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Justice, le toujours parent pauvre du budget de la France

Au moment où vient en discussion au Sénat le volumineux projet de loi sur la réforme de la justice,  la Commission Européenne pour l’Efficacité de la Justice (CEPEJ), organisme du Conseil de l’Europe, vient de publier son étude quadriennale sur les systèmes judiciaires européens. Dans son étude no. 26, elle passe en revue les systèmes de quarante-cinq pays européens pour la période 2012-2016, ce qui autorise certaines comparaisons de nature surtout quantitative portant sur les budgets que chaque pays consacre à la Justice. L’occasion de se rendre compte que la patrie des droits de l’homme a beaucoup de progrès à réaliser pour se hisser au niveau des pays de qui elle devrait être la plus proche, et l’occasion d’appuyer les amendements actuellement proposés par le Sénat qui considère à juste titre que le gouvernement ne fait pas les efforts financiers nécessaires pour mettre à niveau le budget de la Justice.

Nous allons nous attacher à comparer les résultats les plus significatifs de cette enquête, en examinant les résultats quantitatifs puis ceux qualitatifs, c’est-à-dire ceux concernant l’efficacité de la justice. Précisons tout de suite que la CEPEJ, du fait du périmètre limité de ses recherches, n’inclut pas le système pénitentiaire dans ces dernières.

Résultats quantitatifs

Les budgets généraux des systèmes judiciaires, et ceux de la justice dans son ensemble

La CEPEJ a retenu comme périmètre de ses études les « systèmes judiciaires » au sens strict, c’est-à-dire les tribunaux, l’aide judiciaire et le ministère public, c’est-à-dire hors système pénitentiaire. Elle prend soin de noter que seul ce périmètre permet des comparaisons pertinentes, sachant que le  budget de la justice dans son ensemble peut comprendre nombre d’autres éléments présents ou non dans chaque Etat.[1]

Nous présentons les budgets en euros par habitant de 16 pays, en additionnant pour chacun les budgets des systèmes judiciaires et ceux des autres éléments. Pour autant que cette addition ait un sens, on voit que la France, avec 132 euros par habitant (ce chiffre inclut le système pénitentiaire), se situe en antépénultième position, à égalité avec l’Italie et devant les seules Pologne et Espagne. Concernant le seul système judiciaire, la France, avec 66 euros, est encore en antépénultième position, devant Pologne et Irlande (mais on peut penser que pour cette dernière ce n’est qu’une question de répartition entre catégories puisque l’Irlande est seconde au total des systèmes).  

La CEPEJ a d’autre part calculé que pendant la période considérée, les budgets français des systèmes judiciaires avaient augmenté en euros courants de 6,4% de 2012 à 2014 et de 3,3% de 2014 à 2016, ce qui dénote un effort extrêmement limité pour un budget qui s’est toujours situé dans le bas des missions de l’Etat (8 milliards en 2016, et, en 2019, 1,85% des 430 milliards, montant de la totalité des budgets de l’Etat ). On peut considérer ce budget comme indigent pour une des principales missions régaliennes de l’Etat. Le Sénat vient d’ailleurs de voter la création de 13.700 postes là où le projet du gouvernement en prévoit 6.500, et la construction de 15.000 places de prison d’ici 2022 là où le gouvernement, reniant d’ailleurs sa promesse de début du quinquennat, limite ses ambitions à 7.000 places.                                                                                                               

Budget de l’aide judiciaire

Il est à noter que la France est, comme les années précédentes, à la traîne concernant les sommes consacrées à l’aide judiciaire. En 2016, parmi les pays que nous avons cités ci-dessus, la France, avec 5,06 € par habitant est encore antépénultième, cette fois devant Italie et Pologne. On notera que le Royaume-Uni reste fidèle à sa tradition d’ « Habeas corpus » en consacrant 31 euros par habitant, six fois autant que la France, à l’aide judiciaire. La patrie des droits de l’homme devrait d’en inspirer ! Et pourtant, aucun gouvernement, de droite ni de gauche, n’a voulu s’atteler à résoudre cette criante insuffisance.

