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Michelin : la bonne approche du gouvernement reste à confirmer

730 suppressions de postes à l'usine Michelin de Joué lès Tours, c'est évidemment un risque de drames humains et de difficultés financières pour la commune [1]. Mais c'est aussi une nécessité économique pour le groupe Michelin, redevenu numéro 1 mondial du pneu. Deux impératifs à concilier. C'est pourquoi il faut approuver le gouvernement de ne pas condamner le groupe, et particulièrement Michel Sapin car ce dernier a eu le courage de balayer d'un revers de main l'accusation de laisser faire un « licenciement boursier » en affirmant que " l'objectif, (que poursuit Michelin) ce n'est pas de faire monter la bourse, l'objectif c'est de faire en sorte que cette entreprise soit dans cinq ans ou dix ans une entreprise toujours en activité". Mais cela ne règle pas le problème juridique du licenciement collectif provenant du droit de contrôle quasiment sans limite des décisions de l'employeur.

Nous n'avons pas ici l'ambition de justifier économiquement la décision de Michelin. Nous nous en remettons aux analyses des spécialistes et aux explications données par le patron de Michelin, Jean-Dominique Senard, lesquelles ne sont à vrai dire mises en doute par personne. L'industrie en général, comme l'exprime ce dernier, ne pourra jamais survivre sans s'adapter, et en l'occurrence les productions de l'usine de Joué lès Tours, spécialisée dans le pneu pour poids lourds et qui tourne maintenant à 60% de ses capacités, soit en-dessous de son point mort, doivent être réunies avec celles d'une autre usine : ce sera, si tout se passe comme prévu, La Roche-sur-Yon, dont les capacités doubleront presque.

Le diagnostic étant posé sans conteste, il est nécessaire de prendre les mesures permettant d'en minimiser les conséquences. Michelin a bâti son plan de façon à contenir les critiques, en évitant les licenciements secs, en prévoyant un mécanisme de fin de carrière pour environ un tiers du personnel, en proposant pour chacun des 480 salariés concernés le choix entre deux autres postes, en prévoyant d'investir 800 millions d'euros et en affirmant haut et fort sa volonté de ne pas délocaliser. Difficile de faire mieux. Sous la réserve, bien entendu, du respect de ces promesses, le gouvernement approuve la décision, et à notre tour nous approuvons le gouvernement.

Les conclusions à tirer

Tout d'abord, l'enterrement de la notion de licenciement boursier. A vrai dire, ce n'est pas nouveau et le gouvernement, appuyé notamment par la CFDT qui relève l'inanité de la notion, s'est récemment opposé aux tentatives menées par le Front de gauche pour modifier la loi sur les licenciements collectifs.

Mais c'est la première fois à notre connaissance qu'un membre de l'actuel gouvernement s'exprime par une formule aussi heureuse : l'objectif de Michelin, même si cela peut en être le résultat, n'est pas de faire monter les cours de bourse, mais d'agir avec une vue à moyen et long terme. Et il n'y a pas contradiction, au contraire ! Il faut en finir une fois pour toutes avec cette sottise si souvent rabâchée que la Bourse aurait une vision myope des entreprises. Les entreprises qui voient leur cours monter sont celles dont les projets d'avenir auront obtenu la confiance des analystes, et pas celles qui distribuent les dividendes des années passées. Les exemples foisonnent. Une bonne vision à long terme rendra donc l'entreprise pérenne, et par voie de conséquence fera monter les cours, sans que cette montée des cours soit un « objectif » en soi, parce que celui-ci ne serait pas atteint en l'absence précisément de cette vision à long terme.

Et surtout, avoir pour l'employeur la faculté souveraine de déterminer sa stratégie.

