Actualité

Les grandes entreprises continuent à se développer prioritairement hors de France

Ce n’est pas un phénomène nouveau, il est plutôt en expansion constante et vient d’être rappelé dans une étude du CEPII se demandant pourquoi les exportations françaises sont si « atones ». On trouve comme cause une spécificité nationale, à savoir un développement considérable hors de France des grandes et très grandes entreprises françaises, qui de moins en moins sont réellement françaises par leurs implantations, leurs activités, leurs effectifs et leurs capitaux. Faut-il s’en alerter ? Oui certainement, mais sans en accuser les entreprises en question, dont il faut à la fois louer la puissance considérable et bénéfique qu’elle ont acquise mondialement, et regretter qu’elles continuent à souffrir d’un manque de compétitivité à l’intérieur de nos frontières, et ce pour des raisons trop connues.

Données de base sur les multinationales en général

Chiffres 2016 (Milliards d’euros et milliers d’emplois).

 

France totale

(comptabilité nationale)

Multinationales françaises

Filiales hors de France 

Multinationales en France****

Total

Nombre de multinationales

-

-

5 285

-

Nombres de filiales

-

45 200

-

-

CA consolidé

3 874 milliards

1 236 milliards

1 132 milliards

2 368 milliards

PIB

2 229 milliards

NC

-

-

Emploi total

27,7 millions

NC

-

-

Effectifs salariés

25 millions

5,83 millions *

4,73 millions

10,56 millions

Nombre de Français à l’étranger

-

Entre 2 et 2,5 millions **

-

-

Revenus distribués des Sociétés.

239 milliards

43 milliards***

-

-

Source INSEE

*Les trois pays où l’on trouve la plus grande proportion de salariés français des multinationales françaises sont les Etats-Unis (638.000), la Chine (516.000) et le Brésil (473.000), mais le plus fort CA est de loin réalisé aux Etats-Unis.

**Estimation Quai d’Orsay (l’enregistrement n’est pas obligatoire).

***Les revenus « reste du monde » sont de 63 Mds selon la comptabilité nationale, le chiffre de 43 Mds est donné par le CEPII, probablement parce qu’il exclut les participations non filiales.  

****Hors services marchands et secteur bancaire        

Commentaires.

  • Sur les 5.285 firmes multinationales, 172 seulement sont des grandes entreprises, mais elles comptent pour 82% du CA total consolidé réalisé à l’étranger. Globalement, les multinationales y réalisent 52% de leur CA total, et y emploient 55% de leurs effectifs totaux, soit 5,8 millions sur 10,5 salariés. 
  • La production intérieure française est de 3.874 Mds, donnant naissance à une valeur ajoutée (ou PIB) de 2.229 Mds. Le chiffre d’affaires de 1.132 Mds, correspondant à la production des filiales à l’étranger des multinationales françaises, n’est pas compris dans le chiffre de production ci-dessus, et par voie de conséquence ne donne pas naissance à une valeur ajoutée incluse dans le PIB (produit intérieur brut). En revanche, ce PIB comprend les revenus des investissements étrangers (soit 63 milliards au total).
  • Nous ignorons combien de salariés sont français sur les 5,8 millions des effectifs des multinationales françaises à l’étranger (23% des salariés employés en France quand même !), sachant que l’administration estime qu’entre 2 et 2,5 millions de Français résident à l’étranger. Toujours est-il qu’ils contribuent en partie certainement importante à la réalisation d’un chiffre d’affaires égal à 34% de’ la production intérieure française. Cela mériterait d’en tenir compte dans les estimations du PIB et de l’emploi en France, puisque les calculs prennent comme base la population totale, donc y compris celle travaillant à l’étranger.

Données sur les entreprises du CAC 40 en particulier

Le CAC 40 constitue un concentré du phénomène constaté à propos des multinationales en général. De même que 172 grandes entreprises concentrent 82% du CA étranger, celles du CAC 40 emploient par exemple au moins 5 millions[1] de salariés à l’étranger, sur le total des 5,8 millions cité plus haut pour les multinationales dans leur ensemble. Ces 40 entreprises sont donc extrêmement significatives.

