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Justice administrative : attention à l'éloignement du justiciable

L'égalité d'accès à la Justice, service public régalien par excellence, est aujourd'hui menacée… menacée par l'émergence du contentieux de masse. Une vague de recours en partie portée par le DALO [1] (droit opposable au logement introduit en France par la loi du 5 mars 2007) et qui fait exploser les recours [2], près de 7.000 dont 2.800 ont atterri devant le juge administratif en 2012. Mais il y a également le contentieux du permis de conduire avec l'avalanche de plaintes concernant les points retirés (11.000 affaires en 2011), les contentieux sociaux avec les caisses de sécurité sociale concernant le versement du RSA ou d'autres droits sociaux, ou les pensions de retraites (8.500 dossiers en 2011) ou les contentieux fiscaux liés aux mesures gracieuses à la disposition de l'administration, mais aussi l'accès aux documents administratifs ou le contentieux lié à la situation des étrangers entrés ou voulant entrer en France. La justice et la justice administrative en particulier s'estime donc « saturée » par l'ampleur des dossiers en souffrance, d'autant qu'elle s'est parallèlement engagée à raccourcir les délais de traitement des affaires afin de parvenir à passer sous la barre de un an. Mais plutôt que de donner des moyens nécessaires à la Justice, son budget bien qu'ayant nominalement augmenté, reste invariablement fixé à 2,5% du Budget de l'État (7,4 milliards environ) [3].

Malheureusement pour le gouvernement en place, l'ouverture inconsidérée de droits subjectifs aux individus et leur sédimentation, interdit le retour en arrière. L'arbitrage du gouvernement s'est porté à favoriser des politiques publiques non régaliennes (Éducation nationale, Outre-mer, etc.) ce qui met en péril l'exercice effectif de droits fondamentaux des citoyens au premier rang desquels figure le droit à une justice équitable, impartiale et égale pour tous. Dans ce prolongement, le Premier ministre Jean-Marc Ayrault et la ministre de la Justice Christiane Taubira ont décidé de tailler dans la procédure. Désormais les contentieux de masse ne seront plus traités que par un juge (au lieu de trois) et on leur retirera généralement la capacité de faire appel. En conséquence l'impartialité et le dialogue qui sont les corollaires de la collégialité et de la présence d'un rapporteur public leur feront désormais défaut. Enfin, se porter en cassation sur des motifs de pur droit (et non de fait) s'avérera coûteux et très incertain, voire purement inutile lorsqu'il s'agit de montants de cotisation, de situations individuelles complexes, d'interprétation de la norme plus que de sa remise en cause.

C'est dans la touffeur de l'été parisien que la garde des Sceaux, Christiane Taubira, a publié au J.O le 15 août le décret n°2013-730 du 13 août 2013, portant modification du code de justice administrative (partie réglementaire). Le moins que l'on puisse dire c'est qu'il n'est pas passé inaperçu, tant du côté des avocats (notamment l'ACDA, l'automobile club des avocats), que du côté des organisations syndicales de magistrats administratifs, notamment au travers des représentants du SJA (syndicat de la juridiction administrative) et de l'USMA (l'union syndicale des magistrats administratifs) qui, dans une lettre en date du 9 juillet 2013, critiquaient le projet de décret sous deux angles différents et complémentaires :

D'une part la suppression de la collégialité s'agissant des litiges « relatifs aux prestations, allocations ou droits attribués au titre de l'aide sociale, du logement ou en faveur des travailleurs privés d'emploi », mais également les contestations relatives aux remises gracieuses accordées ou non par l'administration en matière fiscale.

D'autre part la suppression d'un second degré de juridiction (appel), s'agissant du contentieux du permis de conduire (sur son volet retrait/récupération de points), mais également s'agissant de l'ensemble des contentieux sociaux qui se trouveront eux aussi privés d'appel.

Par ailleurs, la Fondation iFRAP constate que :

  • S'agissant de la procédure d'urbanisme commercial, les compétences transférées par le législateur (loi LME du 4 août 2008) au Conseil d'État, se trouvent rabaissées au niveau des cours administratives d'appel appelées à statuer en premier et dernier ressort (article 5 du décret).
  • Enfin, le gouvernement manie le deux poids deux mesures, car il effectue également un mouvement en sens inverse s'agissant du contentieux relatif à la fonction publique. Jusqu'à présent celui-ci, par dérogation, était tranché par juge unique. Désormais il retrouve le principe de collégialité.

