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Deux cents jours dans un ministère (épisode 2)

Voici la deuxième partie de notre document exceptionnel : le récit d'un ancien stagiaire du ministère de l'Intérieur. Trois mois passés dans une direction de ce ministère où règnent la bureaucratie, le statut quo et, souvent, l'incompétence.

L'autre aspect de cette culture de la hiérarchie, c'est le rituel du statut. Le fonctionnaire, c'est en effet deux personnes en une. C'est un statut et une fonction. Deux béquilles, qui, au lieu d'aider à marcher, ralentissent et paralysent le pas. C'est bien entendu l'héritage direct de la hiérarchie militaire composée de grades. Le système pouvait avoir sa pertinence à une époque où l'État était à construire ou à reconstruire de manière rationnelle. Mais à l'heure de la réactivité de l'individu face à un monde qui change rapidement, le statut est un contresens qui fige l'individu dans le marbre, au lieu de garantir son « agilité ». Ce n'est pas tant la complexité des divers statuts qui m'a frappé, que la perversité du système.

Pour preuve, le secrétariat général aux affaires européennes (SGAE) souhaitait créer un poste de « chargé de mission collectivités locales » afin de créer un lien entre les institutions européennes et locales.

On ne change pas un système qui, à défaut d'être logique, a sa propre logique.

Le poste devait logiquement échoir à un agent de la DGCL mis à disposition du SGAE. Restait à savoir lequel. Notre bureau s'occupant de veille juridique en matière de droit européen des aides aux entreprises et coordonnant les activités européennes de la DGCL sur le réseau Intranet, il eût été logique que le choix se portât sur un agent de notre bureau. C'est en effet le seul bureau qui traite directement d'affaires européennes. Les autres sont dans des problématiques purement nationales. Pourtant l'agent de notre bureau pressenti au départ n'a pas été retenu et le DG lui a préféré un autre rédacteur, issu du bureau de la fiscalité locale (!). La raison : il avait le statut « d'attaché principal d'administration centrale » alors que le malheureux débouté n'avait que celui « d'attaché d'administration centrale ».

Tout est là. On préfère le grade à la compétence. L'heureux élu va mettre plus de six mois à maîtriser les dossiers qu'il aura à traiter, alors que le second aurait été opérationnel dès son changement de poste. Mais qu'importe, on ne change pas un système qui, à défaut d'être logique, a sa propre logique…

Cela est finalement risible mais, au quotidien, l'excès de hiérarchie peut devenir pesant. À l'heure du déjeuner, vous ne verrez jamais un administrateur civil (le grade le plus élevé) déjeuner avec un attaché principal d'administration centrale, même si, par ailleurs ce sont les meilleurs amis du monde ! Ma responsable de stage, chef de bureau et administratrice civile, a plusieurs fois attiré l'attention de ses collègues en déjeunant avec nous, les « sans statuts » ! Quelle déchéance ! Quelle dangereuse révolutionnaire !

Mais qui fait la newsletter ?

Enfin, le plus démoralisant est la dilution des responsabilités et à long terme la perte d'efficacité engendrées par le trop grand nombre d'échelons hiérarchiques. Je fus personnellement témoin de ce phénomène. Il ne s'agissait pas tant de la dilution des responsabilités que d'une perte d'efficacité avérée.

J'étais chargé de rédiger une newsletter informatique hebdomadaire à l'attention des préfectures qui le souhaitaient. Je devais l'envoyer tous les vendredis. Le procédé était compliqué et illustrait parfaitement la problématique de l'accumulation des niveaux d'intervention. Je devais attendre le vendredi matin avant de recevoir un fichier Word sur lequel le sous-directeur adjoint avait recueilli, mis en forme et corrigé les contributions des différents bureaux. Une fois le fichier reçu, je transférais le tout sur la messagerie Internet pour la mise en forme informatique.

À l'heure de la réactivité de l'individu face à un monde qui change rapidement, le statut est un contresens qui fige l'individu dans le marbre.

