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Non au compte-pénibilité !

Marqueur d'une « réforme de gauche » selon Marisol Touraine, la mise en place du compte-pénibilité va être une dépense supplémentaire dans cette réforme des retraites, à la charge des entreprises (2 milliards d'euros). Ce dispositif va également se révéler être une véritable usine à gaz pour les employeurs. Et ce projet ravive déjà l'opposition public/privé. S'il veut vraiment saisir l'opportunité d'une réforme le gouvernement doit revoir sa copie dans le sens d'une vraie convergence public/privé.

Le principe

Partant des recommandations du rapport Moreau [1], le gouvernement a annoncé la création d'un compte individuel pénibilité à partir de 2015. Il permettrait au salarié exposé aux critères de pénibilité reconnus [2] de bénéficier d'un certain nombre de points en fonction de la durée d'exposition. Ces points permettraient ensuite, soit d'obtenir des trimestres pour partir plus tôt à la retraite, soit d'effectuer une formation pour se réorienter, soit enfin de travailler à temps partiel en fin de carrière. Par exemple, 10 trimestres d'exposition déclencheraient le droit à un trimestre de congé formation, 20 trimestres correspondraient à un trimestre de temps partiel avec maintien de la rémunération. Et il faudrait 30 trimestres d'exposition pour racheter un trimestre au titre de la retraite [3] .

Selon le rapport Moreau, le coût d'un tel dispositif est estimé à 2,1 milliards d'euros par an. Le compte devrait concerner un salarié sur 5 soit "plus de 100.000 personnes" partant à la retraite chaque année, a affirmé la ministre des Affaires sociales, Marisol Touraine. Et pour ceux qui vont partir très vite à la retraite, qui n'auront pas la possibilité d'accumuler beaucoup de points, nous ferons en sorte que les premiers trimestres rapportent davantage, il y aura un bonus" [4].

Les critiques

D'abord sur le financement, les entreprises qui doivent déjà mettre en œuvre la hausse des cotisations des complémentaire décidée en mars, puis celle du régime de base que le Parlement va voter, devront en plus financer ce dispositif. Même si le patronat veut croire à une compensation de la hausse des charges, il n'est pas sûr que la pénibilité soit concernée. Cette « petite cotisation », comme le dit Marisol Touraine, ne passe pas. Sur les estimations, la ministre évoque 20% des salariés touchés tandis que le rapport Moreau parle plutôt de 25%. Et qui peut dire si les critères d'exposition à la pénibilité ne seront pas étendus ?

D'autant plus que le suivi individuel sera très lourd à mettre en place. Ne risque-t-on pas de favoriser les salariés des grandes entreprises qui seront mieux suivis que ceux des petites entreprises ? Le texte prévoit aussi un suivi des entreprises dans leurs actions de prévention. Ce qui signifie probablement plus de contrôles. Il faudra aussi gérer la portabilité des droits des salariés sans pour cela que ce dispositif stigmatise un salarié qui voudrait changer d'orientation professionnelle et dont le dossier mentionnerait ses anciens postes. Enfin, il faudra mettre en place une structure interprofessionnelle pour gérer le suivi de ces points [5]. La commission Moreau a reconnu qu'elle était « consciente qu'un tel mécanisme peut provoquer des réticences de la part des entreprises et présenter des lourdeurs », notamment de gestion ». Disons que c'est un euphémisme.

La FFB, fédération française du bâtiment, secteur très concerné par ce débat, par l'intermédiaire de son vice-président, a déclaré trouver « choquant de parler de réparations » et estime « ne pas avoir à s'excuser de donner du travail à quelqu'un ». Sa crainte est que les entreprises découragées se tournent vers l'intérim (qui déjà concentre les métiers pénibles), voire la main-d'œuvre étrangère avec les contrats de détachement [6].

Le gouvernement vient de trancher la question de savoir sur qui reposerait la charge de la prise en compte de la pénibilité au travail : ce seront les seules entreprises. C'est un contre-sens, et une démonstration de plus du réflexe traditionnel en France consistant à solliciter systématiquement les entreprises pour faire face aux dépenses sociales.

Ce n'est certes pas du même niveau que les 34 milliards mis à la charge des entreprises pour la couverture des dépenses de la branche famille de la Sécurité sociale, mais ce sont, à terme, plusieurs milliards par an. Le gouvernement avait exploré plusieurs pistes. Fidèle à sa méthode habituelle, il pensait pouvoir faire un mixage entre trois ressources, provenant à la fois de la totalité des entreprises, de celles qui font appel aux métiers dits pénibles, et enfin de la solidarité. Il a finalement choisi les deux premières et éliminé le recours à la solidarité.

Peut-être faut-il voir dans ce choix une concession faite aux syndicats les plus marqués à gauche, pour une fois encore équilibrer la balance politique ? Thierry Le Paon, nouveau patron de la CGT, interrogé par les médias, a en effet utilisé un terme révélateur en estimant normal que les entreprises prennent en charge la couverture de la pénibilité, car ce sont elles qui sont « coupables » de faire appel au travail pénible. « Coupables » ? Le gouvernement estime que 20% des salariés du secteur privé se trouveraient en situation de pénibilité, suivant une interprétation évidemment très large des critères mis en place par le gouvernement précédent. Les entreprises se trouveraient donc en situation de culpabilité à l'égard d'environ 3,5 millions de salariés !

