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Négociation sur les seuils sociaux : le piège

Voici plusieurs mois que la question des seuils sociaux a surgi dans les débats sur le dialogue social dans les entreprises. Le gouvernement et le chef de l'État se sont exprimés dans un sens qui laissait espérer que l'on allait prendre en considération les plaintes des entreprises concernant les effets fâcheux créés par le franchissement des seuils de salariés du point de vue de la désincitation à l'emploi et des charges supplémentaires imposées. En fait, le document d'orientation, par lequel le gouvernement fixe le cadre de la négociation qu'il impose aux partenaires sociaux, n'a pas manqué de décevoir sur ce point, de même que l'attitude des syndicats. En fin de compte, la négociation, censée se terminer avant 2015, risque d'aboutir à un résultat très faible concernant la simplification voulue par les entreprises et négatif pour les obligations exigées des TPE, avec en prime la discorde jetée entre les organisations patronales. A se demander si ces dernières ont raison de poursuivre dans le piège qu'est devenue, après d'autres, cette négociation.

Les seuils sociaux sont multiples en France, au niveau de 9,10,11, 25 et 50 salariés. Les plus importants sont situés au niveau de 11 salariés (élection des délégués du personnel) et surtout de 50 salariés (élection du comité d'entreprise, avec l'imposition de 35 obligations nouvelles). Le document d'orientation [1] gouvernemental fixe d'abord l'objectif d' « améliorer la représentation des salariés ». Il veut remédier à la situation dans laquelle les trois-quarts des entreprises de 11 à 20 salariés n'ont pas de représentant du personnel malgré le franchissement du seuil de 11, et que l'on veille « à assurer une représentation » des salariés dans les TPE. Il appelle par ailleurs, dans son inimitable sabir administratif, à ce que les dispositions relatives au dialogue social soient « simplifiées pour être rendues plus efficaces, afin de gagner en densité et en richesse du dialogue social ce qu'elles perdraient en formalisme ».

Après une réunion de négociation où les syndicats qualifièrent de « provocation » les propositions du Medef, ce dernier proposa dans son nouveau texte discuté le 21 novembre d'organiser le dialogue autour d'un organe unique, appelé conseil d'entreprise, comprenant en son sein une commission ayant les compétences du CHCT actuel, mais dont les compétences seraient limitées, pour les entreprises de 11 à 49 salariés, à celles des délégués du personnel actuels [2]. Aucune proposition n'a été faite concernant les entreprises de 2 à 10 salariés.

C'est incontestablement sur la question de la représentation des salariés dans les entreprises de 2 à 10 salariés d'une part, et de 11 à 49 salariés d'autre part, que la négociation se révèle un piège pour le Medef, qui ne dispose pas de mandat pour négocier au nom de la CGPME et de l'UNAF (artisans). Or le sujet, imposé par le gouvernement et tout à fait étranger, voire opposé à celui de la simplification des obligations, provoque évidemment un blocage de la part de ces deux organisations. Blocage dont on ne sait pas s'il sera levé avant la prochaine réunion, fixée au 11 décembre prochain. À ce stade de la discussion, il est utile de se demander en quoi l'ambition du gouvernement d'amplifier la représentation des salariés et son rôle peut être justifiée. – sachant que déjà l'ANI de janvier 2013 en a renforcé les règles : nouvelle consultation obligatoire sur les orientations stratégiques de l'entreprise, base de données économiques et sociales à partir de 50 salariés à disposition permanente des représentants, entrée de ces derniers aux conseils d'administration.

Rien de mieux pour ce faire que d'examiner ce que les pays autour de nous ont décidé. Voici un tableau, nécessairement très simplifié, des règles applicables aux douze pays les plus proches [3].

PaysIRPSeuil (salariés)InitiativeCompositionCommentaire
AllemagneBetriebsrat5SalariésSalariésGrève interdite Dans les faits : 1% des moins de 11 salariés
AutricheBetriebsrat5SalariésSalariés-
BelgiqueConseil d'Entreprise100Entreprise-Pas de particip. à gestion
 Comité santé50Entreprise--
DanemarkComité coop.35SalariésSyndicats-
EspagneD.P11Entreprise-Pas de particip. à gestion
 C.E50Entreprise--
France (actuel)D.P11Entreprise--
 C.E+CHCT50Entreprise--
Pays-BasD.P10SalariésSalariésPouvoirs de codécision
 C.E10-50EntrepriseSalariés-
Irlande*-----
ItalieR.S.U15FacultatifSyndicats-
LuxembourgD.P15EntrepriseSalariés-
 Comité mixte150Entreprise--
NorvègeC.E100-Salariés-
Portugal*-----
Royaume-UniShop stewards---Hygiène et sécurité seulement
SuèdeCHSCT50---

* En Irlande et au Portugal, pas d'instance de représentation

Note de lecture :

