Actualité

L'attractivité du marché des jeux en ligne

Sera-t-elle suffisante ?

La semaine dernière l'Assemblée nationale a adopté le projet de loi relatif à l'ouverture des jeux en ligne à la concurrence par 299 voix contre 223, en seconde lecture et sans modification par rapport à la version proposée au Sénat de façon à clore au pas de charge la phase parlementaire [1]. Il faut dire qu'il y a urgence car le calendrier est serré : le même mois l'ARJEL (l'autorité de régulation des jeux en ligne) devrait se voir officiellement constituée, remplaçant la pré-ARJEL (simple service administratif provisoire, préfiguration de la future autorité) qui a permis d'initier l'élaboration des dispositifs et procédures d'agrément et de régulation du marché à venir.

Dès le mois de mai les opérateurs devraient pouvoir effectuer leurs demandes en fonction des types de jeux (paris sportifs ou hippiques, voire poker en ligne) pour la délivrance des agréments en juin, peut-être même seulement à partir du 10, c'est-à-dire un jour seulement avant le lancement de la Coupe du Monde de football. Cette ouverture concurrentielle est-elle cependant satisfaisante ? A vrai dire pas tout à fait… car un certain nombre de problèmes subsistent…

Fiscalité des jeux : un effort véritable mais toujours insuffisant

Du point de vue de la fiscalité assise sur les jeux, les « efforts » pratiqués sont toujours insuffisants. Si l'accent a été porté sur l'alignement des taux entre les prélèvements sur les jeux en dur et ceux sur les jeux en ligne, ces derniers : 7,5% sur les mises des paris sportifs et hippiques et 2% sur les mises au poker sont toujours très élevés par rapport au 4,4% italien et au 1,5% britannique sur les mêmes segments.

L'offre française reste donc peu compétitive au niveau européen par rapport aux places mieux dotées sans même parler de Malte. En outre, elle a été réalisée en modifiant légèrement les assiettes. Initialement pour le poker le prélèvement de l'Etat s'effectuait sur le produit brut des jeux c'est-à-dire sur le bénéfice des opérateurs. Maintenant il sera uniformément assis sur les mises, à rebours de nos voisins européens.

Par ailleurs si le marché semble prometteur, la manne tant attendue par l'Etat risque paradoxalement de se révéler peu productive pour les caisses publiques en dépit de taux encore trop élevés. Si l'on admet que les jeux en ligne en 2009 ont représenté (hors loterie) 703 millions d'€, ce sont 64,94 millions d'€ qui vont tomber dans l'escarcelle de l'Etat à partir des activités sous monopole. On peut d'ailleurs mesurer ainsi l'effort de l'Etat consenti en extrapolant par rapport à 2009. Cet effort représenterait -12,21 millions d'€ soit 18,8% de ressources fiscales en moins. C'est considérable et en même temps très peu par rapport à la concurrence de nos partenaires étrangers les plus attractifs.

Si l'Etat veut, par l'intermédiaire de l'ouverture des jeux en ligne, dynamiser ses rentrées fiscales, il devra rapidement jouer sur des volumes beaucoup plus importants. Avec un marché anticipé s'élevant à 3,8 milliards d'€ en 2015, pour les paris et le poker en ligne, les recettes devraient représenter en vitesse de croisière environ 224,5 millions d'€/an de ressources fiscales supplémentaires. Un volume qu'il faut comparer aux actuels 5,2 milliards d'€ de recettes fiscales dégagées par le segment des jeux d'argent pris dans son ensemble en France.

Une solution : une ouverture progressive d'activités encore réglementées

Si l'on estime que le marché des jeux en « dur » restera relativement rigide à moyen terme, la seule façon de « doper » les recettes fiscales issues des jeux en ligne sera d'accroître la diversité de l'offre : deux stratégies sont ouvertes :

- Soit autoriser l'apparition de machines à sous « online », mais dans cette perspective l'Etat devra arbitrer entre les intérêts des gros opérateurs de paris en ligne (Unibet, Bwin, Mangas Gaming) qui voudront se placer sur ce créneau et les casinotiers (Partouche, Tranchant, Barrière) qui désireront diversifier leur offre après l'ouverture à la concurrence du poker en ligne et se réserver un secteur qui est leur chasse gardée depuis leur autorisation en 1986 [2].

