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Manuel le Bel et le Trésor des Autoroutiers

Un cas d'école de confusion des rôles de l'État

Voici cette année le sept centième anniversaire de la mort de Jacques de Molay sur le bûcher de l'Ile aux Juifs, et de la célèbre malédiction qui lui est attribuée. Treize générations de Français devront-elles souffrir du forfait que notre Assemblée nationale demande présentement à Manuel le Bel de perpétrer à l'encontre des sociétés d'autoroutes, - lesquelles sont seulement coupables de s'enrichir sur ordonnance de l'État lui-même ? L'État pourrait racheter les concessions conformément à leurs dispositions contractuelles, mais cela coûterait environ 40 milliards d'euros. Le gouvernement et les députés majoritaires cherchent donc à exercer toutes sortes de pressions, dont le vote de dispositions fiscales pénalisantes, pour tordre le bras aux concessionnaires et les contraindre à accepter une résiliation des concessions, pour les leur "refourguer" (quoi d'autre serait envisageable ?) dans des conditions qui leur seraient défavorables. Il s'agit ni plus ni moins d'une confiscation par rapport au respect des contrats que l'État a lui-même mis sur pied. Mais plus de 51% du capital du groupe Vinci par exemple sont entre les mains d'investisseurs étrangers et le jeu est extrêmement dangereux. Dans ce cadre mondial où la France doit jouer, ne pas en respecter les règles expose la France et ses champions à de cruels retours de bâton.

Rappel historique

C'est en 1957 qu'est créée la première société d'autoroute, la société de l'autoroute Estérel-Côte d'Azur, et en 1961 qu'est signée la première concession par l'État de réalisation autoroutière (le tronçon Vienne –Valence) passée à la SAVR, qui deviendra plus tard l'ASF, premier exploitant avec près de 3.000 km d'autoroutes en concession. Ces concessions, dont le régime remonte à la loi de 1955, sont liées à l'obligation pour l'État, qui ne dispose pas des fonds nécessaires pour la construction des autoroutes, d'en charger le secteur privé. Les grands principes des concessions sont déjà fixées dans le cahier des charges, et notamment le prix des péages, la rémunération du concessionnaire, la faculté de reprise (au bout de 10 ans) et le dédommagement financier dû au concessionnaire, et le retour des biens à l'État en fin de concession (35 ans).

Dans les années 1970, des événements imprévus (crise du pétrole, trafic moins important que prévu…), causent la faillite de la plupart des sociétés d'autoroutes, et leur reprise par l'État. C'est de cette époque (1982) que date par exemple le contrat de concession passé entre l'État et l'ASF, maintes fois modifié depuis : qu'il soit donc clair que ce contrat, actuellement critiqué et renié par la majorité de l'Assemblée nationale, a été passé par l'État avec lui-même, puisque ce dernier contrôlait en totalité la société avec laquelle il contractait.

En 2002, l'État a besoin de fonds et Laurent Fabius, alors ministre des Finances, décide de céder la minorité d'ASF et d'ouvrir le capital, ce qui se fait par l'entrée en Bourse de la société. Personne ne trouve à redire à cette cession pour la bonne cause et un article de l'époque titre « ASF : les péages des uns feront le retraite des autres ». L'opération dégagera 1,8 milliard d'euros, dont 1,2 sera, aux dires de Laurent Fabius, affecté aux retraites, venant compenser la perte des recettes de vente des licences de téléphonie mobile.

En 2005, c'est au tour de Dominique de Villepin de continuer et terminer la cession des titres des sociétés d'autoroutes. Cette fois, la cession rapporte 14,8 milliards à l'État, qui ne sont rien d'autre que la capitalisation actualisée des dividendes à provenir de la participation de l'État. Ce que l'on présente comme une privatisation des autoroutes n'est en effet que la cession des actions détenues par l'État dans les sociétés commerciales détentrices des contrats de concession passées entre elles et l'État. La concession reste en place, même si elle doit être modifiée pour tenir compte du désengagement de l'État. Mais tout ceci se fait évidemment sous le pilotage de l'État. Ce dernier réalise une opération se situant purement dans l'économie de marché, par un capitaliste se désinvestissant de sa participation sur ce marché. C'est l'État qui a offert les titres à la vente et à porté en toute liberté et à ses conditions son choix sur le groupe Vinci pour acquérir les actions qu'il détenait encore dans les sociétés d'autoroutes et notamment les 50,3% du capital d'ASF.

Voici maintenant que la Cour des comptes et l'Autorité de la concurrence viennent critiquer, au vu des trop bons résultats obtenus par les concessionnaires, l'opération de cession capitalistique telle qu'elle a été réalisée en 2005. Aussitôt, le monde politique s'enflamme comme on l'a vu, pour venir stigmatiser l'attitude prétendument prédatrice des sociétés concessionnaires, surtout lorsqu'elles ont l'arrogance de demander à l'État d'autoriser une nouvelle augmentation des péages.

