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Salaire des « patrons » : non à une loi

Et revoilà le serpent de mer de la rémunération des patrons, qui resurgit à propos du refus du conseil d’administration de Renault de tenir compte du vote des actionnaires dont la majorité s’est opposée à la rémunération de Carlos Ghosn. Actuellement soumis à la réglementation souple du code Afep-Medef pour ce qui concerne les sociétés cotées, ces rémunérations continuent d’émouvoir particulièrement dans la conjoncture que nous traversons. Un florilège de propositions sortent donc de terre, et nous expliquons pourquoi, autant nous approuverions le renforcement du contrôle des actionnaires pour qu’il devienne contraignant, autant nous nous opposons à la solution d’une limitation des rémunérations par la loi.

Vers un « say on pay » contraignant ?

C’est la proposition la plus « douce » que paraissent retenir le gouvernement ainsi que la majorité parlementaire, le député socialiste Sébastien Denaja ayant l’intention de déposer une proposition en ce sens, consistant à rendre contraignant le vote des actionnaires sur les rémunérations des dirigeants. Une réponse directe à la situation du président de Renault que nous venons d’évoquer.

La pratique du « say on pay » est, comme son nom l’indique d’origine anglo-saxonne. Elle est née en 2002 au Royaume-Uni, et a été suivie dans nombre de pays, dont les États-Unis en 2010. Longtemps contestée au titre de l’argument selon lequel elle aboutirait à priver les conseils d’administration d’une de leurs prérogatives essentielles consistant à choisir les dirigeants « exécutifs » des entreprises et donc à déterminer librement leur rémunération, elle s’est finalement imposée en raison des critiques adressées à l’objectivité de ces conseils et des comités de rémunération. Il est certain en effet que l’on peut constater une grande consanguinité dans les conseils et comités des grandes entreprises, menant à ce qu’on a appelé la politique des « barbichettes » : tu votes pour moi et je vote pour toi. Cette pratique est incontestablement très française, et on a pu le constater à propos des parachutes dorés dont l’importance a provoqué l’indignation générale il y a quelques années et conduit à réglementer la question en imposant le vote des actionnaires. Toutefois rien n’a été fait pour les rémunérations proprement dites versées au cours de l’exercice des fonctions.

Le « say on pay » recouvre toutefois plusieurs significations, de l’approbation d’une simple politique générale tous les trois ans, à un pouvoir de veto donné aux actionnaires sur les rémunérations individuelles comme en Suisse avec l’initiative Mindler, en passant par l’institution d’un vote seulement consultatif comme aux États-Unis avec le « Dodd-Franck act » de 2010 qui ne concerne que les sociétés cotées.

En France, la solution retenue a été celle d’une intégration dans le code Afep-Medef (version du 16 juin 2013) de cette obligation d’un vote simplement consultatif sur les rémunérations des dirigeants, qui ne s’impose là aussi qu’aux sociétés cotées. Précisons aussi qu’un projet de directive européenne entend imposer un vote triennal contraignant sur la politique des rémunérations, avec un vote annuel simplement consultatif… les États ayant la possibilité de n’imposer qu’un vote consultatif.

L’épisode Renault récent a incontestablement choqué. Il ne nous semblerait aucunement contestable que le code Afep-Medef, voire la loi, vienne rendre contraignant le vote des actionnaires sur les rémunérations des dirigeants, et renforcer ainsi le contrôle des actionnaires sur les décisions des conseils d’administration et des comités de rémunération dont nous avons souligné la trop grande consanguinité. C’est une évolution qui s’impose de plus en plus. Comme l’a souligné Bertrand Jacquillat au nom du Cercle des économistes dans une tribune publiée aux Echos[1], le « position paper » du fonds souverain de Norvège, qui gère environ 1.000 milliards de dollars d’actifs, et s’engage à exprimer publiquement son opinion sur la rémunérations des entreprises dans lesquelles il a investi, est symbolique de cette tendance et tout à fait bienvenue[2].

Faut-il réglementer par la loi le montant des rémunérations ?

La question est entièrement différente et nous sommes tout à fait opposés à une telle réglementation. Deux initiatives ont été prises à ce sujet : celle, parlementaire, de députés communistes dont la proposition de loi entend limiter autoritairement tous les salaires à un maximum de 20 fois le smic, et celle d’un groupe de 40 personnalités ayant publié dans Libération un appel proposant de limiter à 100 fois l’écart maximum permis entre les salaires dans une même entreprise.

Avec cette dernière pétition, nous nous trouvons en face d’un texte tout empreint d’opportunisme politico-moral marqué par la conjoncture. Ce sera un « motif de fierté nationale » que la France soit « le seul pays à inscrire dans la loi un tel plafond ». Avec cela tout est dit… Pourquoi d’ailleurs une limitation à 100 fois ? Parce que c’est un chiffre rond ? Et pourquoi pas 200, ou au contraire 50 ou même 20 fois comme le proposent les communistes ? Les auteurs montrent un grand bout de leur oreille lorsqu’ils terminent ainsi leur pétition : « On nous objectera que 100 Smic, c’est bien trop. On répondra que c’est un début et que si cette loi est votée, elle obligera la quasi-totalité des patrons du CAC 40 (et donc une très grande partie de leur comité exécutif) à baisser leur rémunération d’au moins 58 % ». Ainsi donc, après un « début » à 100 fois, à combien faudra-t-il s’attendre à descendre ? Les mêmes auteurs constatent d’ailleurs que les écarts de rémunérations atteignent 120 fois en France contre 200 fois aux États-Unis. Effectivement, une limitation à 100 fois ne fera que régler de façon démagogique un nombre extrêmement limité de cas (dont celui de Carlos Ghosn évidemment). Mais le ver sera dans le fruit de l’économie de marché et ne pourra qu’y grandir.