En lien avec ce sujet, parce que cela soulève la question de la gratuité de la justice, on note que la France est le seul pays des 45 étudiés qui réponde « non applicable » à la question portant sur les recettes tirées des taxes et frais de justice. En Allemagne, ces recettes se montent à 4,3 milliards, et 0,86 milliard au Royaume-Uni. La France s’enorgueillit peut-être de dispenser une justice gratuite. Résultat, elle est pauvre et mal outillée, ses magistrats professionnels (un quart environ du total), sont mal payés, et sa couverture d’aide judiciaire minimale. Ce devrait être un sujet de réflexion, d’autant plus que cette gratuité et l’absence de sanction par les tribunaux des cas de procédure abusive provoquent un encombrement de ces mêmes tribunaux.

Les juges et leur rémunération

La France compte 32.397 juges (dont 7442 juges professionnels et 24.925 juges non-professionnels), soit 48 juges pour 100.000 habitants. Ces chiffres ne distinguent pas particulièrement la France, et il existe une grande variété de situations en Europe. On note en revanche un nombre inférieur à la moyenne de personnels non-juges (34 pour 100.000 hab.), mais la pertinence des chiffres ne paraît pas certaine. Quant au nombre d’avocats, avec 98 pour 100.000 hab., il est l’un des plus faibles de l’Europe (pays de l’ex-bloc soviétique exceptés).

La France consacre 61% du budget des tribunaux au paiement des salaires. Ce chiffre est un peu inférieur à la moyenne (69%) et à la médiane (74%), mais sa signification est limitée par la répartition très variable des juges entre professionnels et non-professionnels (bénévoles), répartition qui est relativement en faveur des non-professionnels en France.

Toutefois, la CEPEJ fournit les salaires bruts moyens des juges en début de carrière et par rapport au salaire moyen. Que ce soit pour l’un ou l’autre des indicateurs, les juges français ne sont pas considérés autant que dans la plupart des autres pays :

Salaire moyen brut de début des juges (annuel, en milliers d’euros) et rapport au salaire brut moyen national (%)

Autriche

Belgique

Danemark

France

Allemagne

Irlande

Italie

Pays-Bas

Espagne

Suède

Suisse

Royaume-Uni

51,9

68,8

121,8

44,8

47,5

114,7

56,2

74

48,1

71

145,7

124,8

1,64

1,66

2,90

1,2

0,94

3,11

1,91

1,29

2,11

1,73

2,00

3,75

Les mêmes calculs concernant les procureurs donnent des résultats semblables.

Résultats qualitatifs

Les délais de résolution des affaires contentieuses

La CEPEJ examinent cette question au moyen de deux indicateurs de performance : le « clearance date » (rapport entre le nombre d’affaires résolues et le nombre d’affaires nouvelles pendant une période déterminées), et le « disposition time » (durée estimée de l’écoulement du stock : rapport entre le stock d’affaires en fin d’année et le nombre d’affaires résolues).

Pour les affaires civiles et commerciales, la France n’est pas bien placée sur ces deux indicateurs : en première instance, un clearance rate de 98%, donc légèrement inférieur à 100%, et un disposition time de 353 jours, très supérieur à la moyenne (233 jours et à la médiane » (192 jours) et l’un des pires des pays européens. En deuxième instance (appel) les résultats sont encore plus mauvais (95% et 487 jours). La situation semble s’être dégradée depuis la dernière enquête.  

En matière pénale, le clearance rate est bon en première instance (106%), mais dégradé en deuxième instance (96%). Les données concernant le disposition time (seules celles de seconde instance sont  disponibles) sont très médiocres.

En conclusion, la prise en considération de l’étude de la CEPEJ conduirait à agiter les mêmes problèmes que ceux qui sont actuellement discutés au Sénat : L’augmentation des budgets, celle des personnels, tout au moins des personnels non juges. Il faut y ajouter la revalorisation des traitements des juges, des dépenses d’organisation des tribunaux, la revalorisation de l’aide judiciaire, la recherche de la performance dans le traitement des affaires. Mais évidemment, comme toujours il faut avant tout le nerf de la guerre.


[1] En premier lieu bien entendu le système pénitentiaire, mais La CEPEJ cite aussi les services de probation, du conseil de justice, de la Cour constitutionnelle, de l’organe de gestion, du Défenseur de l’Etat, de l’application des lois, du notariat, du secteur médico-légal, de la protection de la jeunesse, des réfugiés et demandeurs d’asile, certains services de police etc.