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Figaro : Débat avec Thierry Mandon

Jeudi 12 mars, dans les pages du Figaro (ou télécharger sur notre site), Agnès Verdier-Molinié, directeur de la Fondation iFRAP, débattait avec Thierry Mandon, secrétaire d'État à la Réforme de l'État et à la Simplification auprès du Premier ministre au sujet des thèmes de son dernier ouvrage, On va dans le mur... il faut agir d'urgence ! (aux éditions Albin Michel). 

Avons-nous un état des lieux précis de nos dépenses publiques ?

Agnès VERDIER-MOLINIÉ. - Faire cet état des lieux est un des objets de mon livre. Je voudrais souligner que les informations ont été très difficiles à obtenir: certains documents ne circulent qu'entre initiés et ne sont pas accessibles à la société civile.

Les informations ont été très difficiles à obtenir: certains documents ne circulent qu'entre initiés et ne sont pas accessibles à la société civile.

C'est le cas du nombre de mandats paritaires. Pour la première fois, le livre chiffre leur nombre à 100.000 mandats qui sont autant de forces de blocage face à toute réforme des organismes sociaux (fusions, mutualisations…). Idem pour les primes des agents de l'État, quel travail pour obtenir la liste des 1.851 primes. Impossible aussi de connaître le nombre de taxes qui existent en France. À la Cour des comptes et à Bercy, ils ont même répondu que la liste des taxes n'existait pas! Résultat: on décompte pour la première fois dans le livre 360 taxes et cotisations.

Thierry MANDON. - Tout ce qui est dans le livre d'Agnès Verdier-Molinié est composé d'études et d'analyses que l'État et les collectivités ont faites eux-mêmes. Ce sont des données publiques mais pas forcément transparentes. La transparence des documents publics est une nécessité absolue. Elle va contre un culte du secret qui existe dans l'administration française. Or, il s'agit de l'argent public. La société civile a le droit de demander des comptes à toute personne travaillant pour la chose publique.

Je suis pour la transparence des données publiques. Moi-même, en charge de la réforme de l'État, je suis parfois obligé de faire des pieds et des mains pour que l'on me communique des rapports d'inspection. Reste que le problème réside moins dans les diagnostics que dans le passage du diagnostic à la mise en œuvre de stratégies du changement. Il manque une projection dans le temps (l'idéal serait dix ans) pour la réforme de la machine publique. Même si on a envie de le faire, il faut pouvoir le faire. Le changement nécessite des acteurs très particuliers, des méthodes très sophistiquées, c'est donc toute une mécanique qui est à bâtir aujourd'hui, qui est amorcée grâce au secrétariat général pour la modernisation de l'action publique (SGMAP).

Pourquoi est-ce si difficile de réduire les dépenses?

A. V.-M. - Aujourd'hui, en France, la croissance est atone: la dépense publique progresse plus vite que la richesse nationale. On annonce sans cesse des milliards d'économies mais on le fait par rapport à un tendanciel de hausse de la dépense. De ce fait, quel que soit le gouvernement, on réalise de soi-disant économies, mais, en réalité, on ne fait pas les réformes structurelles indispensables pour inverser la courbe. La vérité est qu'on ne veut pas réorganiser nos administrations et nos services publics en profondeur. On a empilé des organismes publics qui, dans leurs structures, coûtent cher à la France, alors que l'on pourrait avoir le même niveau de service public pour un coût moindre. Pour cela, il faut mettre en place un consensus sur l'objectif à atteindre. Cela passe notamment par le désengagement de l'État de certaines missions, par une réduction du nombre de strates, une réduction du nombre d'élus et du nombre d'agents.

T. M. - Deux raisons principales expliquent nos difficultés à réduire la dépense publique. La première est culturelle, peut-être même anthropologique. C'est l'État qui construit la nation française. Notre histoire témoigne d'un attachement viscéral à la dépense publique. Imaginer qu'il puisse y avoir un grand soir de rupture de la dépense publique quand cette pratique est une composante de notre identité nationale, c'est une erreur.

