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Suisse, les leçons du rejet de l'initiative 1:12

Dimanche 24 novembre, les Suisses votaient, à 65,3% [1], contre l'initiative populaire « pour des salaires équitables » lancée par le groupe Jeunes socialistes et qui projetait de contenir les salaires d'une entreprise dans une fourchette de 1 à 12. Ainsi, « le salaire le plus élevé versé par une entreprise ne [pouvait] être plus de douze fois supérieur au salaire le plus bas versé par la même entreprise ». Était directement visé par cette initiative, le salaire des dirigeants des grandes entreprises qui a très fortement augmenté depuis la fin des années 1980.

En effet, pour soutenir cette initiative, le groupe Jeunes socialistes dénonçait l'écart croissant entre le salaire des dirigeants (dits top-managers) et le salaire suisse moyen (de 5.000 euros par mois) [voir infographie] et comptait sur le succès de l'initiative Minder, dite « contre les rémunérations abusives », qui impose que les rémunérations des dirigeants soient approuvées par l'Assemblée générale de l'entreprise et encadre les indemnités de départ, les rémunérations anticipées, ainsi que les primes d'achat ou de vente d'entreprise pour les membres de la direction et du conseil administratif.

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Si l'initiative 1:12 a toujours eu peu de chance d'être adoptée, le débat s'est propagé hors des frontières suisses jusqu'en France et en Allemagne, où des propositions semblables ont déjà vu le jour. En France, suite au plafonnement du salaire des dirigeants des administrations publiques, le gouvernement évoquait encore, début 2013, une mesure équivalente pour les dirigeants du privé. Côté allemand, le projet, non adopté, ne devait concerner que les entreprises cotées en Bourse. Et aux États-Unis aussi, le US Securities and Exchange Commission proposait, en septembre, de rendre public l'écart de rémunération entre les dirigeants et les salariés moyens d'une entreprise [2]. Pourtant, en Suisse, le Conseil fédéral a fortement invité les Suisses à rejeter l'initiative 1:12 et ce, en exposant 2 arguments principaux :

Le risque d'une détérioration du marché du travail.

[**La négociation est le cœur même du marché du travail suisse.*] Si les conventions collectives qui fixent les conditions générales de travail et le salaire minimum par secteur sont négociées pour 2 à 3 ans, les négociations salariales, elles, ont lieu tous les ans. Chaque année, les rémunérations des salariés sont négociées directement ou avec chaque syndicat. Les négociations pour 2014 qui ont débuté en juillet, s'appuient sur la bonne santé économique du pays et les Suisses attendent une augmentation de 1,5%, en moyenne pour l'année à venir.

Pour le Conseil fédéral, c'est cette préférence pour la négociation et une politique du travail presque « sur-mesure » qui assure au pays son taux de chômage le plus bas d'Europe : 4,5% en 2013 selon l'OCDE.

Autre trait caractéristique du pays, la préférence pour des décisions décentralisées, au niveau des cantons et du privé, alors que l'initiative 1:12 aurait fixé une législation fédérale qui aurait laissé alors peu de place à la flexibilité. L'initiative 1:12 aurait remis en cause la forte distinction entre public et privé en Suisse. Si le Conseil fédéral reconnaît lui-même qu'il y a un dysfonctionnement dans le partage des gains économiques, il rappelle que la Fédération ne saurait interférer, par la voie législative sur la libre fixation des salaires d'une entreprise privée. En revanche, les hauts salaires du public sont déjà plafonnés. Non pas par la Fédération mais par la législation de chaque canton et l'initiative 1:12, si adoptée, n'avait d'ailleurs pas vocation à s'appliquer sur les salaires du public.

Un recul des recettes fiscales et des contributions aux assurances sociales.

En Suisse, les sociétés cotées en Bourse regroupent près de 350.000 personnes et versent 40% des recettes fiscales du pays, ils s'acquittent donc de contributions sociales d'un montant supérieur à la moyenne. [**En conséquence, un rééquilibrage des salaires vers le bas engendrerait logiquement des pertes pour l'État suisse.*] Des pertes qui devraient être répercutées sur l'ensemble des contribuables.

En s'attaquant aux contribuables les plus fortunés, les Jeunes socialistes remettent en cause l'équilibre fiscal du pays : En 2008, les 2% les plus riches finançaient 41% des recettes fiscales [3]. Un chiffre qui serait monté à 47% en 2012 selon une étude de l'Université de Saint-Gall.

Cette étude, Effets de l'initiative 1:12 [ Pour lire l'étude en allemand, cliquer ici et pour le résumé en français, ici], menée sur mandat de l'Union suisse des arts et métiers (usam), estimait que l'initiative 1:12, en cas d'adoption, pouvait coûter 4 milliards de francs suisses au pays (soit près de 3,2 milliards d'euros) dont une baisse des cotisations à l'assurance vieillesse à hauteur de 2,5 milliards et un manque à gagner de 1,5 milliard sur l'impôt direct. Or, comme le rappelle l'étude, l'assurance vieillesse « est un mécanisme efficace de redistribution des richesses, car toute personne en Suisse cotise sans aucune limite au premier pilier, alors que le montant de la rente est plafonné. ». L'étude concluait assez sévèrement que « si les milieux politiques souhaitent une distribution plus équitable des revenus ou de la fortune, ce but sera plus facilement atteint via un ajustement du système fiscal et de transfert que par des ingérences dans la politique salariale dont les effets sont difficilement contrôlables. »

Dans le contexte d'une mobilité grandissante des entreprises, ce que craignait le Conseil fédéral suisse, est une fuite à l'étranger des salaires les plus élevés… et de leurs entreprises. Et cet affaiblissement du tissu économique de la Suisse aurait touché alors les petites et moyennes entreprises restées sur place, qui sont souvent les fournisseurs de grandes entreprises.

[1] Voir le détail par circonscription sur Le Temps.

[2] Voir le communiqué de presse.

[3] Voir l'étude, Économie suisse de 2011.