Les médecins et infirmiers libéraux comme ceux du secteur public surchargés en période d'épidémie, le boulanger qui se lève à 3 heures du matin comme l'agriculteur ou l'employé des halles, le veilleur de nuit comme le réparateur du réseau électrique après une tempête, le mineur comme l'ouvrier accroché à son marteau piqueur ou confronté à des conditions difficiles à supporter, le déménageur comme le marin ou le militaire qui risque sa vie etc., tous effectuent des tâches indispensables et concourent également au fonctionnement de la société. Ni les travailleurs indépendants ni les entreprises (ou l'État) employeuses ne sont « coupables » selon le cas d'exercer des tâches pénibles ou de les faire exercer par leurs salariés. D'autant que, malgré la pénibilité des tâches, la très grande majorité de ces travailleurs sont fiers de les exercer.

À vrai dire, la pénibilité de ces tâches est déjà reconnue et prise en charge pour ces travailleurs au niveau de leur rémunération ou des avantages dont ils disposent d'une façon ou d'une autre. Et l'amélioration de leurs conditions de travail est affaire de prévention ou de réglementation, pas d'accès à la retraite. Surtout, lorsqu'il est malgré tout justifié de tenir compte de la pénibilité, c'est le ressort de la solidarité qu'il faut faire jouer, au lieu de mettre le financement à la charge des entreprises, que ces dernières exercent ou non dans des secteurs où cette pénibilité est plus importante. Nous ne sommes plus en 1924, au temps des grèves des sardinières de Douarnenez, exposées à des conditions de travail véritablement inhumaines.

En sollicitant encore les entreprises en tant qu'employeurs, le gouvernement ne fait que céder à un vieux réflexe commode mais injustifié.

Pas de compte-pénibilité sans remise en cause des catégories actives

Même les fonctionnaires s'y mettent : dans le Figaro du 04/09 [7], Philippe Soubirous FO fonction publique a déclaré « « Il ne faut pas que le même métier, dans le public et le privé, ouvre des droits différents à la pénibilité dans le public et dans le privé ». Une déclaration qui sonne comme une provocation quand on sait ce que représente pour le budget de l'État, donc pour la solidarité nationale, le poids des catégories actives, c'est-à-dire des différents corps qui peuvent partir plus tôt à la retraite dans la fonction publique (voir annexe).

Dans le chiffrage de la réforme la Fondation iFRAP avait estimé, à partir des pensions moyennes et du nombre de départs à la retraite annuel, ce que représenterait l'économie d'une suppression complète des catégories actives : 3,2 milliards d'euros en 2020 pour les 3 fonctions publiques. D'autant qu'à la possibilité de partir plus tôt en retraite s'ajoutent fréquemment des indemnités de sujétion spéciales qui sont prises en compte dans la pension de base ou via le régime additionnel de la fonction publique (qui prend en compte uniquement les primes).

Le problème est qu'effectivement, n'étant pas concernés par les catégories actives, les contractuels pourraient bénéficier du compte pénibilité. Autre exemple, les enseignants ou les infirmières selon qu'ils exercent dans le public ou le privé. La situation est même pire pour les infirmières qui ont accepté un passage en catégorie A en contrepartie d'une perte du bénéfice de la catégorie active, mais qui ne seraient pas couvertes par le nouveau dispositif.

La solution serait dans ce cas d'accepter une remise en cause totale des régimes des catégories actives. Une remise en cause qui s'étendrait bien sûr aux régimes spéciaux. Le gouvernement qui veut ouvrir le débat sur la pénibilité doit avoir le courage de se lancer dans un tel chantier. Ce serait alors une étape de plus dans la convergence public-privé.

Annexe

[1] voir page 166

[2] Décret n° 2011-354 du 30 mars 2011 relatif à la définition des facteurs de risques professionnels :

  • Au titre des contraintes physiques marquées :
    • Les manutentions manuelles de charges définies à l'article R. 4541-2 ;
    • Les postures pénibles définies comme positions forcées des articulations ;
    • Les vibrations mécaniques mentionnées à l'article R. 4441-1 ;
  • Au titre de l'environnement physique agressif :
    • Les agents chimiques dangereux mentionnés aux articles R. 4412-3 et R. 4412-60, y compris les poussières et les fumées ;
    • Les activités exercées en milieu hyperbare définies à l'article R. 4461-1 ;
    • Les températures extrêmes ;
    • Le bruit mentionné à l'article R. 4431-1 ;
  • Au titre de certains rythmes de travail :
    • Le travail de nuit dans les conditions fixées aux articles L. 3122-29 à L. 3122-31 ;
    • Le travail en équipes successives alternantes ;
    • Le travail répétitif caractérisé par la répétition d'un même geste, à une cadence contrainte, imposée ou non par le déplacement automatique d'une pièce ou par la rémunération à la pièce, avec un temps de cycle défini. »

[3] Notons que pour éviter que les salariés choisissent délibérément des métiers pénibles, le nombre de points possible d'acquérir sera plafonné

[4] Voir le Point du 28/08/2013, Marisol Touraine détaille le « compte-pénibilité

[5] Voir le détail des critiques sur le site www.juritravail.com du 03/09/2013, Compte individuel de pénibilité : les difficultés vont commencer par Franck Morel, Barthelemy Avocats.

[6] Voir le site L'entreprise.com du 12/08/2013, Retraites, pénibilité … et plombier polonais.

[7] Voir le Figaro du 03/09/2013, Retraites, les fonctionnaires veulent un compte pénibilité par Guillaume Guichard