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Pourquoi la France paye le chômage des frontaliers suisses ?

Avant 2009, la convention franco-suisse sur l'assurance chômage de 1978 organisait le remboursement par la Suisse de 90% des cotisations perçues sur les salaires des frontaliers français. En 2007, le montant des rétrocessions versées par la Suisse à la France s'élevait à 119 millions d'euros mais cette convention a pris fin en mai 2009 et depuis s'appliquent les règlements communautaires n° 1408/71 et n° 574/72 et notamment l'article 42 CE qui pose le principe de la coordination des régimes de Sécurité sociale des différents États membres afin de permettre au travailleur d'exercer son droit à la libre circulation. Depuis 2012, s'applique entre la France et la Suisse le règlement n°883/2004 qui précise que les indemnités chômage sont versées par le pays de résidence du demandeur, seuls les 3 premiers mois d'indemnisations peuvent être remboursés par le pays d'emploi. Encore faudrait-il que la France soit capable d'évaluer le montant des remboursements.

Un système peu avantageux pour les chômeurs frontaliers français… et suisses

On compte environ 138.000 frontaliers français travaillant en Suisse qui bénéficient à la fois de salaires plus élevés (75% en moyenne selon l'INSEE, un chiffre qui tombe à 30% en prenant en compte le niveau de vie des deux pays) et d'un marché du travail très peu touché par le chômage (3% en juillet 2013, soit 181.398 demandeurs d'emplois). Mais les frontaliers sont néanmoins l'une des tranches les plus touchées par le chômage, près de 15% de demandeurs d'emplois, dont les indemnités sont versées par le pays de résidence et ce, qu'importe leur nationalité.

La situation fait débat des deux côtés de la frontière puisqu'ainsi un Français ou un Suisse travaillant en Suisse mais résidant en France, cotise tous les mois, à taux très réduit (1%), auprès de la Sécurité sociale helvétique (dont les indemnités chômage s'élèvent de 70 à 80% de l'ancien salaire) mais perçoit ses indemnités de Pôle-emploi (c'est-à-dire entre 40,4 et 57,4% de l'ancien salaire). On comptait 4.500 demandeurs d'emplois frontaliers de nationalité française en 2011 et pour eux, la France aurait pu exiger le remboursement de 40 millions d'euros au minimum (soit l'équivalent de 3 mois d'indemnisations). S'il est plus difficile d'évaluer le nombre de demandeurs d'emploi suisses résidant en France, beaucoup ont profité d'un meilleur marché du logement en France pour s'y installer. Ces personnes, ayant toujours travaillé et cotisé en Suisse, ne peuvent pourtant pas bénéficier du système de Sécurité sociale de leur pays d'origine et tombent sous le régime français.

Une absence d'anticipation que la France paye cher

Les frontaliers français représentent plus de la moitié des travailleurs frontaliers en Suisse (53%) , une situation d'autant plus déséquilibrée que très peu de Suisses viennent travailler en France. Et comme le soulignait en février 2013 le quotidien suisse, Le Temps [1], « le droit européen laissait toutefois la porte ouverte à une négociation entre pays en cas de déséquilibre flagrant. Mais les autorités françaises de l'époque ont omis de se saisir de ce recours possible ». En effet, dès 2012, une recommandation européenne prévoit que l'État d'emploi rembourse la totalité du montant des indemnités les trois premiers mois (avec une possibilité d'extension à cinq mois de remboursement si le frontalier a travaillé plus de 12 mois en Suisse), seulement, du fait des difficultés de Pôle-emploi à évaluer la somme à rembourser, la Suisse ne verse plus aucun remboursement depuis 2010 ! De l'autre côté de la frontière, la secrétaire d'État à l'économie explique que « la France a déposé ses demandes de remboursements, [mais que] le montant à la charge de la Suisse n'est pour l'heure pas arrêté ». À noter également qu'en moyenne, un frontalier reste 11 mois au chômage, si bien que même avec un remboursement des 3 premiers mois, ce serait encore à la France de financer les 8 mois restants. À l'UNEDIC (l'Union nationale interprofessionnelle pour l'emploi dans l'industrie et le commerce) chargé de la gestion de l'assurance chômage, on estime que cette absence d'anticipation coûte chère à la France, entre 400 et 500 millions d'euros annuel, soit 10% du déficit de l'UNEDIC, ce qui en fait le deuxième régime dérogatoire le plus coûteux après les intermittents du spectacle.

D'autant plus que la France doit financer des indemnités 1,5 à 3 fois plus élevées que la moyenne française puisque calculées sur les salaires perçus en Suisse. Avec des indemnités aussi élevées, l'incitation à la reprise d'une activité se fait moins pressante et les frontaliers ont également une forte tendance à retourner travailler…en Suisse ! Comme l'explique Éric Le Jaouen, administrateur de l'UNEDIC Rhône-Alpes, les frontaliers sont une « main d'œuvre indemnisée par la France mais non disponible pour les entreprises françaises ». Une situation d'autant plus déséquilibrée que « dans le cas de certains métiers en tension (mécanique, infirmières…), explique le sénateur de Haute-Savoie, Jean-Claude Carle, la France subit une “double peine” [puisqu'] elle finance la formation de jeunes qui, une fois diplômés, sont aspirés par l'attractivité des salaires suisses. Mais dès que la situation économique est un peu moins favorable, ils sont licenciés… et c'est la France qui prend en charge le chômage. » [2].

Une situation qui ne peut pas perdurer… Pôle-Emploi doit être capable d'évaluer et de communiquer les statistiques basiques concernant le travail des frontaliers, notamment le nombre de frontaliers au chômage indemnisés et de demander les sommes équivalentes à la Suisse comme l'autorise déjà les règlements communautaires. En parallèle, les autorités françaises doivent renégocier soit au niveau européen, soit dans le cadre des relations bilatérales entre la République Française et la Confédération Helvétique sur les modalités de l'assurance chômage des frontaliers qui aujourd'hui se caractérise par un "tout bonus pour la Suisse".

La situation de l'assurance chômage des frontaliers rejoint celle, tout aussi problématique, de l'assurance maladie des frontaliers où le gouvernement envisage (depuis plusieurs années) de supprimer le droit d'option et le recours à une assurance privée, pourtant moins onéreuse pour les adhérents. Si aujourd'hui près de 84% des frontaliers ont fait le choix d'une assurance maladie privée, ils pourraient être, à partir du 31 mai 2014, dans l'obligation de souscrire à l'assurance maladie publique française. Cette mesure pourrait rapporter près de 400 millions d'euros à l'État français. Un chiffre que les autorités doivent certainement mettre en lien avec le propre déficit de l'UNEDIC Rhône-Alpes. Cette mesure serait pourtant un nouveau frein à la liberté de choix des français et il faut regretter que l'État semble plus disposer à imposer de nouvelles cotisations aux frontaliers alors qu'il a été depuis 2009 dans l'incapacité de négocier concrètement avec les autorités helvétiques et européennes sur les modalités de l'assurance chômage de ces mêmes frontaliers.

[1] Voir Le Temps, La France demande à la Suisse le remboursement de l'assurance chômage.

[2] Question orale sans débat n°0049S de M. Jean-Claude Carle (Haute-Savoie – UMP), Cotisations chômage des frontaliers travaillant en Suisse. 26/07/2012.