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Cumul des mandats : les réformes possibles

Serpent de mer de la politique française, le cumul des mandats revient régulièrement sur le devant de la scène à chaque élection. Alors qu'une majorité des Français y est opposée, cette pratique est pourtant largement répandue puisque 84% des députés et 72% des sénateurs occupent un autre mandat. Une pratique qui reste inconnue dans les autres grandes démocraties mais qui est chez nous toujours aussi controversée, car révélatrice de difficultés bien françaises sur l'organisation politique de notre pays.

Pourtant la réglementation s'est sophistiquée, avec le développement de la décentralisation qui a multiplié les mandats et donc les possibilités de cumul. Mais elle semble malgré tout souffrir de nombreuses lacunes. Aller plus loin dans l'encadrement des mandats revient donc régulièrement dans le débat mais sur ce sujet, à droite comme à gauche, les avis divergent.

Deux rapports parlementaires font de nouvelles propositions sur le sujet : le rapport au Président de la République du député Jean-Pierre Giran (UMP) sur la démocratie locale[Rapport du député Jean-Pierre Giran au Président de la République, 42 propositions pour améliorer la démocratie locale, février 2012.] et le rapport des sénateurs Buffet (UMP) et Labazée (PS) sur le cumul des mandats[Rapport d'information n°365 « Le cumul des mandats : moins cumuler pour plus d'efficacité », février 2012]. Cette question est d'ailleurs un thème de campagne dont se sont emparés tous les candidats.

Les règles du cumul en France

Ministre > interdit de cumuler avec un mandat parlementaire
- rien n'interdit le cumul avec un mandat local [1] ou fonction d'exécutif local [2] mais la pratique les a conduits à renoncer
Parlementaire > le cumul des mandats de député et de sénateur est interdit
- le cumul de mandat de parlementaire et de plus d'un mandat local est interdit
- le cumul de mandat de parlementaire et d'une fonction d'exécutif local est autorisé
Député européen > le cumul avec un mandat de parlementaire national est interdit
- le cumul de mandat de parlementaire et de plus d'un mandat local est interdit
- le cumul de mandat de parlementaire et d'une fonction d'exécutif local est autorisé
Président d'un exécutif local > les fonctions de président de conseil régional, de président de conseil général, de maire, de président de conseil de l'exécutif de Corse sont strictement incompatibles
Conseiller local > le cumul de plus de deux mandats locaux est interdit, quelque soit la taille de la commune
- le cumul horizontal est interdit (conseiller municipal dans deux villes par ex.)

Quelle est la situation à l'étranger ?

En Allemagne, la loi rend impossible le cumul d'un mandat national au Bundestag et d'une fonction de membre de l'assemblée du Land. En Belgique, il y a une interdiction stricte de cumul entre parlement national et assemblée régionale ou provinciale. En revanche, le cumul est autorisé avec un mandat communal. En Espagne, le cumul est interdit entre le mandat de député et d'élu d'un parlement autonome. C'est en revanche autorisé pour les sénateurs mais il n'y a pas dans ce cas d'indemnité supplémentaire, ce qui rend le cumul peu attractif. En Italie, députés et sénateurs ne peuvent cumuler leur mandat avec des mandats de conseillers régionaux et les maires de communes de plus de 200.000 habitants ne peuvent être parlementaires. Aux États-Unis, on ne peut être gouverneur d'un État et membre de la Chambre des Représentants. Le seul pays à ne pas avoir encadré le cumul est le Royaume-Uni, mais en pratique les élus ne cumulent pas.

Il est légitime de s'interroger sur l'absence de réglementation claire en France, malgré de nombreuses initiatives parlementaires. En fait les deux récents rapports parlementaires soulignent les problématiques institutionnelles très françaises qui expliquent cette situation.

Les difficultés liées aux règles du cumul

Les sénateurs relèvent que les différentes réglementations introduites au fil du temps pour encadrer le cumul des mandats ont conduit à de nombreuses distorsions.

Une distorsion existe entre un conseiller municipal d'une commune de moins de 3.500 habitants qui pourra détenir trois mandats s'il est parlementaire, alors qu'il ne pourra en détenir que deux s'il ne l'est pas. Il est ainsi possible d'être député, maire d'une commune de moins de 3.500 habitants, et conseiller général. Mais il n'est pas possible d'être maire, même d'une petite commune, conseiller général et conseiller régional. On note l'incohérence des règles de cumul, gérer une petite commune est-il aujourd'hui moins accaparant qu'en gérer une grande ?

