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Tour d'Europe de la pénibilité

Le gouvernement va-t-il vraiment ouvrir la boîte de Pandore ? Car, à la question a priori simple « que peut-on faire, face aux inégalités d'espérance de vie à la retraite entre un ouvrier et un cadre ? (7 ans) » on se rend compte que la réponse est beaucoup plus compliquée qu'il n'y paraît.

Les différentes étapes de prise en compte de la pénibilité dans le système français de retraite

Quoi qu'en dise le gouvernement, la pénibilité n'est pas une première et c'est un thème qui est revenu régulièrement sur la table à l'occasion des négociations sur les retraites : la première occasion fut la réforme Fillon de 2003 où le gouvernement avait accédé à la demande des syndicats en mettant en place le dispositif carrières longues qui permet à ceux qui ont tous leurs trimestres de cotisations de ne pas attendre l'âge légal requis pour partir en retraite. Ce dispositif avait été accepté par les syndicats sous la réserve que des négociations syndicats / patronat soient ouvertes pour une plus juste prise en compte de la pénibilité par l'amélioration des conditions de travail. Ce dispositif généreux au départ avait été finalement raboté pour cause de coût budgétaire jusqu'à l'arrivée de François Hollande au pouvoir qui en avait à nouveau étendu le bénéfice pour de nouvelles générations [1].

Entretemps, l'échec de la négociation sociale sur la prévention de la pénibilité au travail était avéré : les syndicats souhaitant que les entreprises financent les mesures de prévention de la pénibilité et les entreprises indiquant au contraire que c'est à la solidarité nationale donc à l'État de financer ces mesures.

Prenant acte de cet échec, la réforme des retraites de 2010 a été une nouvelle fois l'occasion pour les syndicats de remonter au créneau sur cette question. Résultat la réforme Woerth de 2010 met en place un dispositif de prise en compte individuelle de la pénibilité par le passage du salarié devant une commission médicale qui verse une indemnité d'invalidité au salarié justifiant d'un taux d'incapacité permanente d'origine professionnelle d'au moins 10%. Le rapport de Yannick Moreau [2] qui a précédé la présentation du projet de loi de réforme du gouvernement Ayrault revient sur ce dispositif en indiquant qu'il n'a concerné au final que très peu de salariés (4.000 fin 2012) probablement par « manque d'information, lourdeur des procédures, « concurrence » d'autres dispositifs plus accessibles (carrières longues, invalidité) ».

La principale critique de ce dispositif selon le rapport Moreau c'est le caractère médical de la procédure qui suppose que les dommages créés par la pénibilité soient déjà établis alors qu'il est fréquent que les pathologies se déclenchent une fois à la retraite.

Le gouvernement met en place en outre une obligation à partir de 2012 pour les entreprises de négocier des plans de prévention de la pénibilité dans les entreprises de plus de 50 salariés et dont plus de 50% des effectifs est exposé à des facteurs de pénibilité. Le COR qui s'est récemment penché sur cette question considère que les 11 accords de branche qui ont été engagés donnent des résultats globalement encourageants.

C'est dans ce contexte que s'est ouverte la négociation 2013 des retraites.

La pénibilité en question

Le rapport Moreau part du principe qu'en allongeant la durée de cotisation la question des conditions de travail de salariés travaillant plus longtemps se pose forcément et qu'il est nécessaire de lutter contre les inégalités d'espérance de vie à la retraite. Dit comme cela, cela peut paraître l'évidence mais il faut savoir que certains pays comme la Suède ont écarté ce débat. Ainsi la Suède considère que de la même façon, les femmes vivant plus longtemps que les hommes, ces derniers pourraient être fondés à réclamer une différence d'âge de retraite. À ce propos notons qu'en France les ouvrières femmes vivent 1,5 année de plus que les cadres hommes et entre les femmes ouvrières et les femmes cadres l'écart d'espérance de vie est de 3 ans, pas de 7 ans [3].

D'autre part, les Suédois estiment que certains métiers autrefois pénibles ne le sont plus [4]. Cette position est sans doute la plus intransigeante. Une note de l'OCDE [5] diffusée par le COR montre que 17 pays ont des régimes dérogatoires pour des emplois jugés comme pénibles.

Néanmoins comme le souligne la note « il est important de remarquer que dans certains pays (par exemple en Allemagne, en Finlande ou au Japon) où des possibilités de retraite anticipée collectives liées à la pénibilité des emplois existaient, celles-ci ont été fermées progressivement depuis une vingtaine d'années » [6]. C'est d'ailleurs ce qu'avait confirmé Martine Durand, chef statisticien et directeur de l'OCDE auditionnée par le Sénat en 2010 : « Le débat sur la pénibilité est très difficile, tant du point de vue de la définition des critères que de la conclusion d'un accord entre les partenaires sociaux. Aussi la plupart des pays l'ont-ils écartée des régimes de retraite. La complexité du sujet s'est encore aggravée par l'attention portée non plus seulement aux problèmes physiques ou d'invalidité mais aussi aux problèmes psychologiques de stress au travail. »

Dans la note de 2011 publiée par l'OCDE qui présente des fiches par pays, on note qu'il n'existe pas de solution miracle. Certains pays ont des dispositifs de type "carrières longues" (Allemagne : les travailleurs qui ont 45 années de cotisations peuvent continuer de partir à la retraite sans décote dès 65 ans), d'autres prévoient des départs anticipés mais avec décote de retraite (Autriche), d'autres encore prévoient un départ sans décote mais en contrepartie de cotisations supplémentaires employeurs et salariés (Espagne). Ceux qui ont tenté des réformes plus ambitieuses (Pays-Bas, Italie) n'ont finalement pas réussi.

