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La Cour des comptes pointe la sur-administration des DOM

Le problème aigu de la « sur-administration » dans les départements d'Outre-mer est un phénomène endémique que la Fondation iFRAP dénonce depuis des années. Notre analyse : que ce développement inconsidéré de la masse salariale des collectivités locales ultramarines constitue la raison première qui explique l'incurie des politiques publiques locales « domiennes » et leur détresse financière sans qu'intervienne, comme certains analystes voudraient nous le faire croire, une quelconque responsabilité géoéconomique de leur « insularité ». Or, un récent rapport de la Cour des comptes relatif à la situation financière des communes des départements d'Outre-mer, vient confirmer à nouveaux frais cette analyse. Pour les sages de la rue Cambon, cette tendance lourde s'explique par la pratique généralisée d'« une fausse bonne idée » qui a malheureusement l'effet d'être payante politiquement à très court terme mais rapidement désastreuse à moyen et long termes : multiplier le nombre des emplois publics (fonctionnaires, contractuels et emplois aidés) afin de résorber le chômage. Résultat : une explosion de la masse salariale des communes génératrice de nouvelles frustrations sans atténuation du malaise social.

Les magistrats parviennent à dégager les rouages de l'engrenage infernal : sur-administration, sous-encadrement, explosion des dépenses de personnel, conduisant au maquillage comptable et à la mise en place de procédures de surveillance et de redressement. Une dynamique d'autant plus délétère que l'État lui-même ne joue pas correctement son rôle : côté surveillance, des lacunes criantes dans la mise en place des procédures d'alerte et de contrôle de légalité, côté recettes : la pérennisation de mécanismes de sur-dotation et le maintien de régimes fiscalement dérogatoires, mais contre-productifs à moyen terme… explications :

1) L'engrenage fatal de l'amortisseur social et de la sur-administration :

Pressés de se voir attribuer le bénéfice politique d'une résorption au moins partielle du chômage, l'ensemble des collectivités locales d'outre-mer et significativement les communes, ont opté pour un recours massif à des recrutements d'agents publics, sans rapport avec le volume des politiques publiques déployées. Un bref coup d'œil par rapport à la moyenne nationale permet de s'en rendre compte :

GuadeloupeGuyaneMartiniqueRéunionMoyenne nationale
Sur-administration : agents de la fonction publique territoriale par rapport à l'emploi global 12,6% 15,6% 13,7% 17,1% 7%
Ecart de la masse salariale communale par rapport à sa strate nationale 25% 60% 55% 24% 0%
Part de la masse salariale dans les ressources de fonctionnement des communes DOM 53,5% 59,6% 59% 59,4% 43,2%
Part des titulaires dans la fonction publique territoriale (toutes coll. loc.) 84% 61% 58% 30% 76%

Si la Guadeloupe n'a que 5,6% d'agents publics de plus que la moyenne nationale, cette proportion grimpe à près de 10,1% pour la Réunion. Cette grande hétérogénéité cache en réalité des approches différentiées dans le recrutement des agents publics :

- La Réunion dont la part de la masse salariale des communes dans l'ensemble des ressources de fonctionnement est parmi les plus élevées (59,4% contre 43,2% pour la moyenne nationale), a recouru massivement aux contractuels (30% seulement de titulaires face à une moyenne nationale de 76% mais seulement 18% pour les communes) afin d'en contrôler l'augmentation. Ces derniers sont donc massivement des emplois précaires et à temps partiels, afin de limiter le montant des rémunérations individuelles. Mais l'effet volume est là, +10,1% par rapport à la moyenne nationale.

- Au contraire la Guadeloupe a adopté une stratégie rigoureusement inverse à partir des années 2000. Les communes ont en effet choisi de titulariser massivement leurs contractuels (84% quand la moyenne nationale se situe à 76%). Mal leur en a pris sur le moment au niveau budgétaire : dégradation importante des comptes publics impliquant des mesures d'assainissement tel le plan Cocarde (cf infra) mis en place à partir de 2004 pour 17 d'entre elles (sur un total de 32). Cependant à terme, le risque juridique semble plus limité dans la mesure où les titularisations ont « purgé » les illégalités résultant du caractère réitératif des CDD [1]. Reste toutefois la question lancinante des temps partiels dans la mesure où l'ajustement de la titularisation n'a pu se faire que sous cette condition, sous peine de rendre le processus budgétairement impraticable.