Or, on constate que globalement les effectifs français ne représentent que 26% des effectifs totaux, contre 45% pour les multinationales. Les effectifs ne sont majoritaires que dans trois cas. D’autre part, sur la période  2010-2017, dans les 30 entreprises sur 40 ayant répondu à l’enquête de l’Observatoire des multinationales, les effectifs français ont évolué plus défavorablement, ou moins favorablement, que les effectifs mondiaux, et ce souvent dans de grandes proportions, à l’exception de 9 cas. Le chiffre d’affaires a enfin augmenté dans 30 cas sur 40.

Qui sont les actionnaires du CAC 40 ? On n’en connaît que 60% environ, seuls les propriétaires de 5% étant tenus de se faire connaître. Selon Euronext, en 2016, la principale catégorie est celle des gestionnaires d’actifs (26% avec 350 milliards), suivie des familles et fondateurs (10% avec 135 milliards).

L’exemple Michelin : encore une entreprise française ?

Icône depuis largement plus d’un siècle et fleuron prospère de l’industrie française, deuxième groupe mondial du pneumatique avec 22 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 17 milliards de capitalisation boursière, le groupe Michelin est-il encore une entreprise française ? Oui par son histoire, ses dirigeants, sa localisation principale et celle de sa recherche et de ses actifs immatériels. Mais le financement passe par une société suisse, le CA n’est d’origine française qu’à 16%, l’actionnariat est entre les mains des actionnaires institutionnels étrangers (fonds de pension) pour 60% (25% pour les investisseurs français), et les effectifs ne sont français qu’à hauteur de  16,9% (19.000 employés).

Les effectifs ont diminué plusieurs fois : en 1999, 7.500 suppressions, annoncés le même jour qu’une année record de bénéfices, et justifiés, comme l’ont admis les tribunaux, par la nécessité de gagner en productivité ; en 2013, fermeture de l’usine de Joué les Tours pour rationalisation de la production face à une usine trop petite, remplacée par un autre site ; en 2017, annonce de 1.500 suppressions de postes, dont 1.000 en France – sans licenciements cette fois, pour changements dans l’organigramme.

Entre 2010 et 2017, les effectifs français ont diminué de près de 23% (soit 26.000 salariés environ, cependant que le chiffre d’affaires augmentait dans les mêmes proportions et que les effectifs mondiaux augmentaient de 2,7%, soit 3.000 salariés. (voir ci-dessous les conséquences que l’on peut en tirer).

Ce qu’il faut en retenir

La France est beaucoup plus engagée que la plupart des pays dans les implantations à l’étranger. En septembre 2016 nous avions attiré l’attention sur une étude comparant les stratégies opposées de la France et de l’Allemagne dans leurs activités internationales. Les multinationales françaises privilégient clairement l’implantation dans les pays étrangers aux dépens de la production en France et des exportations, à l’inverse des multinationales allemandes. L’étude[2] avait conclu pour l’Allemagne à une proportion plus faible d’IDE, la préférence pour des échanges commerciaux à base d’exportations, avec comme corollaires un emploi plus important sur le territoire national, un type d’IDE (investissement français à l’étranger) plus vertical qu’horizontal, le recours aux importations de biens intermédiaires plutôt que de produits finis, et même la préférence pour les investissements « greenfield ». Le modèle allemand assure tout à la fois davantage d’emploi conservé sur le territoire national, une balance commerciale largement excédentaire, le maintien sur ce territoire de la maîtrise de la production, de la R&D et de la plus importante valeur ajoutée. Et les auteurs de l’étude de s’interroger : «  Les entreprises françaises n’auraient-elles pas tout simplement déserté le site France, considérant que celui-ci n’était plus compétitif ?… ».

