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Réforme constitutionnelle : la question du monopole fiscal

Après avoir été votée à l'Assemblée nationale en première lecture, la réforme constitutionnelle d'équilibre des finances publiques poursuit sa course d'obstacles en franchissant la barrière du Sénat et s'impose de plus en plus comme une réforme de première importance... mais fragile. En effet, ainsi que le pointe le très récent rapport de la Cour des comptes sur la situation et les perspectives des finances publiques, malgré les efforts budgétaires des pouvoirs publics, le déficit structurel (hors conjoncture) de notre pays ne baissera entre 2010 et 2011 que de 1% pour atteindre 3,9% [1] du PIB, soit un différentiel avec notre voisin allemand de 2,5% de PIB. Plus inquiétant d'ailleurs, ce déficit « hors crise » devrait atteindre en 2011 le déficit moyen des autres pays de la zone euro « crise comprise [2] » !

Si des efforts drastiques ne sont donc pas pris dans les prochaines années, en 2016 la dette publique pourrait représenter 100% du PIB. Pour conjurer cette menace il est nécessaire d'astreindre la France à un effort structurel minimum de 20 milliards d'€/an pendant cinq ans. Un effort qui devrait porter pour plus de la moitié (60%) sur la dépense publique sans parvenir à en ralentir la croissance à moins de 0,4%/an [3]. On le voit, la maîtrise des finances publiques réclame des mesures institutionnelles pour en améliorer le suivi et le pilotage à moyen terme. C'est précisément ce que vise à réaliser la mise en place de lois-cadres d'équilibre des finances publiques afin de mieux contenir la dépense. Cependant, pour nécessaire qu'elle soit, cette réforme semble pour le moment fort mal engagée :

- D'une part, assez curieusement, alors que cette possibilité avait été évoquée au cours des travaux de la commission Camdessus, la création d'un organisme indépendant de chiffrage et d'évaluation des finances publiques, un comité budgétaire indépendant (CBI), proposition que la Fondation iFRAP avait soutenue pour son efficacité constatée notamment à l'étranger, n'est plus à l'ordre du jour. Les évaluations contradictoires macroéconomiques et budgétaires n'ont plus droit de cité... on en reste à un pilotage unique donc « borgne » car insuffisamment contradictoire.

- D'autre part, une résistance à la réforme se cristallise autour de la création d'un monopole fiscal des lois financières. Ce n'est ni plus ni moins que le contrecoup du refus d'un comité budgétaire indépendant. Puisqu'une vision alternative « en temps réel » n'est pas mise en place, le pilotage partiellement « à l'aveugle » des finances, nécessite de rationaliser drastiquement les conséquences des choix budgétaires des lois ordinaires en actualisant l'équilibre financier de l'État et de la Sécurité sociale au fil de l'eau. Seul problème, ce dispositif risque de rogner sur les prérogatives actuelles du Parlement :

  • au profit de l'exécutif en le plaçant de facto en unique souscripteur de dispositions à forts impacts financiers ;
  • en instituant au sein des commissions du Parlement une hiérarchie : la réforme subordonnant aux commissions des finances, le travail des autres commissions ;
  • enfin en remettant en question l'équilibre institutionnel reposant sur l'attribution de la priorité en matière financière à l'Assemblée nationale contre la priorité en matière territoriale au Sénat.

Dans ces conditions, la perspective d'un vote conforme en Congrès à Versailles semble s'éloigner de plus en plus, car la majorité qualifiée (3/5ème des votants) nécessaire au succès de la réforme semble pour le moment introuvable. En effet, en l'état actuel du texte, celui-ci a été adopté par 321 (276 [4]) pour contre 229 à l'Assemblée nationale, et au Sénat 180 (166) contre 151, moyennant de substantielles modifications. Décidément en France, la rationalisation des finances publiques est un objectif difficile à atteindre !

1) Exit définitivement le Comité d'évaluation indépendant...

