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Régularisation des travailleurs illégaux dans les "métiers en tension" : faut-il s'inspirer de la méthode allemande ?

Avec l’ouverture des débats au Sénat autour de la loi immigration, il apparait que les tensions se cristallisent autour de l’article 3 du texte qui prévoit la régularisation des travailleurs sans-papiers exerçant dans des métiers « en tension ». Une mesure « de bons sens » pour Elisabeth Borne, Première ministre ou un « appel d’air » pour l’immigration illégale selon Olivier Marleix, président du groupe LR à l’Assemblée nationale ? À la lecture du projet et en le comparant aux mesures équivalentes adoptées en Espagne et en Allemagne l’année passée, plusieurs remarques émergent :

  • Il faut s’inquiéter de l’incapacité du projet de loi à présenter les données (public concerné, estimation du nombre de titres délivrés, liste des métiers « en tension ») entourant la mesure : l’Allemagne qui a adopté une mesure équivalente en décembre 2022 évaluant le public concerné à 136 000 personnes, soit 60% de ses immigrés en « résidence tolérée » (dont l’expulsion a été suspendue) et en parallèle des 50 000 étrangers sans permis de séjour et encore soumis à une obligation de quitter le territoire (OQTF) qui, eux, sont exclus du périmètre. 

Pour rappel, en France, le ministère de l’Intérieur estime à 700 000 le nombre d’immigrés clandestins sur le territoire et sur les dix dernières années, le taux d’exécution des OQTF a presque toujours été en dessous de 20 %. On observe qu’en 2022, seulement 7 % des OQTF ont été exécutées. La France figure parmi les pays d’Europe comptant le moins d’expulsions réalisées.

  • Ensuite, si le projet français apparait plus strict sur la durée de résidence à justifier, une piste serait de revoir le cadre des conditions annexes à respecter sur le modèle allemand notamment l'absence de condamnation pénale, la nécessité de prouver une période de travail ininterrompu, l'obligation de présenter des diplômes reconnus, le fait de ne pas percevoir de minima sociaux, la maitrise de la langue française, la preuve d’un logement décent et surtout le fait de ne pas être soumis à une obligation de quitter le territoire active.

Future carte de séjour « métiers en tension » : aucune évaluation de l’impact, ni du public ciblé ?

En 2021, selon l’étude d’impact, sur 55 607 titres de séjour ont été délivrés (ou renouvelés) sur un fondement professionnel, 17% (soit 9 496 décisions) concernant la régularisation exceptionnelle d’un ressortissant étranger avec un contrat de travail ou une promesse d’embauche effective. Un an plus tôt, en décembre 2022, le dossier de presse du ministère de l’Intérieur estimait que « dans le cadre de la circulaire «Valls» du 28 novembre 2012, 30 000 étrangers en situation irrégulière sont régularisés par an (23 000 pour des motifs familiaux et 7 000 pour des motifs de travail) ».

Les conditions à remplir varient selon les situations (circulaire dite « Valls » de 2012) :

  • Si 5 ans de présence sur le territoire : il faut justifier d’un contrat de travail ou d’une promesse d’embauche pour un emploi de plus de 6 mois, justifier de 8 mois d’activités sur les 2 dernières années ou de 30 mois d’activités sur les 5 dernières années 
    • Ou justifier d’un contrat de travail ou d’une promesse d’embauche et de 12 mois d’activité uniquement si dans le secteur de l’économie solidaire (cas particulier).
    • Ou justifier via des bulletins de salaire de 12 SMIC mensuels et 910 heures de travail sur les 2 dernières années, d’un CDI ou d’un CDD de 12 mois ou d’un engagement de 8 mois auprès d’une ETT dans le cas de l’intérim (cas particulier).
    • Ou justifier d’un cumul de contrats de faible durée et de 8 mois d’activité sur les 2 dernières années ou de 30 mois d’activité sur les 5 dernières années (cas particulier).
  • Si 3 ans de présence sur le territoire : il faut justifier de 24 mois d’activités dont 8 mois (consécutifs ou non) sur l’année passée.
  • Si plus de 7 ans de présence sur le territoire : il faut justifier de 12 mois d’activités (consécutifs ou non) sur les 36 derniers mois. 