- A mi-chemin, le cas de la Martinique apparaît beaucoup plus dégradé et cumule les défauts des deux stratégies précédentes : écart moyen de la masse salariale des communes par rapport aux communes similaires sur le plan national de 60% et des ressources de fonctionnement consommées à 59,6% par les charges de personnel… la raison est à trouver dans une volonté d'alignement des rémunérations des contractuels sur celles des titulaires avec inclusion des majorations salariales propres à l'outre-mer, soit une majoration de traitement brut de 40% occasionnant une augmentation des crédits de personnels comprise entre 16 et 20%. Prudemment, la Réunion qui fait bénéficier ses fonctionnaires en vertu de la loi du 3 avril 1950 d'une majoration de 53% de leur traitement, n'a jamais accordé cet avantage à ses 82% de contractuels municipaux !

On l'aura compris, cette création tous azimuts d'agents publics locaux a eu des conséquences néfastes en matière de dépenses locales. En 10 ans, seules les communes de Guadeloupe sont parvenues à contenir leurs charges salariales (et par une mise sous tutelle massive de finances communales), celles-ci passant de 54,2% des ressources de fonctionnement à 53,5% tandis que les communes des autres DOM voyaient leurs charges augmenter en moyenne de 11 à 12% ! D'ailleurs, les dépenses de personnels ne correspondent jamais véritablement aux emplois occupés et sont artificiellement gonflées : les emplois budgétés sont généralement supérieurs aux emplois réels, de façon à permettre aux exécutifs municipaux de bénéficier d'une sorte « d'autorisation permanente de recrutement » sans nécessiter l'autorisation des Conseils municipaux.

Enfin, pour accroître encore leurs marges de manœuvres, l'ajustement s'est réalisé au détriment des postes d'encadrement particulièrement sous-dotés. Ainsi, le taux d'encadrement des communes (catégorie A) varie-t-il pour celles de 10.000 à 20.000 habitants entre 1,9 et 3,3% contre 5,4% pour la moyenne nationale. Ces chiffres doivent cependant être relativisés compte tenu de l'importance des sureffectifs : à titre d'exemple, la Guyane a 2,23 fois plus d'agents publics que la moyenne nationale, et son taux d'encadrement est 2,45 fois inférieur. On voit bien que, si les sureffectifs étaient neutralisés, le taux d'encadrement redeviendrait proche des standards nationaux. En l'état actuel des choses cependant, ce « sous-encadrement » rétroagit de concert avec l'explosion des dépenses de personnel sur la qualité de la gestion des communes.

2) Une sincérité des comptes très relative :

La qualité des comptes des collectivités locales domiennes est très mauvaise : le nombre d'avis de contrôle proposés par les préfets aux chambres régionales des comptes représente le quart de l'ensemble national. Pour les seuls déficits constatés cumulés des communes, ceux-ci représentaient en 2008 près de 38 millions d'€ soit une amélioration de 37% par rapport à la situation de 2003 (60,3 millions de déficits cumulés). Une amélioration qui doit toutefois être relativisée compte tenu du nombre croissant de communes connaissant un déficit de fonctionnement : 25 en 2007 mais 32 en 2008 et 45 en 2009. Or ces déficits résident souvent dans des erreurs comptables cherchant à corriger la croissance des charges d'exploitation liées aux dépenses de personnels et à restaurer « fictivement » la capacité d'autofinancement des communes (amélioration « faciale » de leur situation financière) : 76% des avis rendus entre 2005 et 2010 pour des budgets déséquilibrés ou des comptes déficitaires relevaient d'insincérités (comptables ou budgétaires) : recettes non recouvrées, restes à réaliser (dépenses engagées non mandatées) permettant de modifier (favorablement) le résultat global de clôture des comptes administratifs, lacunes manifestes dans la tenue de la comptabilité d'engagement (M14) : les magistrats relevant « soit que cette comptabilité n'existe pas, soit qu'elle est incomplète et peu fiable » lorsqu'il n'existe pas purement et simplement des erreurs d'imputation budgétaire avec confusion entre sections de fonctionnement et d'investissement, 14 communes contrôlées n'étant pas capable par ailleurs de produire un état de leur actif. Dans ce cadre on serait en droit d'attendre des pouvoirs publics, une vigilance de tous les instants et des dispositifs adaptés… or il n'en est rien… ou presque.

3) Un contrôle des pouvoirs publics toujours insuffisant :

Les pouvoirs publics disposent de trois moyens de contrôle des finances publiques locales : un réseau d'alerte, un contrôle de légalité laissé à l'appréciation du préfet et un contrôle budgétaire exercé conjointement par ce dernier et les chambres régionales des comptes.