D'abord une affaire de chiffres :

Le rapport pour avis du sénateur Yves Détraigne dans le cadre du PLF 2013 [4], a mis en exergue les raisons comptables explicitant le renforcement du juge unique ainsi que la suppression complémentaire du second degré de juridiction :

En effet, il apparaît qu'en 2011, « Ces procédures [devant les tribunaux administratifs s'agissant des procédures à juge unique ou par ordonnance des présidents de chambre ou de juridiction] se signalant par leur grande célérité, elles ont largement contribué aux succès enregistrés par la juridiction administrative dans la maîtrise de ses délais de traitement des litiges. »

« Si l'on fait la somme de l'ensemble ses compétences [des tribunaux administratifs], deux tiers » des affaires jugées devant les tribunaux administratifs l'ont été par un juge unique ou par ordonnance en 2011, et un tiers l'a été en formation collégiale.

Inversement, le rapport se renverse exactement devant les cours administratives d'appel où les deux tiers des affaires jugées l'ont été en formation collégiale et seulement un tiers jugées par juge unique ou par ordonnances.

Source : Rapport Sénat, Conseil d'État et juridictions administratives, PLF 2013. Données Conseil d'État.

L'extension aujourd'hui proposée à compter du 1er janvier 2014 permet donc d'accélérer le désengorgement des tribunaux dont le vice-président du Conseil d'État Jean-Marc Sauvé lors de son audition au Sénat par la commission des lois le 30 octobre 2012 avait bien exposé les limites : « Nous avons épuisé les mesures de simplification envisageables. Se pose à présent la question de la réduction des contentieux. » « La collégialité est-elle toujours nécessaire ? L'appel est-il utile dès lors qu'existe une procédure de cassation directe devant le Conseil d'État ? » Par ailleurs, s'agissant des délais de traitement des tribunaux administratifs : « l'objectif d'atteindre un délai prévisible moyen de jugement inférieur à un an n'est pas encore atteint. » [5].

Source : Conseil d'État, Bilan d'activité 2012, p.32, évolution du stock d'affaires traitées et en souffrance.

En effet, dans son bilan d'activité 2012, le Conseil d'État relève que pour la justice administrative si les délais ont fortement baissé s'agissant du délai moyen des affaires (passées de 1an, 1mois et 4 jours en 2011 à 11 mois et 14 jours en 2012), la différence avec le délai moyen des affaires ordinaires (2 ans, 18 jours en 2011 à 1 an, 10 mois et 6 jours en 2012) permettant de mesurer le désengorgement des tribunaux, repose en définitive quasiment exclusivement sur l'accélération des procédures à juge unique ou par ordonnance par rapport au traitement des dossiers sous forme collégiale [6]. En constatant symétriquement un potentiel goulet d'étranglement s'agissant des cours administratives d'appel où les dossiers examinés en formation collégiale prédominent, la tentation a été forte pour les pouvoirs publics d'étendre encore le champ des recours au traitement par exception des affaires entendues par un juge unique.

A l'appui de cette première constatation, il apparaît par ailleurs que les contentieux, sociaux notamment, présentent un risque de croissance très important dans les prochaines années. Le Conseil d'État les évalue respectivement à +41% entre 2011 et 2015 (passant de 8.500 dossiers à près de 12.000) ; l'explosion des litiges liés au RSA +230% entre 2011 et 2015 (passant de 2.750 affaires à près de 9.100), l'augmentation soutenue du nombre de contentieux liés au permis de conduire dont la croissance est directement corrélée au déploiement des radars (près de 11.000 affaires en 2011 [7]).

Lorsque les fonctions régaliennes sont « budgétairement » contraintes :

Les risques d'éloignement de la justice administrative du justiciable ne sont pas négligeables.

La généralisation du juge unique afin de faire baisser le nombre des affaires, la suppression concomitante des juridictions d'appel pour les contentieux routiers, sociaux et fiscaux n'est pas réellement compensée par les nouvelles garanties exposées par le décret du 13 août 2013 :