D'autre part, il y a notre approche des questions de changement des grandes organisations publiques. Nous restons habités d'une forme de pensée magique, de solutions fantasmées, lointaines et absolument pas opérationnelles. Ce que le langage commun appelle le «y a qu'à, faut qu'on». Or, il faut avoir des stratégies, des cibles et des méthodes précises. Il faut des hommes et des femmes qui pilotent le changement - des profils qui n'existent pas forcément dans ces administrations. Pour la réforme, il faut de la volonté, de l'humilité (cela, il y en a très peu) et une forme de méthode collaborative. Il faut adopter pour la mise en œuvre de la réforme de l'État sur les territoires une nouvelle méthode, celle que j'ai essayé de déployer sur la simplification des entreprises et la revue des missions, qui s'appuie sur l'expérience et les idées du terrain, sur ceux qui connaissent dans le détail les obstacles à franchir et la meilleure façon d'y parvenir.

A. V.-M. - Il ne faut pas négliger la force d'inertie des élus. Si, officiellement, ils peuvent se dire favorables à une réforme, les intérêts électoraux priment le plus souvent sur l'intérêt général. En France, nous avons 618.384 élus contre 24.000 en Grande-Bretagne pour le même nombre d'habitants !

Faudrait-il réduire de façon importante le nombre d'élus ?

T. M. - Il y a évidemment trop d'élus, car il y a trop de niveaux de collectivités. Mais ces sujets sont désormais sur la table. Dans la durée, la réduction du nombre d'élus est inévitable, souhaitable et amorcée. Et je parle aussi du nombre de parlementaires. Il ne faut pas croire que les élus ne veulent pas du changement. Le Parlement a bien voté la fin du cumul des mandats que d'aucuns pensaient impossible, et beaucoup de collectivités locales ont fait des changements importants ces dernières années pour accompagner les attentes des usagers, notamment en proposant des services numériques.

Qu'est-ce qui est prioritairement réformable dans les dépenses publiques ?

T. M. - Il faut déjà redéfinir les compétences de l'État et des collectivités territoriales et faire en sorte que la clarification des compétences apporte vraiment des économies de fonctionnement. Quand on a créé des intercommunalités, cela n'a pas supprimé des postes dans les communes. Ce qui aurait dû être le cas. Quand on mutualise, il faut donc aller au bout de la démarche.

L'enjeu majeur ce n'est pas le statut ou la durée de travail des fonctionnaires, c'est la création en masse de managers du changement. Il faut donc impérativement augmenter la diversité du recrutement des très hauts fonctionnaires (au moins un quart d'entre eux devrait venir d'autres horizons que la fonction publique). Il faut permettre plus facilement les parcours entre les différentes fonctions publiques, fluidifier ces parcours car, si l'on s'inscrit dans une perspective longue de modernisation, il faut que les agents puissent passer plus facilement d'une fonction à l'autre, chantier sur lequel travaille Marylise Lebranchu.

A. V.-M. - La fonction publique est un premier chantier de réforme. L'objectif serait d'être à 4,5 millions d'agents d'ici à 2022 au lieu des 5,3 millions actuels. 300.000 départs en retraite sont prévus ces prochaines années dans les collectivités territoriales (1.000.000 sur l'ensemble des administrations publiques d'ici à 2022). Il est possible d'imaginer de stopper totalement les embauches pour atteindre cet objectif. On peut aussi agir sur le temps de travail. Les bilans sociaux de l'ensemble des départements (très durs à obtenir) témoignent du fait que l'on ne connaît pas le temps de travail légal des agents locaux.

En luttant contre l'absentéisme dans nos collectivités, en harmonisant le temps de travail, en supprimant des jours de RTT, on pourrait générer des millions d'heures de travail au service du public.

Or, on remarque que ceux-ci ne sont pas toujours aux 35 heures mais souvent aux 32. Côté villes, le rapport de la chambre régionale des comptes de Montpellier est édifiant: entre les jours d'absence des agents, les jours de congés, les RTT, les jours du maire… on arrive à plus de 90 jours. En luttant contre l'absentéisme dans nos collectivités, en harmonisant le temps de travail, en supprimant des jours de RTT, on pourrait générer des millions d'heures de travail au service du public.

T. M. - Les cas extrêmes ne doivent pas laisser penser que c'est la gabegie généralisée. En revanche, ce qui est vrai, c'est qu'il faut plus de transparence et d'évaluation.

Quid du droit du travail ?