Les manœuvres de l'État pour faire rendre gorge aux concessionnaires

Il ne serait donc pas tolérable que l'État ait fait des mauvaises affaires en revendant mal les titres des sociétés, en contrôlant mal l'évolution des péages, et en permettant aux concessionnaires de faire trop de bénéfices – les mêmes bénéfices qu'il se gardait évidemment bien de critiquer lorsqu'il les percevait lui-même, et qui ont permis de valoriser à 14,8 milliards les participations qu'il a cédées. Mais pour l'État, supposé détenteur de l' « intérêt général », l'ardente obligation est de faire rendre gorge aux concessionnaires. Alors on cherche comment faire. On envisage la mainmise directe sur les profits des concessionnaires, l'introduction forcée de clauses contractuelles, la gratuité des péages…autant de moyens relevant du droit du plus fort du seigneur lion de la fable.

Deux dernières propositions viennent d'être faites, toujours dans la même ligne. L'une, émanant d'un groupe de 152 députés socialistes, consiste à racheter la concession, la reprise de la concession est permise par le contrat de concession « pour un motif d'intérêt général » [1]. L'autre, émanant du groupe communiste, prône la nationalisation des sociétés d'autoroutes, qui sont principalement des filiales des groupes Eiffage et Vinci dont les sociétés de tête sont cotées à la Bourse de Paris. Des propositions qui ont le malheur de passer sous silence les conditions financières prévues par les contrats de concession : à savoir des indemnités dont la plus importante réside dans le paiement, chaque année jusqu'à la date d'expiration contractuelle de la concession, d'annuités correspondant aux produits nets de la concession calculés par référence aux profits réalisés antérieurement au rachat de la concession (voir encadré). En conséquence, le concédant, quel qu'il soit, devra toujours s'acquitter au titre du rachat d'un prix fixé par référence aux conditions passées ! Le coût des rachats est estimé entre 36 et 41 milliards d'euros, dont environ la moitié correspondant aux dettes extérieures des concessionnaires.

Extrait de l'article 38 du contrat de concession ASF (1992, version 2004)

« En cas de rachat, la société concessionnaire sera indemnisée par le versement à son profit des deux éléments ci-après :

1. Pour chacune des années restant à courir jusqu'au terme de la concession, une annuité déterminée sur la base des produits nets annuels de la concession… L'annuité de référence sera égale à la plus élevée des deux valeurs ci-après :

  • soit la moyenne des cinq produits nets annuels les plus élevés obtenus par le concessionnaire pendant les sept années qui auront précédé celle où le préavis de rachat est notifié au concessionnaire
  • soit le produit net de l'année ayant précédé celle où le préavis de rachat est notifié au concessionnaire…

2. Une indemnité, versée le 30 juin de l'année de rachat, égale aux dépenses d'immobilisations renouvelables et aux dépenses d'investissements complémentaires sur autoroutes en service (y compris les élargissements de viaducs et de voiries) réalisées au cours des quinze années précédant l'année du rachat après déduction, pour les dépenses effectuées une année donnée, d'une fraction correspondant à N/15, N étant le nombre d'années écoulées entre l'année considérée et l'année du rachat »

D'intenses négociations sont actuellement menées entre l'État et les concessionnaires, qui incluent aussi la demande de ces derniers d'augmentation du tarif des péages. En attendant, les députés de la majorité ont cru trouver la solution idéale pour faire rendre gorge aux concessionnaires : ils ont brandi l'arme fiscale, et voté vendredi dernier la non-déductibilité pour les sociétés d'autoroutes des intérêts d'emprunt. Ces sociétés étant du fait de leur activité très lourdement endettées (15 milliards par exemple pour Vinci Autoroutes, maison mère d'ASF, Cofiroute et Escota), cela va faire très mal aux sociétés (il y aurait 3,2 milliards d'euros en jeu), et c'est précisément ce que cherchent nos députés. Ils ont même précisé sans état d'âme qu'au cas où les concessionnaires se révélaient compréhensifs dans leurs négociations avec l'État, ils pourraient renoncer à cette disposition fiscale ! Ainsi donc voici l'État taxateur faisant usage sans vergogne de son pouvoir de chantage pour le compte de l'État propriétaire [2]… Les cours boursiers de Vinci et d'Eiffage ont fortement accusé le coup (les pertes sont de 4,6% pour Vinci et 9% pour Eiffage en deux jours).