- S'agissant du réseau d'alerte, celui-ci est mal calibré pour les DOM. Sans fondement légal, il est utilisé de façon discrétionnaire par les pouvoirs publics. Ainsi en Guadeloupe alors qu'en 2009 28 communes sur 32 auraient dû être signalées par le réseau d'alerte, le préfet et le TPG n'en ont inscrit que 10, produisant fictivement l'impression d'une décrue par rapport aux années antérieures. Par ailleurs, le système est totalement confidentiel. Les données produites sous forme de notes du réseau d'alerte ne sont diffusées qu'aux exécutifs locaux et aux organes délibératifs. Résultat : alors même que les citoyens locaux devraient être tenus au courant de la santé financière de leur commune, ils en sont au contraire bien tenus à l'écart. Seule solution d'ailleurs retenue par la Cour, celle de l'Open Data et de leur large diffusion auprès du public : « le souci d'assurer une complète confidentialité ne paraît pas justifié dans la mesure où les informations utilisées (…) proviennent de documents publics. » Si cette petite réforme parvient à voir le jour, il s'agira d'une révolution dans gouvernance financière des communes « domiennes », sachant qu'actuellement nombre d'annexes budgétaires et comptables légales ne sont toujours pas diffusées par elles… Là encore, l'impulsion des pouvoirs publics pourrait être beaucoup plus forte !

- Cette lacune des services préfectoraux se vérifie également quant à la saisine budgétaire des chambres régionales des comptes. En Martinique sur 15 communes éligibles au réseau d'alerte, 2 seulement ont donné lieu à saisine des juridictions financières.

- Enfin s'agissant du contrôle de légalité des actes administratifs, comme ceux relatifs à l'embauche ou à la titularisation d'agents publics, les préfets font preuve d'une extrême pusillanimité en accord avec les impulsions des pouvoirs publics : ni les actes budgétaires ni ceux relatifs à la fonction publique territoriale ne sont évoqués, au profit de ceux ayant trait à l'intercommunalité, aux marchés publics, à l'urbanisme et l'environnement qui ne sont sans doute pas aussi prioritaires dans les DOM qu'en métropole [2]. Or, non seulement le préfet a le pouvoir « de demander communication à tout moment d'actes ne figurant pas dans la liste des actes transmissibles » en raison de son pouvoir spécifique d'évocation, mais encore, la mise en place de l'application ACTES doit permettre à ses services d'effectuer un contrôle de légalité désormais dématérialisé de concert avec les communes. Par ailleurs, ce qui est encore plus incompréhensible, alors que dans le cadre de la RGPP, les effectifs préfectoraux sont réduits de 660 à 210 ETPT, il n'a pas été procédé à des redéploiements internes afin de renforcer les équipes de contrôle au niveau des préfectures domiennes (sauf en matière d'urbanisme par le truchement d'agents mis à disposition par les DDE). Il n'est donc pas étonnant que les statistiques de contrôle baissent (-31% en Guadeloupe, -9% à la Réunion entre 2007 et 2008). Par ailleurs, les effectifs alloués spécifiquement au contrôle budgétaire sont encore plus étiques : 1 seul agent en Guyane pour contrôler 72% des actes budgétaires des communes en 2009. Ce manque de moyens adéquats ponctuellement (pourquoi ne pas constituer des task forces ad hoc, le temps de « fiabiliser les comptes »), se vérifie dans la politique préfectorale vis-à-vis des communes : privilège des actions de conseil et de conciliation aux actions juridictionnelles ou préventives…

[(

Dynamisation des bases fiscales dans les DOM, une nécessité Actuellement la plupart des recensements cadastraux ne sont pas à jour et les bases cadastrales n'ont jamais été révisées (comme en métropoles) ni même actualisées (contrairement à elle) depuis 1975. Il en résulte une anémie endémique des ressources fiscales directes locales qui a poussé à reporter la charge sur une fiscalité indirecte largement dérogatoire (octroi de mer, TSC sur les carburants, TVA à taux super-réduits) représentant entre 33% et 39% de l'ensemble des ressources « domiennes » contre 8% au niveau national [3]. Or sur cette fiscalité pèse une contrainte européenne sur le plan juridique forte, qui devrait conduire à une remise à plat. Notamment en ce qui concerne l'éligibilité au FCTVA dont bénéficient les DOM au taux de restitution forfaitaire de 15,482 alors que la TVA dérogatoire domienne s'échelonne entre 0 (Guyane) et les taux de 2,1 et 8,5%, les collectivités se voyant ainsi restituer la différence ! Il s'agit ni plus ni moins qu'un « carrousel » public à TVA, les collectivités se voyant restituer plus de TVA qu'elles ne s'en voient facturer ! En toute logique, ce régime devrait être profondément réformé. )]