Tout d'abord, ainsi que nous l'avions déjà relevé, l'absence d'un comité budgétaire indépendant (CBI) est sans doute un élément très préjudiciable de la réforme, car il ne permet pas de proposer des évaluations et chiffrages contradictoires tant en matière de perspectives macroéconomiques, que d'évaluation des efforts budgétaires à réaliser. Le résultat, d'ailleurs soulevé récemment par la Commission européenne concernant le programme de stabilité français [5], en est très concrètement des perspectives de croissance rigoureusement optimistes [6], aboutissant à une absence totale de marges de manœuvre budgétaire... ce qui revient par contrecoup à proposer des mesures d'austérité qui ne seront jamais respectées en pratique.

Or le Sénat semble condamner résolument l'approche par CBI, alors même qu'il reconnaît avoir besoin d'une capacité de chiffrage autonome. Ainsi Jean Arthuis, rapporteur pour avis au nom de la commission des finances peut par exemple affirmer : « Nos précédents travaux ont permis de définir les critères d'une bonne règle : (...) qu'elle ne suscite pas le risque de polémiques avec un comité d'experts indépendants comme un panel d'économistes ou la Cour des comptes, ce qui ruinerait sa légitimité... [7] ».

Une appréciation assez péremptoire car, dans le même temps, le Président de la commission des finances affirme regretter qu'il ne soit pas possible de calculer des objectifs en fonction d'hypothèses économiques prudentes, ce qui militerait pour l'existence d'un tel organisme au service du Parlement : « On se prend à rêver d'une autorité indépendante, comme le Bureau central de planification que nous avons approché aux Pays-Bas. » Une position que va d'ailleurs conforter la future directive européenne qui devrait être adoptée le 24 juin 2011 par le Conseil européen. A son futur article 4, celle-ci précise que « les prévisions macroéconomiques et budgétaires établies aux fins de la planification budgétaire incluent des scénarios macroéconomiques alternatifs permettant d'étudier la trajectoire des variables budgétaires dans différentes conditions économiques. [8] » Or c'est précisément la raison d'être d'un comité budgétaire indépendant !

Dans ces conditions, en refusant un organisme autonome d'évaluation, la loi impose un « serpent budgétaire » chargé d'encadrer, par un plancher de recettes et un plafond de dépenses, la convergence des finances publiques vers l'équilibre. Ce qui suppose nécessairement que l'on parvienne à éviter la dispersion des dispositions sociales et fiscales au sein des divers textes législatifs. Un procédé qui vise, de concert avec la circulaire Fillon du 4 juin 2010, à mettre au pas l'activisme budgétaire des administrations en encadrant leur inscription :
- Soit directement au sein des projets de loi (au stade de leur conception)
- Soit indirectement au travers d'amendements techniques déposés par l'intermédiaire de députés, souvent en toute discrétion [9].

On le voit, l'absence d'un organisme indépendant et incontesté, pousse en retour à l'adoption de « règles rustiques » rationalisant drastiquement l'activité législative, car en l'absence d'une vigie assurant le cadrage ex-ante, le suivi de l'exécution et les conséquences ex-post, la seule alternative demeure le corsetage de l'activité parlementaire. Un durcissement contre lequel par ricochet Assemblée nationale et Sénat s'opposent, ce qui montre la précarité de la position retenue par les pouvoirs publics à l'issue des travaux du groupe de travail Camdessus.

Le précédent du comité d'alerte sur l'évolution des dépenses d'assurance maladie

En matière de suivi financier, le principe de l'organisme spécialisé existe déjà même s'il n'est pas réellement indépendant. En effet depuis 2004 (loi du 13 août 2004), le comité d'alerte sur l'évolution des dépenses d'assurance maladie a été créé afin d'alerter le Parlement sur le respect de l'ONDAM (l'objectif national des dépenses d'assurance maladie). Depuis la loi de financement de la sécurité sociale de 2011 (art.48), le comité peut alerter le Parlement avant le 15 avril et au plus tard le 1er juin sur la réalisation de l'ONDAM de l'exercice écoulé, de l'exercice en cours et le 15 octobre de l'exercice suivant. Par ailleurs un décret du 19 avril 2011 fixe un seuil de déclanchement d'alerte de plus en plus précoce sur un risque de dépassement : de 0,75 à 0,7% en 2011, 0,6% en 2012 et 0,5% à partir de 2013. Un tel système pourrait inspirer les interventions d'un CBI français avec possibilité d'intervention en fonction du dépassement de seuil, ou à tout moment après fixation contradictoire des prévisions macro-budgétaires et leur degré d'exécution.