Le document clef ici, et nécessaire pour toutes les demandes, c’est le formulaire CERFA à remplir par l’employeur. Dans le système actuel, l’étude d’impact souligne le risque de « favoriser les situations de trappe à pauvreté, voire d’exploitation ». « En effet, dans ces situations, les employeurs peuvent utiliser une main-d’œuvre étrangère bon marché et flexible en s’exonérant des dispositions protectrices de la législation du travail vis-à-vis des salariés ». Le projet de loi actuel cherche à supprimer cette dépendance entre l’employeur et le salarié pour le lancement d’un dossier de régularisation en proposant un nouveau titre de séjour. 

La future carte de séjour « travail dans des métiers en tension » sera, elle, conditionnée à : 

  • La justification d’au moins 8 mois d’activité professionnelle salariés (consécutifs ou non) sur les 2 dernières années dans un métier en tension, mais hors activité professionnelle sous statut de demandeur d’asile, saisonnier ou étudiant (cadre légale).
  • La justification d’une résidence ininterrompue d’au moins 3 ans sur le territoire français.

Le titre de séjour d’un an sera renouvelable et autorisera le travailleur à changer d’employeur tout en restant dans la même filière. 

Outre estimer que la création d’un titre de séjour temporaire mention « travail dans les métiers en tension » permettra de résoudre, en partie, les difficultés de recrutement et devrait augmenter le nombre d’employeurs s’acquittant de la taxe « employeur », l’étude d’impact ne propose aucun chiffrage de l’impact de cette mesure, ni d’évaluation du public concerné. Interrogé sur le sujet, le ministère de l’Intérieur estime que la mesure pourrait concerner 7 000 à 8 000 régularisations annuelles… ce qui est déjà le rythme de régularisation de la circulaire Valls en vigueur. La liste des métiers « en tension » doit également être re-actualisée mais les secteurs les plus cités par le gouvernement sont la restauration, la construction, l’agriculture et les services ménagers. 

Alors que l’article doit être discuté au Sénat dans la semaine, il apparait urgent de faire la transparence sur le périmètre de la mesure à commencer par l’établissement d’une liste transparente des métiers en tension concernés et de lancer une estimation du public et du nombre d’emplois concernés. Fin novembre 2021, le ministère de l’Intérieur estimait qu’entre 600 000 et 700 000 personnes en situation irrégulière se trouvaient sur le territoire, sans savoir quelle proportion travaillait. On sait cependant, qu’en 2021 sur 7 056 infractions liées au travail illégal, 13% concernaient l’emploi d’étrangers sans titre de travail. 

En Espagne, le choix de l’enracinement professionnel

En Espagne, une réforme entrée en vigueur à l’été 2022, a simplifié l’obtention d’un permis de résidence pour des motifs de travail. L’objectif ? Faciliter l’insertion par l’emploi ou « l’enracinement professionnel » des illégaux puisque le permis de travail n’est ouvert qu’à la condition de trouver un emploi rémunéré à hauteur du salaire minimum. 

La réforme portée par le ministère des migrations s’est heurtée aux craintes au ministère de l’Intérieur qui craignait un « effet d’appel ». Pour contrer cet effet, a été introduit avant l’accès au permis de résidence temporaire :

  • Une durée de présence de 2 ans sur le territoire ainsi que,

  • La justification d’une activité professionnelle d’au moins 6 mois, 

Les ressortissants étrangers justifiant d’une présence sur le territoire de 2 ans et qui s’engagent à suivre une formation professionnelle dans une filière en manque de main-d’œuvre ont également accès à un permis de résidence de 12 mois, transformable en un permis de résidence de 2 ans s’il trouve un emploi à la suite de la formation. 

Dans la même réforme, l’Espagne a également prévu d’octroyer un permis de résidence plus long aux travailleurs illégaux qui aident à identifier les employeurs employant des travailleurs illégaux. 

Ces mesures font suite à un premier programme en 2021 qui a ouvert l’obtention d’un permis de travail aux mineurs non accompagnés de plus de 16 ans et à faciliter le renouvellement de leurs permis de résidences à la majorité : l’objectif affiché est de simplifier l’insertion par le travail notamment en faisant sauter l’obligation de justifier de revenus supérieurs à 2 500 euros par mois, un niveau jugé trop difficile à atteindre. 