  • D'une part, les garanties d'instruction (par le rapporteur public) et de délibéré par la formation collégiale ne sont plus offertes au justiciable à partir d'un a priori qui voudrait que les « contentieux de masse » soient réputés spontanément « sans difficulté juridique » parce que largement « factuels). Ceci est philosophiquement et juridiquement hasardeux.
  • Par ailleurs, le retrait du second degré de juridiction désengorge effectivement les juridictions d'appel, mais implique pour les plaignants de ne pouvoir porter ensuite leur affaire qu'en cassation devant le Conseil d'État. Les conséquences sont doubles :
    • cela leur interdit un second jugement sur les faits mais uniquement sur le fond du droit. En matière de contentieux routier par exemple ou s'agissant du DALO (droit opposable au logement) voir des demandes de remises gracieuses fiscales, où les circonstances de fait sont centrales, il est évident que les justiciables y perdront automatiquement.
    • Par ailleurs, le ministère d'un avocat au Conseil sera alors obligatoire, or il est en pratique beaucoup plus cher qu'un avocat ordinaire. Cela introduit de facto une justice à deux vitesses, en privant d'un second examen de leur cas les personnes les plus fragiles, pour des chances de réussite extrêmement faibles.
  • Enfin, l'introduction de l'oralité dans une procédure formaliste et écrite n'est pas forcément un gage de plus grande souplesse pour les plaignants. Pour les justiciables les plus vulnérable, cet assouplissement va les obliger soit à ce déplacer aux audiences, soit à avoir davantage encore recours au service d'un avocat, même pour les procédures qui théoriquement ne le nécessitent pas.
  • Reste en définitive la possibilité d'obtenir après anonymisation et gratuitement un jugement par simple e-mail en lieu et place de la fourniture papier à titre onéreux de la copie de celui-ci, maigre consolation lorsque l'on verra le recul s'agissant de l'Open Data (infra).

En réalité, la logique est ailleurs, les moyens des juridictions administratives ont été largement « sanctuarisées », avec une augmentation des moyens au PLF 2013 de 6%, aligné sur l'augmentation spontanée du contentieux administratif depuis 40 ans (soit 6%/an en moyenne [8]), les crédits de paiement entre la LFI 2012 et le PLF 2013 passant pour le programme 165 « Conseil d'État et autres juridictions administratives », de 348,7 millions d'euros à 369,6 millions d'euros. Cependant, le PLF 2013 a ouvert des crédits en diminution s'agissant des tribunaux administratifs (-5,7%) comme des cours administratives d'appel (-6%), tandis que le Conseil d'État lui-même voyait ses crédits réévalués de 4,1%.

En conséquence, la juridiction administrative est bien concernée par la rigueur, les crédits excédentaires venant en réalité abonder la fonction soutien de +48,9% mais s'apparentent en réalité à un effort de sincérité s'agissant du regroupement des dépenses de fonctionnement (titre 3) et d'investissement (titre 5) du programme.

La question reste donc posée de l'exposition des fonctions régaliennes et de souveraineté à la contrainte budgétaire contrairement aux fonctions de transferts et d'allocation qui prédominent dans d'autres administrations publiques.

  • Sur le plan micro-budgétaire, la mise en place d'un droit de timbre de 35 euros matérialisant la contribution pour l'aide juridique, n'a pas eu le pouvoir d'endiguer les contentieux sociaux, même pour les justiciables assujettis aux minima sociaux mais non assujettis à l'aide juridictionnelle. Il s'est plutôt produit un effet d'entraînement dans la mesure où les seconds étaient de toute façon exonérés du paiement de la taxe. Elle devrait normalement être supprimée dans le PLF 2014, et remplacée par une ouverture de crédit de 60 millions d'euros [9].
  • macro-budgétaire, il est tout de même choquant que le budget de la justice administrative fasse les frais d'ajustements globaux, qui touchent directement aux droits des justiciables, y compris des plus modestes, tandis que d'autres ministères (Éducation nationale, Outre-mer, etc…) sont largement sanctuarisés.

Les fonctionnaires épargnés, mais pas l'Open Data :

Enfin, chassé-croisé assez intéressant : tandis que les contentieux sociaux, routiers et certains litiges fiscaux vont découvrir la procédure « accélérée » du juge unique, sans possibilité d'appel, les agents publics, eux, font le chemin inverse et retrouvent la collégialité :

  • À partir du 1er janvier 2014, l'essentiel du contentieux relatif à la situation individuelle des fonctionnaires et des autres agents publics, relèvera désormais de la formation collégiale. C'est ce qui ressort de la modification introduite par l'article 2 du décret du 13 août 2013 modifiant ainsi l'article R 222-13 du CJA [10]. Il s'agit d'un cadeau étonnant réservé aux fonctionnaires, qui impose de facto le recours à un rapporteur public, peut-être d'ailleurs afin de limiter le risque de recours à la Cour européenne des droits de l'homme [11].
  • Au contraire, un nouveau point 4°) du même article inclut « les litiges en matière de consultation et de communication des documents administratifs ou d'archives publiques. » Désormais donc, en matière de recours devant le juge administratif après une décision de la CADA, la saisine ne sera par principe examinée que par un seul juge. Là encore, les services de la chancellerie anticipent sans doute un contentieux en plein essor lié à l'obtention de documents administratifs et de l'exploitation des données publiques.