Les deux rapports proposent de mettre fin au cumul d'un mandat de parlementaire et d'une fonction d'exécutif local, afin de clarifier la situation [3]. L'émergence de l'intercommunalité est aussi source de cumuls : plus de 17,5% des députés et 15,1% des sénateurs cumulent leur mandat avec la fonction de président d'établissement public de coopération intercommunale [4]. Plus précisément, la moitié des présidents de communauté urbaine et le tiers des présidents de communauté d'agglomération sont en situation de cumul. Pourtant ces deux activités sont particulièrement chronophages. C'est pourquoi les deux rapports proposent d'intégrer la présidence des EPCI à la liste des mandats incompatibles avec un mandat national. Rappelons que La France compte un nombre de communes bien supérieur à ses voisins européens : 36.783 communes en 2009 dont près de 32.000 de moins de 2.000 habitants. En Allemagne, on en compte 13.176, 10.679 au Royaume-Uni, 8.100 en Italie. Les communes françaises représentent à elles seules 40% de l'ensemble des communes de l'UE à 27. Le regroupement de communes se heurte aux revendications des maires et l'intercommunalité est mal acceptée. C'est pourtant le sens de l'Histoire et il est temps que l'intercommunalité, malgré tous ses défauts, soit enfin mise en œuvre.

Dans le même esprit, les rapporteurs s'interrogent sur la place des conseillers territoriaux. Mis en place dans le cadre de la réforme territoriale de 2011, ils seront les élus communs des conseils généraux et régionaux, élus pour la première fois en 2014. Ces élus particulièrement mobilisés au sein de deux collectivités pourront-ils encore cumuler ? Idem pour les métropoles qui sont une nouvelle entité territoriale mise en place dans le cadre de la réforme de 2011.

Enfin, à l'issue du débat qui a suivi la présentation du rapport sénatorial, on nous révèle cette pratique un peu hypocrite qui consiste, en cas de cumul, à renoncer à la présidence d'un EPCI pour en être vice-président, ou à un poste de maire pour en être premier-adjoint, preuve s'il en est de la difficulté qu'ont certains élus à renoncer à leurs mandats. Le rapport sénatorial insiste aussi sur le cumul des fonctions dérivées de mandats. Il y a d'abord la possibilité de cumul au niveau local avec des présidences de syndicats intercommunaux en tout genre. Le rapport cite le cas d'un sénateur, maire d'une ville de 10.000 habitants, vice-président du conseil régional, président de la régie des transports, de l'office HLM, d'un centre de gestion, d'un syndicat des eaux regroupant 70 communes. De même un président de conseil général est membre de droit de la commission départementale de modernisation des services publics, un président de conseil régional est membre de droit du syndicat des transports comme le STIF pour l'Ile-de-France.

Enfin le parlementaire peut être, du fait de cette seule qualité, membre du conseil de surveillance de la Caisse des Dépôts ou de la CNIL. Toutes ces possibilités de cumuls provoquent un absentéisme, surtout au niveau parlementaire, qui a le don d'agacer les citoyens. Agacement d'autant plus vif que le cumul de mandats permet aussi de cumuler les indemnités. Le cumul dune activité parlementaire avec un autre mandat est soumis à une règle claire, celle de l'écrêtement. Cela signifie que le cumul des indemnités est plafonné à une fois et demie l'indemnité parlementaire de base (8.500 euros environ).

Notons néanmoins cette révélation surprenante dans le rapport Giran, le reversement des sommes écrêtées à des bénéficiaires désignés par l'élu en situation de cumul : « il doit être mis fin à cette faculté "médiévale" qui permet à un élu "cumulard" de désigner, fût-ce à travers le vote de son conseil municipal, un autre élu comme bénéficiaire des sommes écrêtées. Il s'agit là de véritables prébendes établissant un lien de vassalité et de dépendance insupportable entre l'écrêté et son affidé. » Cependant la règle de l'écrêtement concerne uniquement les parlementaires. Le rapport sénatorial cite le cas d'un membre de la Chambre d'agriculture, également membre du CESE, conseiller général, conseiller régional, qui gagnait beaucoup plus qu'un parlementaire. S'ajoute à cela la possibilité de cumuler avec la présidence d'un centre de gestion de la fonction publique territoriale [5] avec une indemnité de 1.800 euros. Bien sûr, les partisans du cumul insistent sur la mutualisation des indemnités, mais ce seul argument peut-il suffire face à la dispersion d'activités inévitablement liée au cumul ? Et aux possibles abus ?

Multiplier les possibilités de cumul c'est aussi multiplier les possibilités de conflits d'intérêts. Les sénateurs Buffet et Labazée rappellent qu'il existe des listes de fonctions publiques ou de certaines fonctions juridiques [6] ou institutionnelles [7] ou encore de fonctions exercées au sein d'entreprises [8] incompatibles avec l'exercice d'un mandat de parlementaire, mais suggèrent que ces listes fassent l'objet d'une réactualisation au titre de la prévention des conflits d'intérêts. Les sénateurs proposent ainsi d'inclure de nouvelles fonctions territoriales dans la liste des professions entraînant l'inéligibilité (ex. directeur d'ARS ou d'hôpital, directeur de cabinet du président d'un EPCI). Les deux rapports mettent en avant la création d'organes de déontologie.