En Allemagne, l’urgence de traiter le stock des « résidences tolérées » de longue durée

En Allemagne, un statut particulier existe pour les immigrés illégaux dont l’expulsion a été suspendue (duldung), une sorte de « résidence tolérée » d’une durée de 6 mois, mais qui peut être renouvelée : cela concerne 85% des déboutés du droit d’asile, soit environ 236 000 personnes. Une personne « qualifié » disposant d’un statut duldung peut obtenir un permis de séjour de 2 ans et le faire prolonger… mais cette option est également ouverte aux personnes disposant d’un statut duldung présents sur le territoire depuis plus de 6 ans et avec un enfant de moins de 8 ans, ou aux adolescents ou jeunes adultes de moins de 27 ans « bien intégrés » par exemple. 

Depuis décembre 2022, la loi a assoupli les conditions de régularisation pour ces étrangers « bien intégrés » : les personnes disposant d’un statut duldung depuis au moins 5 ans ont ainsi obtenu un permis de séjour temporaire de 18 mois. Ce dernier n’est pas renouvelable et a vocation de permettre aux personnes concernées de remplir les conditions nécessaires pour obtenir un titre de séjour de longue durée (preuve de moyens de subsistance, maitrise des bases de la langue allemande, preuve d’identité, etc). 

L’exposé des motifs de loi initial explique bien que l’objectif de la réforme n’est pas d’ouvrir l’accès à un permis de séjour « simplement en attendant », mais d’offrir un cadre légal pour permettre aux illégaux présents depuis longtemps sur le territoire, qui ne sont pas soumis à une obligation de quitter le territoire (équivalent OQTF en France) active et qui n’ont jamais été condamné pour une infraction pénale, de prouver leur intégration. Fin 2022, le gouvernement estimait que ce dispositif devrait bénéficier à 136 600 personnes. 

La loi de décembre 2022 ouvre aussi une possibilité de régularisation pour les personnes disposant d’un statut duldung et qui peuvent répondre à la pénurie de travailleurs qualifiés, mais cela, à condition que la personne :

  • « Ait suivi une formation professionnelle qualifiée dans un établissement reconnu par l'État »,

  • Ou « ait obtenu un diplôme universitaire en Allemagne »,

  • OU « dispose d'un diplôme universitaire étranger reconnu en Allemagne ou comparable à un diplôme allemand, tout en ayant occupé un emploi correspondant à ce diplôme pendant deux ans sans interruption ».

  • OU « ait occupé un emploi qualifié sans interruption pendant trois ans et, au cours de la dernière année précédant la demande de permis de séjour, n'ait pas été dépendante d'aides publiques pour sa subsistance et celle de sa famille (à l'exception des prestations pour le logement et le chauffage) ». 

D’autres conditions « de bases » sont également à remplir notamment celle de justifier d’un logement d’une taille suffisante, d’une maitrise de la langue allemande (niveau B1), « ne pas avoir intentionnellement induit en erreur le service des étrangers sur des circonstances relatives au droit de séjour, ni retardé ou entravé les mesures visant à mettre fin au séjour en situation irrégulière, n'avoir aucun lien avec des organisations extrémistes ou terroristes et ne pas les soutenir et, enfin, ne pas avoir été condamné pour une infraction pénale intentionnelle commise sur le sol allemand ». 

Dans le cas où toutes ces conditions sont remplies et quand le cas où la personne disposant d’un statut duldung exerce bien un emploi correspondant à ses qualifications, un titre de séjour de 2 ans est délivré et après cette période, l’accès au marché du travail est entièrement ouvert à la personne. 

En juin 2023, le Parlement allemand a renforcé cet axe en créant un permis de séjour « opportunité » (chancenkarte) qui autorise les étrangers disposant d’une formation professionnelle ou d’un diplôme de l’enseignement supérieur à chercher un emploi qualité à temps plein en Allemagne pendant un an. Pendant la période de recherche, l’étranger est autorisé à travailler jusqu’à 20 heures par semaine. Le Parlement a également levé l’obligation de reconnaissance des diplômes par l’administration allemande dans le cas des étrangers qui peuvent justifier de 2 ans d’expérience professionnelle et d’un diplôme officiellement reconnu dans leurs pays d’origine.