2) Le monopole fiscal et social, un dispositif pratiquement impossible à optimiser :

Le projet de loi portant réforme constitutionnelle prévoit la mise en place d'un tel dispositif dès son article 1. Un article qui aura été la vraie pierre d'achoppement de la réforme en concentrant la très grande majorité des discussions à l'Assemblée nationale comme au Sénat [10]. Car il restait pour boucler la boucle à mettre en cohérence les lois de finances ordinaires avec chaque loi-cadre d'équilibre des finances publiques, et à cette fin conférer aux premières le monopole des dispositions fiscales et sociales, ce qui aboutirait par construction à vider pratiquement de leur substance les règles de gage de l'article 40 de la Constitution. Mais si les débats ont été jusqu'à présent si animés, c'est que cette rationalisation présente essentiellement cinq effets pervers majeurs :

- Une limitation de l'initiative parlementaire en empêchant une discussion commune sur les dispositions législatives proposées et leurs implications financières (moyens/coûts) induites ;
- Un problème d'engorgement en cas de renvoi systématique aux lois de finances initiales de l'exercice suivant (en cas d'application des dispositions par reprise au sein de lois de finances initiales de l'exercice suivant pour une entrée en vigueur au 1er janvier n+1) ;
- Un alourdissement des procédures, en cas de mise en place (système proposé par la commission des finances de l'A.N.) d'une reprise des dispositions au sein de lois de prélèvements obligatoires associées, ou de reprise au sein de lois de finances rectificatives (commission des finances du Sénat), selon le système de la « voiture balaie » ;
- Une intrusion potentiellement très poussée du Conseil constitutionnel en matière de régulation des dispositifs à implications financières [11] ;
- Enfin un problème de subordination entre la priorité du Sénat pour les « projets de lois ayant pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales » et celle de l'Assemblée nationale pour l'examen des projets de lois financières (PLF et PLFSS). Et ensuite de « primauté » des commissions des finances et des affaires sociales par rapport aux autres commissions.

Après d'amples débats, le choix a été retenu par le Sénat de proposer une position d'équilibre : l'obligation de reprise des dispositions dans leur volet financier par une loi de finances ou de financement de la sécurité sociale « au plus tard par la première loi de finances ou loi de financement de la sécurité sociale, dont le projet est déposé après leur promulgation » [12]. Une position qui devrait permettre de « stabiliser » les conséquences fiscales et sociales d'une modification législative au plus tard (si aucune loi de finances rectificative n'est prise dans les prochains mois) au 1er janvier de l'année suivante par insertion au sein de la loi de finances ou de financement initiale pour l'année suivante. Cette approche pourrait induire plusieurs effets contradictoires :

- D'une part limiter la rétroactivité fiscale, en forçant les dispositions financières à débuter à compter de la promulgation de la loi financière de validation. Dans cette perspective, au pilotage budgétaire pourrait se conjoindre un pilotage juridique permettant de corriger en amont les conséquences financières de tel ou tel dispositif. Autre avantage, une rationalisation plus poussée des niches fiscales et sociales [13]. Inconvénient, la faible réactivité en cas de non reprise avant le prochain débat budgétaire, ou au contraire des collectifs budgétaires et sociaux à répétition afin d'autoriser une entrée en vigueur rapide des dispositifs [14]. Avantage induit : mettre un terme à l'inflation législative et mieux s'inscrire dans un processus rigoureux d'évaluation et de simplification du droit.
- Ou au contraire - perspective négative - développer l'insécurité juridique en forçant les dispositifs sur leur volet financier à se trouver ipso facto rétroactifs, ce qui pourrait conduire au contraire à une certaine illisibilité, particulièrement perturbatrice sur le plan économique.
- Enfin, rien n'est encore tranché sur la question des droits de priorité de lois financières et des lois relatives à l'organisation des collectivités territoriales entre l'Assemblée nationale et le Sénat.

