir y aller doucement : d'abord 31, puis 32… ». Au même moment, le gouvernement réalisait, grâce à un rapport de l'Inspection générale des finances, que le coût de collecte de l'impôt était trois fois plus élevé en France que dans les pays équivalents… Si on appliquait ce ratio de sous-travail du ministère des Finances à l'ensemble de la fonction publique, on se rend bien compte à quels chiffres exorbitants on arriverait.

« Il faut une « nuit du 4 août », soit une abolition du statut général de la fonction publique ».

Le sous-travail fait partie des non-dits des organisations publiques et parapubliques. Pour autant, ce phénomène est très difficile à chiffrer car très peu d'études lui ont été consacrées. Il y a bien eu un rapport sur le travail effectif au ministère de la Culture, mais il a été vite passé sous silence. Tout le monde connaît le phénomène et tout le monde semble le considérer comme inéluctable. C'est pour cela que je dis qu'il faut une « nuit du 4 août », soit une abolition du statut général de la fonction publique. En vertu du statut, aujourd'hui, toute gestion des ressources humaines dans la fonction publique est devenue tout bonnement impossible. Tout y est régi par la règle et personne dans la hiérarchie ne peut vraiment gérer le personnel qui dépend de sa responsabilité.
Il faut comprendre que, dans la fonction publique, il y a une tendance, et même une loi, qui veut que la hiérarchie soit renversée. Ce ne sont pas les subordonnés qui dépendent du chef mais le chef qui dépend de ses subordonnés. Le chef a plutôt tendance à ne pas chercher à maîtriser ces phénomènes, que ce soit au sujet de la hiérarchie inversée ou du sous-travail. Ce qui me pose problème, c'est que le sous-travail et son coût exorbitant pour la société soient de notoriété publique et que, malgré cela, l'État et ses gouvernements successifs ne sachent pas comment s'y attaquer.

AVM : Quelles sont les solutions adoptées par l'État pour lutter contre le sous-travail ? Vous semblent-elles efficaces ?

François Dupuy : L'État met en place ce que j'appelle des « stratégies de rapine » : on récupère un peu sur la retraite, un peu sur ceci ou sur cela. Par là même, on crée un climat de guerre de tranchées, on verrouille encore plus le degré zéro du dialogue, notamment avec les syndicats. La réforme de l'État ne peut se faire en France comme elle s'est faite en Italie, au Canada, en Australie ou en Nouvelle-Zélande… Ces pays, ayant pris conscience de la question, ont simplement résolu un problème concret, sans tabou, en supprimant le premier vecteur qui permet le sous-travail : l'emploi à vie garanti par le statut. Quant à nous, nous avons en France tellement verrouillé le statut de la fonction publique, si bien travaillé à renforcer encore et toujours cette bureaucratie, qu'il est impossible aujourd'hui de la « détricoter ».
Que ce soit pour la gauche ou pour la droite, la réforme de l'État est devenue aujourd'hui impossible et leur seul levier est la réduction mécanique du nombre de fonctionnaires. Cela ne me semble pas, à terme, la bonne solution et reste un pis-aller. Une vision simplement comptable ne peut qu'aboutir à une baisse de la qualité du service public rendu. Il faut aller plus loin et supprimer le statut. Même le pécule de départ ne peut pas marcher car les administrations font tout pour que le dispositif ne soit pas opérationnel. Cela va leur réduire leurs effectifs, alors quel est leur intérêt ? Là-dessus, administration et syndicats se rejoignent pour que surtout rien ne bouge. Au moment où Christian Sautter voulait faire la fusion DGI-DGCP - déjà à l'époque ! - j'avais participé à une étude sur le terrain pour évaluer le degré d'adhésion des personnels locaux. Ils étaient, à certaines conditions, tous partants pour la fusion, mais malgré cela, ce que j'appelle « la peur du social » l'a emporté. La parole des syndicats au niveau du gouvernement n'est pas forcément celle que tiennent les personnels concernés.

AVM : Si administration et syndicats sont si attachés à ce que la réforme de l'État ne se fasse jamais qu'a minima, quelle serait, selon vous, la solution pour réussir la réforme ?

François Dupuy : Pour mettre en route les fonctionnaires vers la réforme de l'État, on peut imaginer une réforme type France Télécom et embaucher tous les nouveaux entrants sous contrat de droit privé, mais cela va prendre très et trop longtemps. Il faudrait aller plus vite. Je suis donc partisan d'abolir pour de bon le statut de la fonction publique, de doter les fonctionnaires de contrats de droit privé, même si je préconise de garder un statut aux fonctionnaires qui n'ont pas le droit de grève : police, armée, justice. Mais pour tous les autres fonctionnaires, il me semble qu'il n'y a pas besoin de statut pour effectuer son service. Quand on parle de réforme de l'État et que l'on croit que l'État va lui-même se réformer de l'intérieur, on rêve. Comment peut-on penser que l'État va se réformer lui-même ? La haute fonction publique au premier chef n'y a aucun intérêt. C'est tout le problème d'être juge et partie.
Seule la société civile peut réformer l'État. On ne peut pas demander aux personnels de l'État de se saborder eux-mêmes. La solution que je considère envisageable serait de réformer l'État par référendum à la suite d'une élection présidentielle. Cela doterait le président d'un cadre global le mandatant pour effectuer cette réforme. Le référendum sur la réforme de l'État doit être impérativement fait dans la foulée des présidentielles car, s'il n'a pas ce mandat, le gouvernement se heurtera toujours à une réforme de l'État impossible. Ce scénario est le seul qui me semble envisageable pour faire baisser le coût de nos services publics, augmenter leur qualité et en finir avec le phénomène du sous-travail qui ronge le secteur public en particulier.

Cette interview a été publiée dans la revue Société civile n°93 : Quelle réforme pour la fonction publique ?

[1] Aux Éditions du Seuil, en 2005.