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L’épineuse question du remplacement des ravitailleurs de l’Armée de l’Air

Les aéronefs de ravitaillement en vol forment l’une des clés de voûte de la projection de puissance. Avec l’éloignement géographique des théâtres d’opérations, ils permettent d’accroître le volume et l’allonge des forces aériennes conventionnelles. Ils représentent un composant majeur pour un outil militaire performant, à tel point qu’aujourd’hui plus aucune opération militaire d’envergure ne peut être conduite sans leur concours.

De quoi parle-t-on ?

Actuellement, l’Armée de l’Air possède 14 avions ravitailleurs regroupés au sein du Groupe de Ravitaillement en Vol (GRV) 2/91 Bretagne, basé sur la base aérienne 125 d’Istres. Outre les missions de ravitaillement en vol au profit des forces conventionnelles et des Forces Aériennes Stratégiques, le groupement se voit aussi confier des missions de transport à longue distance et d’évacuation sanitaire.

Le GRV Bretagne est subordonné au général commandant la composante aéroportée des forces nucléaires, preuve de son importance stratégique première. Historiquement, la mission nucléaire fut ainsi à l’origine de la constitution de la flotte française de ravitailleurs. A l’époque, il s’agissait de pouvoir vitrifier les principales villes des nations du Pacte de Varsovie. Les bombardiers nucléaires nécessitaient ainsi de disposer d’une allonge stratégique pour atteindre ces cibles à partir du territoire français. 

C'est en 1962 que le général De Gaulle décide officiellement de constituer une force de frappe nucléaire autour du Mirage IV. Suite à plusieurs projets inaboutis pour concevoir un ravitailleur en vol de manière nationale, l’Armée de l’Air envoie une délégation aux Etats-Unis en juin 1962 pour trouver une solution. Après une offre de Boeing, il fut finalement décidé d’acquérir 12 C-135F, la version française du KC-135 américain. Les 12 machines sont livrées en 1964. La première alerte nucléaire est prise dès le 8 octobre de la même année à Mont-de-Marsan. Tout au long de la Guerre Froide, la flotte des 12 ravitailleurs français est très sollicitée par la permanence de la posture nucléaire et les nombreux exercices, qu’ils soient nationaux ou conduits au sein de l’Alliance. Le 30 juin 1972, un C-135F s’abime en mer après un décollage de l’atoll d’Hao (Polynésie française), au cours de la campagne d’essais nucléaires qui avait lieu à l’époque dans le secteur[1]. Il s’agit du seul C-135F perdu depuis.

Dans les années 1970 et 1980, la flotte des 11 ravitailleurs restants commence aussi à être modernisée par Boeing. Dans les années 1990, l’avionique et le système de ravitaillement en vol sont tous deux modernisés. Les C-135F prennent alors la dénomination de C-135FR. Suivant la configuration et la mission voulue, ils sont depuis capables de transporter entre 83 et 89 tonnes de carburant, 126 passagers sur sièges, 42 civières en configuration évacuation sanitaire ou encore 25,2 tonnes de fret sur palettes. Le C-135FR est ainsi une plateforme polyvalente, dont les capacités ne se limitent pas au seul ravitaillement en vol. En 1997, l’Armée de l’Air acquiert trois ravitailleurs américains KC-135 d’occasion après les avoir loués pendant quelques années à l’US Air Force, qui viennent ainsi compléter la flotte des 11 C-135FR en service. Le fait est qu’avec la modification de la donne géostratégique et la chute du Rideau de Fer commence une nouvelle phase donnant la part belle aux interventions militaires lointaines. Les ravitailleurs français acquièrent ainsi une utilité des plus importantes et deviennent stations-services volantes de toute l’Armée de l’Air, mais aussi de nombreux pays de l’OTAN qui ne disposent pas de telles capacités.  

Une flotte qui peine à se moderniser 

Dans le cadre stratégique, l'armée de l'air dispose des capacités suivantes :

Caractéristiques

C-135 FR et KC-135 R

A340 TLRA

A310

A330 MRTT devant remplacer les C-135 FR et KC-135 R

Origine

Américaine (Boeing)

Européenne (Airbus)

Mise en service

Années 1980 et 1990

2006-2007

1994

2018 au mieux.