  • En Allemagne, parce que sa création dépend de la demande des salariés, le Betriebsrat n'existe pratiquement pas (1%) dans les entreprises entre 5 et 10 salariés. Il existe dans les deux-tiers de celles entre 11 et 50 salariés (source : Sénat). Globalement, selon d'autres sources, 11 millions de salariés sont représentés dans ce cadre. En ce qui concerne la cogestion, l'Allemagne est le seul pays à disposer à la fois d'institutions ayant des pouvoirs de codécision (limités aux affaires dites sociales), et de représentation au niveau de la direction des entreprises, mais dans ce dernier cas uniquement dans celles de plus de 500 salariés. Les syndicats sont absents dans ces organes.
  • Aux Pays-Bas, les comités d'entreprise, uniquement composés de salariés, disposent de pouvoirs de codécision pour les affaires sociales, mais seulement au-delà de 50 salariés. En revanche il n'existe aucune représentation dans les organes de direction. Inversement, la loi suédoise ne prévoit que la représentation des salariés dans les organes de direction par les sections syndicales, et ce au-delà de 25 salariés.
  • Au Royaume-Uni, les salariés ne sont représentés que pour les questions relevant du domaine de l'hygiène et de la sécurité (les « shop stewards »). Ils ne le sont pas du tout en Irlande.
  • Dans les pays nordiques (Danemark, Norvège, Suède, Finlande, Islande), le niveau de syndicalisation est généralement très important. Il est donc normal que la représentation syndicale y assure la plus grande partie de celle des salariés.

Des nouvelles et lourdes obligations pour les entreprises, sans équivalent dans les autres pays.

Voici de nouveau le mal français qui se manifeste à propos du dialogue social. On attendait des simplifications, c'est tout le contraire qui va se produire. Dans aucun des pays qui nous entourent n'existe un arsenal de dispositions contraignantes comparable à celui qui se profile à l'horizon de quelques mois – le temps pour les partenaires sociaux de parvenir à un accord forcé, ou pour le gouvernement de concocter une nouvelle loi si cet accord n'intervient pas.

En effet, ce que le gouvernement ambitionne, après les innovations de l'ANI de 2013 que nous avons signalées, c'est d'assurer la représentation obligatoire des salariés dans toutes les entreprises, ainsi que d'élargir la communication des informations et leurs pouvoirs, et particulièrement ceux des syndicats, dans les entreprises.

Or, si nous prenons l'exemple de l'Allemagne (et de l'Autriche), le Betriebsrat, théoriquement existant dans les entreprises de plus de 5 salariés, n'est pas obligatoire puisqu'il nécessite une demande expresse des salariés, et que de fait seulement 1% des entreprises entre 5 et 11 salariés en disposent. Par ailleurs, les membres sont normalement désignés par les seuls salariés et ne sont pris que parmi eux. La compétence du Betriebsrat est limitée aux questions sociales, et ce n'est qu'à partir de 100 salariés qu'un comité économique n'est constitué en son sein. Enfin, la représentation dans les organes de direction n'existe qu'à partir de 500 salariés.

Aucun autre pays ne prévoit de représentation en-dessous de 11 salariés – en France elle serait obligatoire. Aux Pays-Bas les pouvoirs de codécision ne sont accordés qu'à partir de 50 salariés, seuls les salariés sont membres du comité d'entreprise, et la représentation à partir de 10 salariés est comme en Allemagne facultative et à la seule demande des salariés. Rien n'existe au Royaume-Uni (sauf en matière d'hygiène et sécurité) et en Irlande, et pourtant le dialogue social n'y fait pas problème et ne mobilise pas l'action du gouvernement ! Dans les pays nordiques enfin, les syndicats ont un rôle très important, mais c'est parce qu'ils sont très représentés dans les entreprises : en France le taux de syndicalisation est autour de 8% dans les entreprises privées, et ce malgré un monopole de désignation au premier tour des élections, monopole qui ne se justifie pas et contre lequel s'élève bon nombre de PME. Il serait très préférable que, à l'instar de l'Allemagne, la France prévoie des institutions composées de seuls salariés désignés par ces derniers, plutôt que de conforter le rôle accordé à des syndicats dont l'audience ne le justifie pas, surtout dans les PME, sans même parler des TPE… et dont l'attitude systématiquement conflictuelle, à la différence de l'Allemagne cette fois, est un boulet pour les entreprises.

Les organisations patronales doivent-elles changer de réponse ?

La CGPME est descendue dans la rue cette semaine, sans évoquer encore cette question des seuils sociaux qui va probablement tourner au cauchemar pour les PME. Une fois de plus, voici les organisations patronales prises au piège de négociations imposées sur des bases qu'elles réfutent. Récemment, François Rebsamen n'a pas manqué, à propos de l'interdiction des contrats à temps partiel de moins de 24 heures, de souligner qu'il est trop tard pour s'élever contre cette mesure, que ces organisations ont acceptée dans le cadre de l'ANI de 2013 (évidemment sous la contrainte du document d'orientation de l'époque). Les mêmes organisations ne doivent-elles pas sérieusement réviser leur attitude à l'égard de ces négociations qui paraissent les faire retomber régulièrement dans des pièges tendus par le gouvernement, en contrepartie d'avantages qui se révèlent bien minces in fine ?

[1] Intitulé « négociation nationale interprofessionnelle relative à la qualité et à l'efficacité du dialogue social dans les entreprises et à l'amélioration de la représentation des salariés ».

[2] La note du Medef, complexe, comprend certaines propositions pour tenter de simplifier les obligations de l'employeur, propositions que nous ne traitons pas dans le cadre limité de cet article, et dont on ignore encore le sort que les syndicats (ceux qui veulent bien négocier…) leur réserveront.

[3] Sources : Sénat et actuel-ce.