L’étude récente du CEPII reprend l’étude du même phénomène, en s’interrogeant cette fois sur la raison pour laquelle les exportations françaises sont si faibles, et l’économie si déséquilibrée. Le CEPII pense pouvoir écarter plusieurs causes : « Cette atonie ne s’explique ni par une mauvaise structure de spécialisation, ni par un effet d’irréversibilité de la désindustrialisation, et les interprétations en termes de compétitivité hors prix ne sont guère mieux fondées. » Concernant le manque de compétitivité-coût, le CEPII ne s’explique pas pourquoi depuis 2011 et le rattrapage par l’Allemagne des salaires, les performances de la France ne se sont pas améliorées. Le CEPII note toutefois que ce rattrapage n’a comblé qu’environ un quart de l’écart, et qu’il a surtout concerné en France les bas salaires, « qui influent peu sur les exportations ». Le CEPII finit sa note en incriminant, comme nous l’avons vu, le poids considérable de l’emploi salarié à l’étranger. Mais reste à savoir pourquoi les multinationales ont fait ce choix que nous constatons particulièrement dans les entreprises du CAC 40.

Conclusions

Que faut-il penser de cette stratégie des grandes entreprises consistant à donner la priorité aux investissements hors de France ?

  • Remarque préliminaire : paradoxalement peut-être, ne trouve-t-on pas à l’origine l’excellence des productions et de l’avance technique prise par les très grandes entreprises françaises, qui a permis précisément de conquérir les marchés étrangers ainsi que s’y installer.
  • Selon le CEPII, le nombre d’employés et le chiffre d’affaires hors de France ont augmenté de 60% entre 2007 et 2014, un rythme double de celui des entreprises allemandes ou italiennes. Mais évoquer la délocalisation des entreprises françaises serait une erreur, « parce que l’implantation à l’étranger n’est pas nécessairement un substitut à la production sur le territoire national ». Un exemple frappant est celui de Danone, dont le chiffre d’affaires a augmenté de 45% de 2010 à 2017, pendant que les effectifs mondiaux n’augmentaient que très peu (3,8%), et les effectifs français diminuaient légèrement (- 9%). Le phénomène est ici le développement remarquable hors de France, qu’il n’y a aucune raison de critiquer, car Danone n’exporte pas ses produits français aux Etats-Unis, où elle a pris le contrôle de nombreuses entreprises, ni ailleurs : elle produit évidemment sur place. Et la légère perte d’emplois en France est à rapprocher des progrès de la mécanisation ainsi que de la concurrence. La mécanisation est aussi en cause dans le cas de Michelin, où l’on voit que l’augmentation du chiffre d’affaires (23%) n’a que très peu profité à l’emploi hors de France (2,7%). C’est encore le chemin qu’ont dû suivre Renault, et avec retard à sa suite PSA, cette dernière ayant plus souffert d’une perte d’emploi français que son grand rival qui s’était développé plus tôt hors de France. Entre 2010 et 2017, 15 entreprises du CAC 40 ont augmenté leur chiffre d’affaires entre 30% et 150% (Atos), un développement remarquable qui aurait été impossible sans un développement et des investissements hors de France.
  • Ce constat ne saurait cependant cacher le fait que le développement en France est obéré par un manque de compétitivité de la production française, et particulièrement de la compétitivité-coût, dont Michelin a été un exemple en 1999 comme on l’a dit, et qui reste encore un obstacle. Il s’agit du coût du travail et des « charges » sociales qui doublent presque le montant du salaire brut pour les salaires moyens et élevés, (sachant que les bas salaires interviennent peu dans les exportations), et enfin des impôts de production, qui taxent les entreprises avant même qu’elles réalisent des profits. Ce sont encore sur ces différents points des spécificités françaises.
  • Remarquable aussi, le manque de capitaux français, et corollairement l’affluence des capitaux étrangers, qui sont majoritaires dans les très grandes entreprises, et en conséquence de quoi ces actionnaires, investisseurs institutionnels, sont en mesure d’imposer leurs vues sur les directions françaises dans le sens de la plus grande distribution possible de dividendes, notamment en faveur de leurs fonds de pension, qui sont quasiment absents en France.
  • En définitive, une situation actuelle marquée par une majorité considérable d’activités, d’effectifs et de capitaux étrangers, qui crée un état de fait sur lequel il est très difficile de revenir.

Il n’y a peut-être rien de très surprenant dans le phénomène que nous analysons, mais il restera beaucoup de travail à accomplir pour y remédier…


[1] Nous empruntons ce chiffre, ainsi que la plupart de ceux qui suivent concernant le CAC 40, à l’Observatoire de multinationales.

[2] Une étude de la Toulouse Business School, Pierre-André Buigues et Denis Lacoste.