A. V.-M. - La plus grande mobilité que Thierry Mandon appelle justement de ses vœux pourrait passer par un contrat unique public-privé qui permettrait d'avoir des carrières mixtes. Le privé a à apprendre du public et inversement. Dans les années qui viennent, on devrait avoir de plus en plus de carrières public-privé, et cela plaide pour des régimes identiques (hors les missions régaliennes comme la diplomatie, où l'on garderait bien entendu un statut spécifique).

Cette réforme du statut de nos agents ne doit cependant pas se faire contre eux. S'il y a autant d'absentéisme, c'est aussi parce qu'il y a une perte de sens de la mission publique. Il faut regarder quelles sont leurs motivations et voir comment restaurer l'envie de participer au meilleur service public possible. Pour plagier le récent rapport Pêcheur sur la fonction publique, peut-être vaudrait-il mieux ne pas avoir autant d'agents pas toujours bien payés et souvent démotivés, mais plutôt moins d'agents, évalués à la performance et encouragés.

T. M. - Je m'intéresse plus aux réalités qu'aux théories lointaines. Sans pourtant me résigner. Il y a des choses qui ne sont pas faisables à court et moyen termes. Mon problème est de savoir quels sont les nœuds qu'il faut dépasser pour rendre possible une modernisation rapide. Par exemple, il n'est pas supportable qu'il n'y ait pas de vraie fonction de ressources humaines dans les administrations. Les cadres sont accaparés par la gestion des multiplicités de statuts de la fonction publique, et n'ont du coup plus de temps à consacrer aux carrières et aux potentiels.

L'Éducation nationale est-elle gérée de façon trop centralisée ?

A. V.-M. - L'Éducation nationale est un des exemples les plus éloquents de la dispersion, de la confusion et de l'empilement. L'État embauche les professeurs, la commune s'occupe des écoles maternelles et primaires, le département des collèges et la région des lycées. Tout le monde s'occupe donc d'éducation, mais personne n'est responsable de la qualité de l'enseignement. Conséquence: dans les classements internationaux, la France régresse. Mais qui est responsable?

T. M. - Le plus beau projet démocratique qui soit, c'est l'Éducation nationale mais son organisation reste très centralisée. Beaucoup de fonctionnaires dépendant de ce ministère veulent le changement, innovent dans leur établissement ou dans leur classe, mais ne trouvent pas de réponse et doivent être encouragés par l'État. Il faut donc pouvoir donner plus de marges de manœuvre aux acteurs de l'Éducation nationale.

Qu'est-ce qu'un État moderne ?

A. V.-M. - Un État plus transparent sur sa gestion de l'argent public, sur la qualité de ses services, et qui accepte l'évaluation venant de l'extérieur. Un État qui rend des comptes au Parlement qui représente la société civile. Or, le Parlement, tout occupé à voter bon an mal an sa centaine de lois, n'est pas concentré sur sa mission centrale d'évaluation des politiques publiques. L'État moderne ne serait plus un État-providence dont on attend tout sur le mode assistanat, mais un État qui responsabilise les citoyens tout en conservant un filet social. Nous avons empilé les aides sociales et les organismes qui les distribuent et ce dans une grande opacité. On ne sait même pas quels foyers cumulent quelles aides sociales et pour quel montant. Un État transparent, qui coûte moins cher et responsabilise tout en garantissant la qualité des services publics… C'est en réalité un nouveau pacte qu'il faut arriver à créer entre la population française et la sphère publique. Le service public n'appartient pas à celui qui le délivre, le manage ou le dirige en tant qu'élu. Nos services publics sont un bien commun. Pour cela, ils doivent être d'autant mieux gérés.

T. M. - Il faudrait que l'État soit moins central, plus déconcentré. Qu'il soit moins vertical et plus horizontal dans ses modes de management, avec une délégation des responsabilités. Qu'il soit beaucoup plus agile avec une capacité de réaction et d'ajustement qu'il n'a pas aujourd'hui. Qu'il soit beaucoup plus collaboratif: qu'il comprenne qu'il doit associer transparence, consultation des parties prenantes, et plus largement la société dont il procède et qu'il doit servir. Et enfin qu'il soit plus efficace: quand on a 57% de dépenses publiques et, dans certaines politiques, les résultats que l'on connaît, on peut imaginer sans peine améliorer l'efficacité de l'État, pour arriver à des niveaux de réduction des dépenses publiques qui nous amèneraient sur un horizon de dix à douze années à un niveau de dépenses publiques de 50-52% du PIB.