Mission

Raviaillement en carburant d'avions (4), transport de frêt et de personnels et évacuation sanitaire

Transport de frêt et de personnels et évacuation sanitaire

Transport de frêt et de personnels et évacuation sanitaire

Raviaillement en carburant d'avions de combat (convoi de 4 Rafale), transport de frêt et de personnels et évacuation sanitaire

Capacité de ravitaillement en vol en carburant en tonnes

Environ 80 tonnes

Sans objet

Sans objet

Environ 50 tonnes

Capacité de transport de frêt en tonnes

25

44

234

 

120

Capacité de transport de passagers

126

279

209

300

Capacité de transport médical (blessés)

42

50

50

 

130

Autonomie

5 000 kms

5 500 kms

7 000 kms

14.800 kms

Position

Appartenant à l'armée de l'air

Location de longue durée

Appartenant à l'armée de l'air

Appartenant à l'armée de l'air

Volume actuel

11 C-135 FR et 3 KC-135R

2

3

Voir ci-dessous.

Depuis, l’engagement opérationnel de nos 14 ravitailleurs n’a jamais décru, bien au contraire. Si notre flotte de ravitailleurs fut constituée au seul profit des Forces Aériennes Stratégiques, son volume ne fut jamais augmenté avec l’accroissement du nombre de missions à conduire. En plus de nos multiples opérations extérieures qui nécessitent systématiquement la présence de ravitailleurs[2], l’Armée de l’Air doit en maintenir immédiatement disponibles pour l’alerte nucléaire, l’évacuation sanitaire d’urgence et la permanence opérationnelle au profit des avions de chasse assurant la police du ciel. Il faut aussi continuer d’entraîner les équipages, et jongler avec les périodes de maintenance plus ou moins lourdes dont chaque avion a besoin. Conduire toutes ces missions avec seulement 14 appareils est une gageure. .

Et ce problème de taille de la flotte de ravitailleurs se double d’un problème de vieillissement : affichant un âge moyen de plus de 54 ans[3] aujourd’hui, nos ravitailleurs sont les plus vieux matériels encore en service dans l’armée française. En comparaison, l’âge moyen du parc aéronautique militaire était estimé à 23,5 ans en 2014[4]. Lors de leur achat au début des années 1960, le potentiel de chaque avion était estimé à environ 13.000 heures de vol. Après le changement des intrados dans les années 1970, ce potentiel a doublé pour atteindre quelque 26.000 heures de vol par appareil[5]. En 2014, les appareils dépassaient chacun les 30.000 heures de vol[6]. Dès lors, il est aisé de concevoir la multitude de problèmes que cela pose à nos forces :