Enjeux du cumul des mandats

Le cumul des mandats est souvent un argument de vente auprès des électeurs. Certains politiques affirment que ce sont les électeurs qui sont responsables du cumul et que celui-ci permet pour un parlementaire de garder un contact avec le terrain. Au contraire, le Professeur Guy Carcassonne souligne que les électeurs ne vont pas voter contre leurs convictions sous prétexte de sanctionner celui qui cumule. Il rappelle aussi que le scrutin permet difficilement au député de déserter le territoire de sa circonscription s'il veut être réélu [9].

Surtout, les députés-maires qui prétendent mieux défendre les intérêts de leur ville grâce à leur mandat parlementaire n'avouent-ils pas implicitement un mélange des genres ?Cumuler c'est aussi se prémunir contre le risque de se retrouver sans activité une fois battu. Cela tient au fait que certains retrouveront leurs postes, d'autres non. Il convient de mettre tout le monde sur un pied d'égalité. En France, le statut de la fonction publique autorise ou même encourage à entrer en politique. Résultat : les agents publics sont surreprésentés dans les fonctions électives (60% des présidents de Régions par exemple) ainsi que dans les cabinets ministériels (plus de 70%). Ce point est directement lié au problème du non-renouvellement du personnel politique, unanimement constaté parmi les rapporteurs. Avec toutes ses conséquences : sous féminisation des assemblées, représentation majoritaire des fonctionnaires et conséquences sur la production législative et inflation des dépenses publiques, etc. Le mandat unique comme le proposait le comité Balladur en 2008 peut sembler un « big-bang » mais pose la question de savoir si la relève est prête.

Propositions retenues par la Fondation iFRAP :

Les propositions faites dans les deux rapports parlementaires font écho à celles des candidats à l'élection présidentielle. Elles répondent à une grande partie des inquiétudes soulevées ici.
- Pour les ministres, étendre l'interdiction de cumul actuellement prévue pour un mandat parlementaire à tout mandat local.
- Intégrer les fonctions de président d'EPCI à la législation relative au cumul des mandats d'élus locaux
- Actualiser les fonctions qui figurent dans la liste des inéligibilités
- Sur la question du cumul des indemnités, le rapport Giran propose un système déclaratif avec une information préalable des élus et contrôle du Préfet, ainsi que des sanctions plus fortes en cas de contournement de la loi. Il propose également d'interdire le reversement des sommes écrêtées. Nous proposons d'aller plus loin en fixant un plafond absolu de 10.000 euros qui concernerait toutes les rémunérations tirées de tous les mandats directs et dérivés détenus par l'élu.
- Le rapport Giran prend position pour une interdiction de cumul des fonctions et une interdiction de cumul dans le temps. Sa proposition : aller progressivement vers une spécialisation par niveau c'est-à-dire une interdiction du cumul des mandats entre élu local (conseiller municipal – conseiller communautaire), élu territorial (conseiller territorial), élu national (député ou sénateur) et élu européen (député européen). Parallèlement, il pose une limite d'âge à 70 ans. Nous soutenons sa position en ce qui concerne le cumul des mandats, notamment des parlementaires et parlementaires européens pour qu'ils se consacrent entièrement à leur travail, notamment de contrôle des politiques publiques, ce qui est une urgence nationale. En revanche, nous préférons limiter le nombre de mandats renouvelables, deux par exemple, plutôt que de fixer une limite d'âge.
- Sur la question des élus battus, il nous paraît important d'en profiter pour remédier au déséquilibre public/privé.

[**Les positions des candidats*]
Eva Joly pour le mandat unique et le non cumul des mandats dans le temps
François Bayrou non-cumul des mandats pour les parlementaires, au moins des députés avec les fonctions d'exécutif local
Marine Le Pen non cumul des mandats exécutifs
Jean-Luc Mélenchon le cumul des mandats sera strictement limité en nombre et dans le temps
François Hollande non cumul des mandats pour les parlementaires

[1] Conseiller régional, général, conseiller de Paris, ou conseiller municipal d'une commune de plus de 3.500 habitants

[2] Président de conseil régional, général, maire ou maire d'arrondissement

[3] Idem pour le parlementaire européen.

[4] Communautés urbaines, communautés d'agglomérations, communautés de communes.

[5] Les Centres de Gestion sont des établissements publics locaux à caractère administratif, gérés par des employeurs territoriaux, qui ont pour vocation de participer à la gestion des personnels territoriaux et au développement des collectivités. Les collectivités de moins de 350 agents y sont affiliées obligatoirement, les autres collectivités peuvent bénéficier de leurs prestations si elles le souhaitent.

[6] Par ex. sous-préfet, directeur des finances publiques, recteur d'académie, magistrat, etc.

[7] Membre du Conseil constitutionnel, du CESE

[8] Par ex. sociétés jouissant de garanties, de subventions, d'avantages assurés par l'État ou par une collectivité publique, etc.

[9] Idées fausses sur les bienfaits du cumul : la démonstration de G. Carcassonne citée par le député Giran.