Conclusion :

Le décret 2013-730 du 13 août 2013 représente une gestion assez obtuse du budget des juridictions administratives. Plutôt que de sanctuariser dans leurs moyens les fonctions véritablement régaliennes, le gouvernement fait le choix de « tailler dans la procédure » au détriment des justiciables, la simplification et la réduction des délais juridictionnels étant obtenus par un rétrécissement des voies de recours. En réalité, le budget de la Justice est malheureusement traditionnellement en France, un budget d'ajustement, toujours fixé à un montant d'environ 2,5 points de PIB. Par ailleurs, les arbitrages effectués permettent de désamorcer par anticipation les contentieux qui pourraient surgir parallèlement aux litiges relatifs au « non recours ». On sait qu'en matière sociale, l'usage du non recours pourrait aboutir à une déstabilisation des comptes de près de 10 milliards d'euros, dont près de 5,3 milliards de non-dépenses produit par le non recours au RSA. On imagine qu'il devient donc stratégique de dissuader le justiciable en litige avec une caisse de retraite ou un organisme social, de se tourner « massivement » vers la justice administrative, même soutenu par un réseau associatif spécialisé. Mais il n'y a pas que les plus modestes qui risquent de se voir visés par la réforme, les contribuables aussi s'agissant des remises gracieuses qu'ils pourront solliciter se verront plus facilement déboutés. L'État sécurise donc ses comptes, en recette comme en dépense, et les garanties du justiciable/contribuable/utilisateur de données publiques/conducteur… mais pas fonctionnaires, victimes de leur massification, devront voir leurs droits effectifs rognés au nom de l'équilibre budgétaire. Pourtant des économies substantielles pourraient être réalisées, mais ailleurs sur des politiques publiques non régaliennes étonnamment épargnées.

[1] L'observatoire des inégalités dans son rapport annuel sur l'exercice du DALO met en exergue un contentieux administratif à flux tendu : près de 2.831 recours pour excès de pouvoir déposés entre le 1er septembre 2011 et le 1er septembre 2012 et 2.400 jugements rendus dont 88% rien qu'en Île-de-France, sur la même période.

[2] Voir le rapport de l'ONPES, http://www.ladocumentationfrancaise..., pour un résumé du précédent rapport http://www.onpes.gouv.fr/IMG/pdf/ON...

[3] Se reporter au dossier de la Fondation iFRAP, Judiciaire, pénitentiaire, quelles réformes pour la Justice ?, Société Civile, n°118, septembre 2011, p.12, disponible à l'adresse suivante : /IMG/pdf/SC118-... Se reporter à l'avis enregistré le 22 novembre 2012, Tome IV, Conseil d'État et autres juridictions administratives, http://www.senat.fr/rap/a12-154-4/a...

[4] Se reporter à l'avis enregistré le 22 novembre 2012, Tome IV, Conseil d'État et autres juridictions administratives.

[5] Se reporter en particulier à l'audition de M. J-M Sauvé au Sénat.

[6] Note de lecture : la différence entre les délais moyens constatés dans les tribunaux administratifs (TA) et les délais moyens constatés dans les affaires ordinaires correspond pour les premiers à l'ensemble des dossiers transmis aux TA tandis que pour les seconds seuls ceux examinés en procédure collégiale (et non par ordonnance ou juge unique) sont considérés.

[7] Se reporter en particulier aux statistiques tenues par le ministère de la Justice s'agissant de la justice administrative.

[8] CESDIP 2008, Barré, Aubusson-de-Cavarlay, Dynamique du contentieux administratif 1999-2006, 2008, Etudes et données pénales.

[9] Annonce faite par la ministre de la Justice, Christiane Taubira, le 23 juillet 2013 à l'occasion de sa visite au bureau d'aide juridictionnelle (BAJ) de Paris.

[10] Dans son ancienne rédaction celui-ci disposait d'un 2°) ainsi rédigé « Sur les litiges relatifs à la situation individuelle des fonctionnaires ou agents de l'État et des autres personnes ou collectivités publiques, ainsi que des agents ou employés de la Banque de France, à l'exception de ceux concernant l'entrée au service, la discipline et la sortie de service » désormais remplacé par un 2°) ainsi modifié : « Sur les litiges relatifs à la notation ou à l'évaluation professionnelle des fonctionnaires ou des agents publics, ainsi qu'aux sanctions disciplinaires prononcées à leur encontre qui ne requièrent pas l'intervention d'un organe disciplinaire collégial. » Le nouveau dispositif réserve donc à la formation collégiale par principe les litiges concernant la situation individuelle des fonctionnaires autres que ceux portant sur la notation et l'évaluation ainsi que les sanctions disciplinaires faisant intervenir une formation collégiale.

[11] Voir en particulier, CEDH, 4 juin 2013, décision qui a rappelé le rôle essentiel du rapporteur public au sein du contentieux administratif.