- Soit libéraliser le secteur des loteries en ligne. A l'heure actuelle cette pratique sous monopole, est du ressort exclusif de la FDJ (Française des jeux) et représente 272 millions d'€. Elle devrait représenter près de 650 millions en 2015. Or l'ouverture du marché des jeux en ligne va, pour le moment au moins, avoir le mérite d'intensifier la concurrence non seulement entre les opérateurs historiques et les acteurs du privé mais également entre les monopoles publics eux-mêmes. Il sera bien difficile à la FDJ de justifier très longtemps son exclusivisme sachant que le PMU lorgne sur son activité de paris sportifs, et qu'elle-même s'est rapprochée du groupe Lucien Barrière pour créer une entreprise de poker en ligne. En revanche, cette ouverture devra s'accompagner d'un fort dynamisme en termes de chiffre d'affaires car les opérateurs privés ne supporteront pas la hauteur actuelle des prélèvements fiscaux pratiqués sur la FDJ dans ce secteur. Si le Trésor ne veut rien y perdre, les loteries online devront être très productives !

Après Santa Casa les monopoles publics semblent toujours attaquables

Ces constatations doivent nous amener à nous interroger sur la pertinence de la préservation des monopoles historiques en France. A moyen terme leur développement économique ne peut s'effectuer que par des partenariats renforcés avec des opérateurs privés selon un schéma qui est actuellement en cours de réalisation pour internet. Par ailleurs si l'Etat veut lutter efficacement contre la contestation juridique de ses monopoles, il devra rapidement satisfaire aux exigences européennes en la matière. Il devra justifier d'une politique efficace et cohérente [3] en matière de canalisation de l'offre de jeux et de lutte contre l'addiction mais surtout (depuis l'arrêt CJUE Bwin c/ Santa Casa du 8 septembre 2009) réorienter substantiellement ses prélèvements fiscaux au profit de missions d'intérêt général identifiables, à l'instar de ce qui est déjà pratiqué par nos voisins européens (Good causes au Royaume-Uni, Aveugles (ciegos de la ONCE) en Espagne, orphelinats, hôpitaux et handicapés au Portugal (via la Santa Casa de Misericordia)).

La Cour de justice estime en effet que les versements financiers au budget général ne peuvent suffire à justifier la préservation du monopole au nom du maintien des recettes fiscales [4], mais qu'au contraire leur affectation à des objectifs d'intérêt public le peut. Il va donc falloir pour la France, apporter des gages aux autorités européennes en la matière afin de préserver l'existence de ses opérateurs historiques ou accepter de voir disparaître leurs activités sous monopole.

Actuellement, le niveau d'affectation de ressources fiscales issues des jeux à des objectifs d'intérêt public (autrement dit des missions d'intérêt général) bien identifiés (missions de santé publique, sportives ou sociales) est modeste quant à leur nombre et leurs montants [5] (163 millions d'€ en 2009 sans doute 200 millions d'€ à partir de 2010 [6]) à comparer aux 5,2 milliards d'€ de recettes fiscales totales (soit 3,8% de l'ensemble des recettes). Leur niveau en France est tout à fait résiduel par rapport aux affectations pratiquées par les autres pays européens (28% en Grande-Bretagne par exemple pour les Good Causes). Il va falloir sans doute modifier rapidement et en profondeur les circuits financiers actuels, ce que devrait permettre la clause de revoyure qui autorisera une réévaluation des équilibres économiques et fiscaux de la loi dans dix-huit mois. Mais les habitudes budgétaires sont généralement très difficiles à perdre !

Une régulation orientée vers les gros opérateurs et les anciens monopoles

Enfin, quid de la mise en place du cahier des charges imposé par l'ARJEL aux différents opérateurs ? La situation semble assez diversifiée puisque le choix d'un portail unique qui aurait permis au joueur un suivi centralisé de ses mises, de ses gains et de ses pertes n'a pas été la solution retenue par les pouvoirs publics en matière de pré-régulation des risques addictifs. Il en résulte également des coûts supplémentaires pour l'ensemble des opérateurs [7] qui affrontent la mise en place de leur système informatique en ordre dispersé : entre 500 000 à 1 million d'€ par opérateur dont 15% de coûts de maintenance informatique.

Quant à la faisabilité de la « remise à zéro » des compteurs des fichiers clients afin d'éviter une prime pour les grosses structures agissant offshore, il semble qu'elle tourne plutôt en faveur des opérateurs historiques qui pourront jusqu'au bout faire de la publicité pour leur offre de jeux en ligne contrairement à leurs concurrents (et qui actuellement approchent les fédérations sportives et les grands médias afin de communiquer sur leurs offres).