  • Une sécurité des équipages plus difficile à assurer : avec des structures et des équipements embarqués fatigués par une suractivité opérationnelle, les incidents techniques sont légion (mais heureusement sans gravité pour l'instant). En novembre 2011, par exemple, juste après l’opération Harmattan en Lybie, un équipage a terminé sa mission « les pieds dans le pétrole », la paroi séparant le compartiment de pilotage d’un réservoir s’étant tout simplement rompue en plein vol[7]. En 2012, lors de la préparation d’un C-135FR avant un vol de routine, le train d’atterrissage avant s’est « effacé », laissant l’avion reposer en partie sur son nez[8]. Le 17 janvier dernier, un C-135FR et deux avions Rafale qui opéraient vraisemblablement au-dessus de la Lybie, furent contraints de se poser en urgence à Malte à la suite d’un problème technique (la nature n’est pas précisée)[9]. L’âge moyen de la flotte avançant, ce genre d’incidents n’est que condamné à s’accroître. Une situation ubuesque puisque jamais une compagnie aérienne ne serait autorisée à opérer avec des avions dans un tel état. 
  • Une maintenance dépassée : avec des avions âgés de plus de 50 ans, la maintenance n’est pas des plus aisées. Les structures des avions sont fatiguées, les équipements à bord en partie obsolètes. Le chef d’état-major de l’Armée de l’Air, le général d’armée aérienne Denis Mercier, parle même régulièrement d'« acharnement thérapeutique ». Conséquence, la disponibilité des appareils coûte très cher en moyen : 59,7 millions d’euros d’entretien (EPM) pour les 14 avions en 2015[10], et en temps : 2 heures de  maintenance pour 50 heures de vol, une journée de maintenance toutes les 100 heures et deux jours toutes les 200 heures et une visite périodique de 15 jours (!) toutes les 400 heures[11]. En plus de cela, l’approvisionnement en pièces détachées est très difficile : non seulement ces appareils ne sont plus produits, mais les versions que nous possédons sont spécifiques, et toutes les pièces ne sont donc pas communes. 
  • Des missions et opérations entravées : disposer de si peu de ravitailleurs, aussi âgés, constitue enfin un problème dans la conduite de nos opérations. Nous sommes ainsi obligés de réclamer l’aide de nos alliés à ce sujet et de recourir à des ravitailleurs américains, britanniques ou encore australiens. Par exemple, pour l’opération Chammal, nous sommes incapables de déployer en permanence un ravitailleur dans le Golfe. Seuls trois d’entre eux y ont été déployés[12]. Certes, il peut s’agir d’un facteur de coopération bénéfique, diront certains mais il est illusoire et trompeur de prétendre pouvoir systématiquement s’en remettre à ses alliés et leurs matériels, qui ne sont pas toujours disponibles en temps voulu et en quantité nécessaire. Sans compter que la mission de la composante aéroportée de notre dissuasion nucléaire relève strictement de notre périmètre national. Au vu de l’état de notre flotte, la rupture capacitaire peut arriver à tout moment. L’autre conséquence de ne pas avoir suffisamment de ravitailleurs disponibles touche le personnel naviguant. Avec le rythme actuel des opérations, l’entraînement des nouveaux équipages de ravitailleurs doit être considéré comme la variable d’ajustement par excellence, puisque les heures d’activité aérienne budgétées chaque année sont prioritairement affectées aux OPEX. Dès lors, les jeunes équipages de ravitailleurs ne volent que 120 heures par an au lieu des 400 heures requises par la norme OTAN pour les pilotes de transport[13]. Il y a donc le risque (qui ne se limite pas aux seuls ravitailleurs) que nous nous tournions vers une force aérienne à deux vitesses : les équipages expérimentés, qui volent le plus et sont les plus sollicités en opérations extérieures, et les équipages moins entraînés, qui auraient besoin d’une certaine remise à niveau avant d’être déployés pour suppléer leurs collègues.

Ces risques, le ministère de la Défense en a conscience puisque le renouvellement de notre flotte de ravitailleurs est officiellement prévu depuis 2007 avec le démarrage du programme MRTT (Multi-Role Transport Tanker). L’A330 MRTT, aussi dénommé Phénix dans l’Armée de l’Air, est un avion ravitailleur et transporteur de fret de nouvelle génération, basé sur l’A330-200 civil. Suivant la configuration choisie, il peut transporter 111 tonnes de carburant, jusqu’à 300 passagers assis, jusqu’à 130 passagers médicalisés en configuration d’évacuation sanitaire ou encore 37 tonnes de fret sur palettes[14]. Grâce à cette polyvalence, il est prévu que 12 exemplaires de l’A330 MRTT remplacent les 14 KC-135 et C135FR mais aussi les 3 A310-300 et 2 A340-200 TLRA de l’escadron de transport 3/60 Estérel. Le coût de ces 12 nouveaux avions est estimé à 3 milliards d’euros au total[15], soit 250 millions d’euros pièce... Sauf que, à l’heure actuelle (soit 10 ans après le démarrage du programme), seulement 8 exemplaires ont déjà été commandés... en décembre 2015 (!) pour 1,2 milliard d’euros[16]. Les 3 autres devraient l’être lors du projet de loi de finances pour 2018. Avec ce retard, plusieurs projets et options ont été abandonnées pour accélérer la mise au point de la version française. Au début, ils ne seront ainsi pas dotés de porte cargo ou de liaison satellites, tandis qu’une partie de l’avionique restera d’origine américaine. Ces capacités seront sûrement ajoutées et modifiées ultérieurement. Ils ne disposeront pas non plus de réceptacle de ravitaillement universel (le UARRSI - Universal Aerial Refueling Receptacle Slipway Installation) qui permettrait au Phénix d’être lui-même ravitaillé en vol.