Cette manœuvre peut-elle être efficace ? L'article 32 des contrats de concession prend soin de préciser que des modifications affectant la fiscalité ouvriraient droit à compensation pour le concessionnaire. Toutefois le jeu de cette clause suppose que ces modifications soient « susceptibles de compromettre gravement l'équilibre de la concession ». Cela est-il le cas actuellement ? En revanche l'inconstitutionnalité de la disposition ne paraît pas faire doute. En effet, la non-déductibilité partielle des intérêts a été votée cette année comme disposition générale, mais n'est pas applicable aux entreprises contractant avec le secteur public, concessionnaires de l'État, délégataires de service public, titulaires de partenariats public-privé… La raison en est que l'État a voulu faire une exception au profit des entreprises qui risquent de faire supporter les augmentations fiscales aux usagers de services publics. La suppression de l'exemption ne saurait donc valablement s'appliquer aux seules sociétés d'autoroutes, pour lesquelles ce risque existe au premier chef, sous peine, selon une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, de rompre l'égalité devant la loi. La censure serait quasi-certaine si la disposition était maintenue.

Gare au retour de bâton !

On est encore en pleine interrogation sur la façon dont tout cela se terminera, les protagonistes étant actuellement en tractation et le Premier ministre affirmant mystérieusement qu'aucune solution n'est écartée.

Quoi qu'il en soit, cette affaire est un vrai cas d'école. Par la totale confusion des rôles de l'État et par l'incompréhension qu'elle doit susciter de la part des investisseurs de par le monde. Voici l'État français qui concède l'exploitation des autoroutes à des sociétés dont il détient lui-même la majorité du capital, puis, sous la pression de nécessités financières, revend en Bourse ses participations, en partie en 2002 (gouvernement Jospin) et le solde en 2005 (gouvernement Villepin), pour un prix tenant compte de la valorisation actualisée des futurs dividendes (14,8 milliards en 2005). Neuf années plus tard, le même État entend remettre en question à la fois les contrats de concession qu'il a signés et la cession de ses titres, et l'imposer en utilisant son imperium pour réaliser ce qui n'est rien d'autre qu'une confiscation fondée sur le non respect de ses engagements.

C'est l'État entrepreneur et investisseur en économie de marché dont les engagements sont reniés par l'État politicien et l'État financier à court de ressources, lequel fait appel aux moyens coercitifs de l'État taxateur pour tordre le bras à ses concessionnaires.

Et l' « intérêt général » diront certains pour justifier tout cela ? D'abord on est bien en peine d'en donner une définition claire et d'en identifier les responsables. N'est-ce pas, de l'aveu même des représentants de l'État de l'époque, les quelque 16 milliards payés par les concessionnaires qui ont permis à celui-là de faire face au paiement des retraites des Français ? Le président de Vinci Autoroutes, Pierre Coppey, ne rappelait-il pas que les sociétés d'autoroutes sont les deuxièmes contributeurs à l'impôt sur les sociétés et qu'elles reversent à l'État 40% de leur chiffre d'affaires ? Les Français ne disposent-ils pas d'un exceptionnel réseau autoroutier ?

Qu'on le veuille ou non, l'activité des sociétés d'autoroutes est par excellence capitalistique – et dépendante des capitaux étrangers. Un groupe comme Vinci Autoroutes, ce sont 7.000 salariés et 15,4 milliards de dettes, et sa maison mère Vinci, c'est 25 milliards de capitalisation boursière, détenue à 51,7% par des investisseurs institutionnels étrangers, contre 17% seulement pour les investisseurs français.

Nous ne sommes plus au temps des Templiers où les nécessités financières de l'unification de la France et des guerres territoriales pouvaient justifier les confiscations qui ont émaillé l'histoire de France. Notre État serait bien avisé de ne plus se livrer à des jeux dangereux dans le cadre mondial dans lequel nous évoluons à notre époque. Les investisseurs anglo-saxons et particulièrement américains, qui sont majoritaires, ont une conception très aigue du respect des contrats, qui ne cède pas devant la prétendue toute puissance des acteurs publics lorsque ces derniers agissent dans le cadre du marché [3]. Si nous et avec nous, nos champions nationaux, voulons éviter de cruels retours de bâton, nous devons jouer dans la même cour et en suivant les mêmes règles.

[1] Voir le contrat de concession ASF et ses annexes

[2] Les députés socialistes ont même reçu l'appui de députés de droite, et notamment de Gilles Carrez, président de la Commission des finances. La vérité, légèrement réconfortante, oblige à dire que le ministre du Budget Christian Eckert, a cherché mais en vain à s'opposer à ce vote, pour des raisons tenant d'ailleurs plus à la tactique ( en rappelant que la menace est plus efficace que l'exécution) et à la peur du gendarme constitutionnel, qu'à la morale publique.

[3] C'est ainsi que, dans le cadre des négociations mondiales qui se tiennent actuellement sur le commerce international, les Américains demandent que les États se soumettent à la juridiction d'arbitres internationaux.