Conclusion : un marché sans doute moins lucratif que prévu

Tout concourt en réalité à ce que le futur marché des jeux en ligne ne soit pas aussi mirifique qu'escompté. A l'heure actuelle ce sont près de 45 candidats qui envisagent de se lancer dans l'aventure. A ce jeu ce sont les opérateurs historiques détenant, malgré la concurrence sauvage actuelle, près de 33% du marché global (soit 703 millions d'€ sur un marché total légal et illégal d'environ 2,1 milliards d'€) qui devraient continuer à se tailler la part du lion. Viendront ensuite les grands noms du secteur privé international, Bwin, Betclic, Unibet et quelques poids lourds du Poker comme Everest Poker qui tentent actuellement de se regrouper [8]. Dans un univers fait de marges faibles avec une fiscalité fixe élevée, les petits opérateurs vont rapidement disparaître.

En dernière analyse, ce sont les publicitaires qui devraient se frotter les mains : les investissements devraient s'élever, dans ce secteur, autour de 600 à 750 millions d'€, en progression constante et avec un potentiel de croissance de 1 à 10 puisque la Grande-Bretagne y investit déjà actuellement près de 7 milliards d'€ !

[1] Ce qui ne put se faire qu'en vertu d'une élimination systématique des amendements de l'opposition durant les 8 séances qui s'échelonnèrent entre le 30 mars et le 6 avril. Voir, http://www.assemblee-nationale.fr/1....

[2] Premier élément de cette lutte, le procès intenté par les casinotiers français (groupes Tranchant, Barrière, Joagroupe et le syndicat Casinos de France) à des « cybercasinos » étrangers agissant en France (Bwin, Sportingbet, 888, Unibet) devant la 11ème chambre du tribunal correctionnel de Paris le 8 février 2010, en accusant ces derniers de viol délibéré de la législation française encadrant la tenue de maisons de jeux de hasard par la fourniture en ligne de machines à sous, baccarat, roulette, black-jack etc… Ils viennent d'être déboutés le 14 avril, pour « absence de préjudice direct », l'affaire pourrait cependant rebondir en appel. Affaire à suivre…

[3] La terminologie exacte depuis l'arrêt CJCE 10 mars 2009 Hartlauer, étant que la législation en cause « réponde véritablement au souci de l'atteindre (l'objectif invoqué) de manière cohérente et systématique. »

[4] En vertu de l'arrêt CJCE Lindeman du 13 novembre 2003 : « la diminution des recettes fiscales ne constitue pas une raison impérieuse d'intérêt général justifiant une restriction à la libre prestation de service ». Cette analyse doit s'interpréter en combinaison avec la nouvelle jurisprudence Santa Casa. Si la préservation des ressources publiques se traduisant par le maintien d'un monopole ne peut constituer une raison d'intérêt général suffisante, une telle raison est au contraire constituée lorsque (arrêt Santa Casa du 8 septembre 2009) : « l'organisation et le fonctionnement [du monopole] sont régis par des considérations et des exigences visant à la poursuite d'objectifs d'intérêt public » (point 66) faisant ainsi référence notamment (points 15 et 16) au financement de missions spécifiques « dans les domaines relatifs à la protection de la famille, de la maternité et de l'enfance, à l'aide aux mineurs sans protection et en danger, à l'aide aux personnes âgées, aux situations sociales graves de carence ainsi qu'aux prestations de soins de santé primaires et spécialisées (…) et d'autres institutions d'utilité publique ou relevant des domaines de l'action sociale. » (pompiers volontaires, établissements de prévention et de rééducation de personnes handicapées et le fonds de développement culturel).

[5] En faveur du CNDS : 1,8% des mises sur les activités de loteries et de grattage plafonnées à 163 millions d'€ auxquelles va s'ajouter un prélèvement sur les paris sportifs non plafonné qui évoluera entre 1,3% en 2010 et 1,8% des mises en 2012, 10 millions d'€ prélevés sur les activités de poker afin de renforcer le financement du CMN (le Centre des monuments nationaux) et 5 millions d'€ afin de développer les soins aux joueurs pathologiques.

[6] En excluant par principe le « soutien » à la filière hippique qui est en réalité la rémunération de la filière, c'est-à-dire 736,4 millions d'€ en 2008 soit 8% des mises.

[7] Sachant par ailleurs que la lutte contre l'addiction fait intervenir les opérateurs en ordre dispersé. Ainsi Svenska Spel la loterie suédoise dispose d'un système de régulation des addictions aux jeux parmi les meilleurs du monde, mais aurait décidé de ne le diffuser qu'à ses homologues monopolistiques par l'intermédiaire de l'Association européenne des loteries. Voir « Responsible Gambling Policies Vindicated, Says Svenska Spel, 11 juillet 2009, GamblingCompliance Ltd. Par James Kilsby.

[8] Comme Betclic et Everest Poker rachetés par Mangas Gaming la société de Stéphane Courbit qui veut offrir une palette d'offre de paris et de jeu de table complète.