Comment réparer la pénibilité

Faut-il attendre la retraite pour le faire ? C'est là le débat. Si l'on compare la France à la Suède on voit que le taux d'emploi des seniors est nettement plus élevé en Suède et pourtant l'espérance de vie est la même et se situe en haut de classement. En Suède dans la tradition des pays du Nord de l'Europe la question s'est déplacée vers une politique de prévention et de reclassement des personnes ayant occupé des postes pénibles à travers de la formation. Cela a permis de prendre en compte d'autres aspects de la pénibilité comme les souffrances psychiques dont le stress. Mais on mesure l'ampleur que prendrait le compte-pénibilité si l'on incluait le stress dans les facteurs d'exposition des salariés. C'est d'ailleurs une revendication récurrente des syndicats, notamment de la fonction publique. D'autres éléments notamment sociologiques ou individuels peuvent influer sur l'espérance de vie. Comment dès lors prendre en compte la pénibilité tout en corrigeant ce biais ? Si les syndicats avancent à raison les études sanitaires qui justifient tout à fait de traiter la pénibilité, ne doit-on pas conserver un examen individuel ?

On peut également considérer que certains métiers plus difficiles jouissent de meilleures rémunérations ou que certaines contraintes comme le travail de nuit font l'objet d'indemnisations. Ces primes qui de fait augmentent les cotisations joueront donc directement sur le capital retraite à toucher par le futur retraité. Bien sûr cette meilleure rémunération n'existe pas dans tous les métiers : certains métiers très dangereux et exigeant des qualifications spéciales sont mieux rémunérés mais ce n'est pas la majorité.

Reste enfin qu'il est difficile de prendre en compte au niveau de la retraite selon des facteurs d'exposition, de métiers ou de filières car la mise en place de régimes dérogatoires risque bien entendu de rigidifier le marché du travail. Globalement dans les pays de l'OCDE les régimes dérogatoires les plus fréquents que l'on retrouve concernent les mineurs ou les marins [7], qui par ailleurs ne concernent pas un nombre élevé de personnes. Il est déjà beaucoup plus difficile de créer des régimes spéciaux pour certaines catégories de personnel, situation qui peut créer des rentes si les conditions pour en bénéficier ne sont pas régulièrement réexaminées, ce qui en pratique n'est quasiment jamais le cas (cf. la France). De la même façon, le suivi dans le temps des personnes exposées à des situations de travail pénibles ou dangereuses est en fait un exercice difficile comme le montre l'exemple du dispositif du compte pénibilité que le gouvernement veut créer.

Le compte-pénibilité risque donc de devenir un machin de plus qui pèsera sur l'environnement réglementaire et juridique des entreprises françaises alors que leur compétitivité est déjà en question.

[1] Détail des changements de critères pour le dispositif carrière longue : Initialement il concernait ceux qui avaient commencé à travailler à 14, 15 ou 16 ans qui pouvaient prendre leur retraite à partir de 56 ans. En 2008, le gouvernement a durci les conditions de déclarations tardives de périodes travaillées jeunes. En 2010, le dispositif a été modifié : départ à 58 ans pour ceux ayant commencé à travailler avant 16 ans et 60 ans pour ceux ayant commencé à travailler avant 18 ans. En 2012, François Hollande a étendu le dispositif à ceux ayant commencé à travailler avant 20 ans pouvant partir à 60 ans. Par la même occasion, le dispositif a pris en compte non seulement les trimestres cotisés mais aussi les trimestres validés prenant ainsi en compte les trimestres validés pour chômage ou maternité (plafonnés).

[2] Nos retraites demain : équilibre financier et justice - Rapport de la Commission pour l'avenir des retraites ; Voir la page 164

[3] Insee Première n°1372

[4] Voir rapport d'information sénatorial n°377 au nom de la MECSS sur la protection sociale et la réforme des retraites en Suède, par MM. Alain VASSELLE et Bernard CAZEAU, 11 juillet 2007, page 48.

[5] La prise en compte de la pénibilité du travail dans les systèmes de retraite des pays de l'OCDE, préparée par l'unité des pensions de la Division des Politiques Sociales de l'OCDE, Directorat de l'Emploi, du Travail et des Affaires Sociales.

[6] Page 6 de la note OCDE « ces pays ont décidé pour l'instant de ne pas les rouvrir pour des groupes particuliers. L'accent a été plutôt mis sur la prévention des problèmes de santé et sur le traitement de leurs conséquences par le biais de dispositifs extérieurs au système de retraite, tels que les pensions d'invalidité, les indemnités de maladie de longue durée et les indemnités pour accidents du travail et maladies professionnelles. L'accès à ces dispositifs ne peut se faire que sur une base individuelle après examen médical. Des accords collectifs entre employeurs et employés sont aussi utilisés dans certains secteurs ou pour certaines catégories de travailleurs pour tenir compte de conditions de travail particulièrement difficiles, mais ces accords n'affectent en général pas les règles du système de retraite public. »

[7] métiers dont les conditions de travail pénibles ne peuvent pas être objectivement améliorés