Conclusion :

Pusillanimité des pouvoirs publics, impéritie des communes… le choix de la sur-administration locale a dans les DOM des conséquences financières très graves. On le voit, le chaînage de la dérive des finances publiques locales est relativement aisé à tracer : choix de l'emploi public précaire afin de développer une politique publique « d'amortisseur social », contrainte générée en cascade vers la titularisation et/ou l'acquisition de temps complets, négociation sur l'extension des « majorations salariales » accordées à la fonction publique d'État détachée et étendues aux fonctionnaires territoriaux auprès des contractuels [4]. Résultat, des comptes terriblement dégradés avec des masses salariales qui s'envolent… et la tentation de présentations insincères des comptes administratifs et des budgets locaux… Par ailleurs, les réseaux d'alerte mis en place sont insuffisants : mauvaise calibration du réseau d'alerte, insuffisante vigilance des préfets quant au contrôle de légalité, difficulté du positionnement du Plan Cocarde avec l'AFD chargé de redresser les collectivités locales par des cofinancements subventions d'État / prêts AFD [5]. Dans ce dernier cas, la sélection effectuée par l'AFD ne peut cibler que les communes aux finances les plus viables [6], ce qui fait dépendre l'assainissement des autres sur des subventions exceptionnelles de l'État. Deux facteurs devraient toutefois permettre à moyen terme de dégager de nouvelles marges de manœuvres :

- le choc des départs à la retraites entre 2015 et 2020 [7], mais là encore les résultats sont contrastés : 54% des agents en Guadeloupe, 43% à la Réunion contre 33% en Guyane et 25% en Martinique toutes collectivités confondues.

- La dynamisation des bases et la réforme de la fiscalité locale (voir encadré)

Dans ces conditions, la Fondation iFRAP estime que la priorité absolue réside pour les pouvoirs publics [8] dans leur capacité à obtenir une baisse rapide et profonde du volume de la masse salariale des communes, afin de faire baisser la sur-administration. L'État doit concurremment mettre l'accent sur le contrôle de légalité et le contrôle budgétaire en privilégiant l'action juridictionnelle sur l'action gracieuse et le conseil y compris par l'intermédiaire de redéploiements ponctuels sous la forme de « task force ». Par ailleurs la remise à plat de la fiscalité domienne et sa réactualisation devraient constituer deux priorités de l'action publique qui ne sont pas l'apanage unique de Mayotte dans le cadre de sa départementalisation. Il est consternant que s'agissant des établissements industriels, les services fiscaux de Guyane indiquent « avoir égaré les dossiers archivés », tandis que le répertoire des locaux relatifs à la taxe professionnelle présente en Guadeloupe près de 34.600 locaux à adresse ou exploitant inconnu… Il est vraiment temps d'agir !

[1] Et les contraintes supplémentaires apportées par la loi n°2005-843 du 26 juillet 2005 portant diverses mesures de transposition du droit communautaire à la fonction publique. Notamment en ce qui concerne le volet de la limitation de certains contrats à durée déterminée dans la durée et leur transformation possible en contrat à durée indéterminée.

[2] Voir spécifiquement, circulaires du 17 janvier 2006 et du 23 juillet 2009.

[3] Mais constituant de 15 à 68% des ressources de fonctionnement des communes uniquement pour l'octroi de mer.

[4] Face à cette réalité, certains territoires comme la Martinique apparaissent particulièrement fragilisés : avec la double peine : beaucoup d'emplois de contractuels (39%) mais aussi beaucoup de titulaires (69%) avec extension pour acheter la paix sociale de majorations aux non-titulaires. Ce stress sur les finances communales impose de « jouer » avec les règles comptables, phénomène aggravé par un relatif sous-encadrement des fonctionnaires. Et ne sont pas systématiquement relevés par des services de l'État particulièrement conciliants qui cherchent à faire plus de prévention que de sanction.

[5] http://www.ccomptes.fr/fr/CRC11/doc... pour la commune de Sainte Rose et http://www.ville-petitbourg.fr/IMG/... pour la ville de Petit-bourg.

[6] dont le plan de redressement fait apparaître à moyen terme une certaine capacité d'autofinancement, tandis que le dispositif reste totalement illégal car aboutissant à financer avec des ressources d'investissement (emprunts de l'AFD) la section de fonctionnement déficitaire de ces communes.

[7] Voir l'étude du CNFPT sur la démographie des personnels territoriaux p.42 et suiv.

[8] Dans le cadre des subventions ou des plans de redressement.