Je devais ensuite monter le tout au sous-directeur adjoint, qui me le redescendait en cas de coquilles et de formules finalement inadéquates. Après corrections, je lui remontais le tout. Il le vérifiait une seconde fois et le faisait ensuite valider par le sous-directeur, qui selon les humeurs pouvait l'amender ou le laisser en l'état. En cas d'amendement, il le repassait au sous-directeur adjoint, qui me le redescendait une nouvelle fois pour les dernières modifications… Suivez-vous toujours ? Le tout se faisant à coups de versions papiers et d'escaliers arpentés quatre à quatre alors que le sous-directeur adjoint avait également la main sur la messagerie et qu'il lui suffisait en cas d'erreurs de les modifier de son ordinateur ou de m'appeler en me demandant de le faire directement sur la messagerie commune à nos deux postes…

Tout ceci retardait évidemment l'envoi de la lettre qui n'était prête qu'à 18h30, en moyenne. Inutile de dire qu'à cette heure-là, les agents des préfectures abonnés à la lettre n'étaient plus disponibles pour la réceptionner… Ils la trouvaient le lundi matin, ayant d'autres chats à fouetter.

Or, en supprimant un échelon à cet exercice kafkaïen, les choses allaient bien plus vite. Je peux en témoigner et mon expérience, si minime soit-elle, vaut toutes les théories des organisations. J'ai dû m'occuper plusieurs fois de l'envoi de la lettre en l'absence du sous-directeur adjoint. Je ne travaillais donc directement plus qu'avec le sous-directeur. Ce dernier ayant d'autres préoccupations, me déléguait le tout. Je faisais le tour de tous les chefs de bureau en leur demandant de me passer leurs contributions au fil de la semaine. Ma lettre était bouclée le jeudi soir. Je la montais au sous-directeur. Le lendemain matin, je la retrouvais corrigée, prête à l'envoi à 10h du matin. Et elle n'était pas de moins bonne qualité que les autres à en croire les commentaires du DG.

Cet exemple est très anecdotique mais révélateur des effets pervers de l'empilement hiérarchique. Là où il faudrait théoriquement une personne, il y en a deux ou trois. Cela n'est pas valable pour toutes les tâches, heureusement, mais l'exemple est loin de constituer un cas isolé. Il est d'ailleurs d'autant plus révélateur que l'inflation des échelons hiérarchiques inutiles répond comme un écho à la multiplication de bureaux et de départements, parfois eux aussi, inutiles.

Quitte ou doublons…

Contrairement à la vulgate souvent répandue, les fonctionnaires travaillent et ils travaillent souvent beaucoup parvenus à un certain niveau de responsabilités. Mais le grand drame, c'est souvent l'inutilité du travail fourni. Pour une raison majeure : le doublon administratif. Un doublon administratif, c'est deux personnes ou deux bureaux qui travaillent à peu de chose près sur les mêmes domaines et qui, s'additionnant, créent un résultat nul.

Là où il faudrait théoriquement une personne, il y en a deux ou trois.

Le bureau dans lequel je travaillais était, pour certaines de ses missions, dans cette situation. Le bureau des interventions économiques est composé de six agents plus un stagiaire permanent. Il traite, comme je l'ai déjà signalé, des problématiques d'interventions économiques des collectivités territoriales envers les entreprises. Mais pour certaines catégories d'interventions économiques, l'agent spécialiste du bureau se retrouvait en binôme avec un autre agent du bureau des services publics locaux de la sous-direction des compétences locales. Voici l'intitulé exact de leurs missions respectives : l'agent du bureau des interventions économiques est chargé, entre autres, des questions « d'aides aux communications électroniques et aux réseaux ». L'autre agent est chargé quant à lui « des interventions en faveur des réseaux câblés audiovisuels et des nouvelles technologies d'information et de communication » (les fameuses NTIC)…

Si la différence existe, elle doit être minime, car neuf fois sur dix l'agent du bureau des services publics locaux demandait à son « homologue » d'aller à des réunions à sa place car il n'avait pas le temps ! Curieuse manière de motiver les agents… Si l'on sait qu'une autre personne traite des mêmes sujets, à quoi bon s'échiner à les traiter puisque l'autre est susceptible d'en prendre également connaissance. Je pourrais multiplier les exemples de ce style et à différentes échelles. Lorsqu'il s'agit de quelques tâches, c'est encore excusable et compréhensible mais lorsqu'il s'agit d'un poste, voire d'un bureau ou d'un département, il y aurait de quoi se remettre en question, en termes d'organisation…