En termes de livraison, le premier MRTT doit être livré à l’Armée de l’Air en 2018, le suivant en 2019, les 10 restants devant s’échelonner jusqu’en 2025. Cela signifie que le plus « jeune » de nos ravitailleurs doit encore tenir 8 ans, le plus vieux encore 1 an. En 2025, le dernier ravitailleur remplacé devrait ainsi avoir dépassé la barre des 39.000 heures de vol, soit rappelons-le, trois fois le potentiel originel de l’appareil.

Pour conclure, malgré la crise financière de 2008 qui a coïncidée avec le début du programme de renouvellement de notre flotte de ravitailleurs, c’est bien le manque de volonté politique pour dégager les moyens financiers nécessaire aux renouvellements de la flotte qui se paye cher aujourd’hui. Entre la décission de renouvellement de la flotte et la livraison du premier appareil, il aura fallu compter 11 ans et ce, pour des appareils déjà largement sur-exploités. Les équipages sont les premiers à s’en rendre compte, en étant obligés d’opérer à bord d’appareils souvent deux fois plus vieux qu’eux. A cause de ces manquements, c’est tout notre capacité à conduire de nombreuses missions majeures qui est remise en cause, dont la permanence de notre dissuasion nucléaire aéroportée.

Cette question du remplacement des ravitailleurs de l’Armée de l’Air est un exemple particulier, mais éloquent au sujet du manque de moyens dont souffrent nos armées depuis de nombreuses années. Une problématique qui, heureusement, s’est invitée dans la campagne présidentielle puisque (presque) tous les candidats promettent de renforcer les moyens et de porter le budget de la Défense à 2% du PIB. Des promesses de campagne qui vont dans le bon sens pour nos armées... à condition que cette hausse de moyens soit gagée par des économies budgétaires sur d'autres domaines. C'est une question de crédibilité et de pérennité pour notre politique de Défense nationale.


[1] Une très forte corrosion à cause de la salinité de l’air avait fragilisé la motorisation et empêché le C-135F n°473 de disposer de toute la poussée nécessaire à ses manœuvres de décollage.

[2] Jusqu’à 5 ravitailleurs français furent déployés simultanément en 2013 à N’Djamena, au Tchad, pour soutenir les débuts de l’opération Serval.

[3] Question n°92994 de M. François Cornut-Gentille posée le 9 février 2016 et ayant reçu une réponse le 22 novembre 2016.  

[4] Le MCO aéronautique : un enjeu pour la cohérence capacitaire des armées, Etienne Daum, Vincent Paternoga & Luc Viellard, CEIS, juillet 2014, p.56.

[5] L’histoire des C-135 français, Hist’Aéro, 20 juillet 2015.

[6] Armée de l’Air : Un premier avion-ravitailleur KC-135 « rénové » a été livré à Istres, ASAF, 29 août 2014.

[7] Voir DSI hors-série n°37 L’Armée de l’Air – Au cœur des forces françaises, août-septembre 2014.

[8] Rapport des enquêtes du BEAD, Ministère de la Défense, 2016.

[9] Un avion-ravitailleur C-135FR et deux Rafale contraints à une escale technique à Malte, Opex360, 17 janvier 2017.

[10] Question n°92994 de M. François Cornut-Gentille posée le 9 février 2016 et ayant reçu une réponse le 22 novembre 2016.

[11] Armée de l’Air : Un premier avion-ravitailleur KC-135 « rénové » a été livré à Istres, ASAF, 29 août 2014.

[12] Question n°101396 de M. François Cornut-Gentille posée le 20 décembre 2016 et ayant reçu une réponse le 7 février 2017.  

[13] L’Armée de l’Air souffre d’une suractivité et d’une surintensité de son matériel et de ses aviateurs, Défens’Aéro, 8 mai 2015.

[14] A330 MRTT Multi Role Tanker Transport, Airbus Defence & Space.

[15] Airbus : l’armée française commande 12 avions ravitailleurs A330 MRTT, Le Parisien, 21 novembre 2014.

[16] Commande de 8 avions ravitailleurs A330 MRTT confirmée pour l’Armée de l’Air, Opex360, 15 décembre 2015.