Assez étonnant, est le déni de l’existence d’un marché des très hauts dirigeants, qui selon la pétition, ne serait « corroboré par aucune étude économique sérieuse ni par la réalité concrète ». Rappelons simplement les avertissements répétés du président d’Axa, Henri de Castries, inquiet de voir la difficulté qu’il rencontre à attirer les cadres supérieurs en France… pourquoi ce qui est vrai de ces derniers ne le serait-il pas des grands « patrons ». Si la France est en effet trop petite pour qu’il y existe un marché de ces patrons, difficile de prétendre qu’un tel marché n’existe pas au niveau mondial – et qu’un Carlos Ghosn par exemple n’en serait pas un acteur. Toujours cette impossibilité de raisonner plus largement que de façon hexagonale. 

A qui s’appliquerait la limitation légale des rémunérations ? Qui sont les « patrons » dont on nous rebat les oreilles ? Seulement ceux du CAC 40, ceux des sociétés cotées, ceux de sociétés d’une certaine taille ? En moyenne les dirigeants des entreprises du CAC 40 ont touché 4,2 millions d'euros chacun en 2015, part fixe, variable, jetons de présence, actions et options incluses. En première place, Olivier Brandicourt de Sanofi touche ainsi 16,7 millions d'euros dont 12,3 millions d'options et d'actions. Autre exemple, Jean-Paul Agon de l'Oréal, a touché 9,1 millions d'euros dont 2,2 millions d'euros de part fixe (voir le classement total, en cliquant ici).

Et quid des rémunérations des 2,5 millions de non-salariés, professions libérales ou autres, qui échapperaient à toute réglementation ? Au nom de quoi faudrait-il isoler le cas des salariés, sinon parce que la transparence publique de leurs rémunérations les place sous le feu de l’actualité et des critiques syndicales ? Et ce, sans parler du cas souvent évoqué des artistes et des sportifs (dont comme chacun sait la carrière est si courte… et alors ?) : à titre d'exemple, le sportif français le mieux rémunéré en 2015 est le basketteur Tony Parker avec 19 millions d'euros, suivi du footballeur Karim Benzema pour 15 millions d'euros. Dans les clubs de foot français, le salaire le plus important est celui de du joueur Zlatan Ibrahimovic pour 16 millions d'euros brut en 2015. Dans le domaine de la culture, l'acteur Omar Sy est le mieux rémunéré de 2015 avec 1,8 million d'euros pour un film, suivi de Dany Boon, de Kev Adams et de Jean Dujardin avec 1,5 millon d'euros chacun. 

Enfin, isoler le cas des patrons n’a guère de signification, alors que dans nombre d’entreprises leurs cadres supérieurs sont mieux rémunérés qu’eux-mêmes, et ce sans supporter les risques que la propriété du capital fait subir à bien des patrons. Isoler alors le cas des seuls patrons mandataires des très grandes sociétés lorsqu’ils ne sont pas détenteurs de la majorité, ou d’une partie substantielle (laquelle ?) du capital ? La position du groupe communiste serait à ce sujet plus logique, puisque sa proposition vise tous les salariés sans distinction – mais seulement cependant les salariés. Mais la radicalité de cette proposition montre bien que nous changerions de régime pour rentrer dans un étatisme autoritaire dont l’Histoire n’a guère montré la pertinence et que le monde entier regarderait avec la curiosité éplorée réservée aux animaux exotiques parqués dans leur cage.

Une réserve cependant à la liberté que nous préconisons, et qui ne peut s’entendre qu’accompagnée par l’attitude de responsabilité que l’on doit exiger de ceux qui se prévalent de cette liberté. Lorsque les patrons en question sont propriétaires des entreprises, les risques qu’ils prennent sont une justification suffisante de leur rémunération, d’ailleurs souvent incluse dans  l’augmentation de valeur de leur capital, et non versée sous forme de salaire. Dans le cas contraire, c’est la précarité de la situation du mandataire révocable ad nutum qui justifie l’importance de la rémunération. Mais encore faut-il que cette précarité ne soit pas tournée par des avantages considérables consentis en dehors des salaires perçus durant l’exercice du mandat. Et nous retrouvons ici les débats bien connus sur les parachutes dorés, retraites chapeaux et autres « golden hello » qui viennent fausser cette prétendue précarité. Les récentes réformes de fiscalité que la France a connues sont venues en limiter l’usage. Le contrôle des actionnaires, comme celui du fonds souverain norvégien que nous avons évoqués, doit combler ce qui peut subsister d’abus dans le système. Et ce n’est pas à la loi aveugle de faire le travail, sauf à sortir d’un système économique qui jusqu’à plus ample informé est celui de la planète, et dont les inévitables abus ne sauraient justifier qu’on le jette à la poubelle de l’Histoire.


[1] Les Echos, 13 mai 2016

[2] « Une telle autorégulation par les grands acteurs des marchés, car d’autres fonds souverains s’engouffreront dans cette brèche, est sûrement plus efficace que tout autre forme de régulation, et ceci pour plusieurs raisons.

D’abord, les acteurs majeurs de l’investissement sur les marchés financiers offrent une vision mondiale dans leurs analyses par l’échantillon très large et très divers des vastes échantillons de sociétés dans lesquelles ils sont investis, alors que le législateur national a forcément une vision plus étroite du sujet.

Par ailleurs, ces fonds souverains et autres grands investisseurs disposent de la bonne boîte à outils pour bien calibrer les rémunérations des dirigeants et faire en sorte que celles-ci soient en ligne avec leurs performances.

Enfin, ces acteurs, qui sont les premiers concernés, sont aussi sensibles aux réactions et aux opinions publiques, car le vent est en train de tourner, mais de manière moins épidermique qu’une assemblée législative ».