Conclusion :

Tous les éléments sont donc réunis pour qu'une seconde lecture intervienne sur un constat d'échec entre les deux assemblées sur leurs prérogatives réciproques et leur « vision » de la réforme constitutionnelle. Plus que jamais donc, la perspective d'une réforme en profondeur de la gouvernance financière de nos finances publiques semble s'éloigner... et pourtant chaque jour s'avérer plus nécessaire afin de rassurer agences de notations, porteurs de notre dette publique et institutions européennes. Si aucun consensus droite-gauche, Assemblée nationale/Sénat ne parvient à se dégager, il faudra nécessairement poursuivre l'encadrement de nos finances publiques par des mécanismes alternatifs aux lois-cadres d'équilibre. Dans ces conditions et au vu des prescriptions européennes, de l'OCDE et des pratiques de nos voisins, le comité budgétaire indépendant devrait se retrouver prochainement et inéluctablement mis à nouveau à l'ordre du jour...

[1] Pour un déficit total constaté passant de 7,1% du PIB en 2010 à 5% en 2011.

[2] C'est-à-dire dans leurs composantes conjoncturelle et structurelle.

[3] Ce qui précisément actuellement a été exactement l'inverse avec une recherche d'un effet PO (prélèvements obligatoires) plutôt que d'un effet dépenses dans une proportion d'environ 63/46, voir note de conjoncture INSEE mars 2011, http://www.insee.fr/fr/indicateurs/..., en particulier p.5.

[4] La note entre parenthèses met en évidence l'expression numérique de la majorité absolue.

[5] Se reporter au Document de travail des services de la commission, Évaluation du programme national de réforme et du programme de stabilité 2011 de la France, SEC(2011) 719 final, du 7 juin 2011.

[6] D'aucuns diraient incorrigiblement « volontaristes ».

[7] Allocution lors de la présentation du rapport, par Jean Arthuis, rapporteur pour avis et Président de la commission des finances du Sénat, 8 juin 2011, rapport n°591, 8 juin 2011, p.150.

[8] Assez curieusement sur la question du CBI, c'est l'opposition qui pointe le mieux la contradiction en la matière des pouvoirs publics, ainsi la sénatrice Nicole Bricq dans une intervention lors de la séance du 15 juin 2011 pouvait relever : « Il faudrait des projections budgétaires réalistes et pertinentes, sincères et crédibles. Le recours à un organisme indépendant éviterait au Gouvernement de se faire reprendre comme il vient de l'être par la Commission de Bruxelles et par la commission des finances du Sénat. »

[9] Afin de boucler la sécurisation budgétaire de l'activité législative dans la mesure où il est très simple à l'administration de contourner la circulaire en transmettant des amendements pré-rédigés aux parlementaires. Suivant l'évaluation faite par la commission des finances du Sénat, les mesures comportant des conséquences fiscales hors des lois de finances ne représentent que 16% des mesures « financières », contre 84% pour les lois de finances.

[10] Tout au contraire il y a consensus dans les deux chambres sur les deux autres points de réforme que sont la mise en place de lois-cadres d'équilibre des finances publiques (LCEFP), et l'association du Parlement dans le cadre du « semestre européen » avec la présentation devant le Parlement du programme de stabilité quinze jours avant sa transmission à Bruxelles, de façon à mettre en cohérence les lois-cadres avec les engagements européens de la France en matière de finances publiques.

[11] La proposition alternative par l'Assemblée nationale d'un contrôle de l'initiative parlementaire via un mécanisme d'irrecevabilité/inconstitutionnalité, mettant en jeu le président de chaque assemblée (qui peut soulever l'irrecevabilité) ou le gouvernement et le contrôle du Conseil constitutionnel (art 61 C) que l'irrecevabilité ait été soulevée ou pas, ce qui aboutit à confier au Conseil constitutionnel et à sa jurisprudence la fonction de réguler les dispositions avec ou sans implications financières...

[12] Voir en combinaison l'amendement n°1 rectifié, complété par le sous-amendement n°77.

[13] Sachant par ailleurs que si la loi du gage de niches fiscales et sociales et des dispositions législatives a été supprimée dans le cadre de la loi de programmation des finances publiques pour 2011-2014, sur demande du Sénat, voir http://www.senat.fr/rap/l10-078/l10...

[14] Avec dans ce cas précis, le problème de l'illisibilité du suivi budgétaire ou de l'engorgement que nous avions précédemment relevé, avec un risque de saturation des commissions des finances.