L'un des six agents de notre bureau est une chargée d'études, responsable de la collecte d'information concernant les problèmes liés à l'aménagement rural « tourisme, services publics en milieu rural, environnement ». Elle a théoriquement la charge de mesurer l'impact de certaines mesures dans ces domaines sur les finances locales. Pourtant, dans la sous-direction des compétences locales évoquée ci-dessus, il existe un agent qui traite des problématiques des collectivités locales en matière de « maintien des services publics en milieux ruraux, environnement, tourisme, etc. ». De ce fait, combien de fois ai-je entendu pester notre chargée d'étude contre son collègue ? : « Ce n'est pas à moi de faire ça ! Ce n'est pas dans mes attributions ! C'est à lui de le faire ! » Lorsqu'elle recevait un coup de fil d'une préfecture, elle la réorientait vers son collègue, et ce dernier faisait bien évidemment exactement la même chose… Des très beaux moments de vaudevilles administratifs !

Du reste, elle s'en rendait compte et dans ses moments de confidence, elle avouait volontiers qu'elle n'avait la main sur rien, que son travail ne se résumait qu'à de la collecte et de la veille juridique, boulot parfait pour un stagiaire mais pas pour un agent. Et elle n'avait pas tort !

Il serait peut-être judicieux de s'appuyer sur ces petites réalités afin d'en extraire de vraies solutions.

Ce genre de doublons se retrouve aussi à des niveaux plus importants. Il se peut qu'un département entier ne serve à rien. J'en fus là encore le triste spectateur. Dans le cadre de l'élaboration de la newsletter dont j'ai parlé dans le chapitre précédent, il a fallu produire une maquette. Le sous-directeur a donc logiquement demandé au département des publications, de la communication et de la documentation, de lui préparer un projet. Ne recevant rien pendant des semaines, le sous-directeur, impatient d'en découdre, m'a demandé de lui proposer une maquette, ce qui fut fait dans les deux jours. Piqué au vif, le département a émis des réticences sur mon travail. Afin de ménager les susceptibilités, le sous-directeur a dû prendre en compte certaines propositions du département, qui sont arrivées sur son bureau trois semaines après… Et ma chef de bureau de me dire : « Les départements de ‘comm' dans les administrations, ce sont des bulles d'air, ce genre de missions devrait être délégué à un prestataire privé, c'est du reste ce qui se fait dans les mairies et certains conseils généraux !… » Mais chut, ce genre de choses ne se dit pas.

Autre exemple croustillant, celui du département des études statistiques locales. Si doublon il y a, c'est ici avec le secteur privé. Moins grave donc, en apparence, mais la question de l'utilité d'un tel département est malgré tout posée. Ce département est chargé, comme son nom l'indique, de produire des statistiques sur les finances locales et sur les collectivités en général, données utiles aux décideurs locaux. A priori rien de très choquant. Sauf que les données fournies sont quelquefois légèrement périmées.

Quel ne fut pas mon étonnement lorsque je reçus, en mars 2006, une brochure en papier glacé avec CD-Rom à l'appui, retraçant le bilan des finances des départements de 2003 ! La réponse à mon étonnement suspect, la voici : « C'est un travail très fouillé qui demande beaucoup de temps. » C'est heureux ! Vu les délais, on est effectivement en droit de s'attendre à une enquête approfondie. Seulement dans le même temps, il existe des organismes privés, des banques comme Dexia Crédit local, spécialisés dans les opérations financières avec les collectivités, qui produisent des statistiques quasiment en temps réel. Le chef de bureau de l'analyse budgétaire et financière m'a d'ailleurs fait un jour cette confidence qui en dit long : « Lorsque j'ai besoin d'informations récentes, je m'adresse à un copain qui bosse au département statistiques de Dexia, et pas à notre département statistiques ». Sans commentaire. À l'heure où l'on se gargarise de « réforme de l'État », il serait peut-être judicieux de s'appuyer sur ces petites réalités afin d'en extraire de vraies solutions.

Pourquoi, par exemple, ne pas confier ces tâches annexes que sont la communication et les études statistiques, à des organismes privés ? Cela n'affecterait en rien les missions centrales de l'administration, et je dirais même plus, cela les épaulerait peut-être plus efficacement.

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