Tous les gouvernements se cassent la tête en face de la rédaction de l'article 1233-3 du code du travail et de l'interprétation qu'en donnent les tribunaux. Cet article définit la cause réelle et sérieuse du licenciement économique, qui suppose l'existence de difficultés économiques ou, critère ajouté par la jurisprudence, de la nécessité de sauvegarder la compétitivité de l'entreprise. Mais en fait les tribunaux non seulement placent le critère au niveau mondial de la branche d'activité de l'entreprise, ce qui exclut de prendre en considération les difficultés d'un site en particulier si les autres sites ne connaissent pas ces difficultés, mais exigent de plus qu'il y ait menace sur la survie de l'entreprise. C'est ainsi par exemple que le tribunal administratif d'Amiens, dans l'affaire Continental, a refusé le 14 février dernier de reconnaître l'existence d'une cause réelle et sérieuse faute de « menace réelle et durable », même s'il y avait forte chute des ventes et alors que le ministère public (dépendant du gouvernement actuel) avait conclu à la nécessité de fermer l'usine jugée la moins compétitive.

Au regard de cette jurisprudence, Michelin ne pourrait pas fermer l'usine de Joué lès Tours en procédant à des licenciements, et c'est la raison pour laquelle le gouvernement, par la voix de Michel Sapin, met comme condition à son approbation qu'aucun licenciement n'ait lieu. En effet, Michelin réalise d'importants profits dans sa branche d'activité au niveau mondial, et ne peut faire état d'une menace essentielle, qui soit réelle et durable, sur la compétitivité globale de la branche.

On voit bien cependant que le gouvernement n'a pas la même vue que les tribunaux sur ce qu'il faut entendre par sauvegarde de la compétitivité. En évoquant la vision de l'activité à cinq ou dix ans, il va évidemment beaucoup plus loin que ce qui pourrait justifier une décision de fermeture selon les critères jurisprudentiels qui exigent une « menace réelle et durable » objectivement démontrable. D'autre part, le gouvernement, en justifiant de fermer l'usine « la moins compétitive », s'écarte manifestement de la prise en considération de la branche globale d'activité au niveau mondial, comme il l'avait déjà fait dans l'affaire Continental rappelée ci-dessus, avant de voir ses conclusions désavouées par le Tribunal.

Michelin, parce qu'elle est heureusement implantée mondialement où elle réalise des profits importants, et que le groupe est français et entend le rester, a (encore) la possibilité de prévoir des mesures excluant un plan social. Il n'en reste pas moins que le groupe est amené à sacrifier jusqu'à un certain point la compétitivité de ses usines françaises, et que les risques qu'il prend évoquent le cas de PSA, qui se voit contraint de prendre en urgence des mesures d'autant plus douloureuses qu'elles sont tardives et que ses dirigeants n'ont pas agi dans le cadre d'une vision « à cinq ou dix ans » pour reprendre les terme utilisés par Michel Sapin. Certes Michelin n'est pas dans la même situation et entend réagir à temps, au moins dans le cas de l'usine Joué lès Tours, mais les analystes ne se font pas faute de souligner les problèmes de compétitivité française du groupe, qui le placent en position défavorable de concurrence, notamment vis-à-vis de…Continental [2].

Il est donc urgent d'agir pour Michelin. Voir dans ce contexte que les critères des tribunaux écarteraient la possibilité qu'une restructuration de ses sites français repose sur une cause jugée réelle et sérieuse résume le mal français sur le sujet. Alors, même si une telle demande est politiquement très difficile à satisfaire, la loi devrait être modifiée.

Comment modifier la loi ?

Il faut être clair : à partir du moment où l'on donne au juge le droit d'apprécier la décision de réorganisation prise par l'employeur (dans la mesure où elle est la cause d'un plan social), on prive ce dernier de son rôle fondamental, qui est de déterminer sous son unique responsabilité la stratégie qu'il entend mener. Autrement dit, lorsque la loi se mêle de qualifier ce qu'il faut entendre par motif valable de la réorganisation, ce qu'elle fait en évoquant les difficultés économiques ou, comme le permet la jurisprudence, la sauvegarde de la compétitivité, le juge se substitue nécessairement à l'employeur. Et il ne sert à rien de vouloir apporter des correctifs à la loi sur cette qualification, car on rentre alors dans une infernale casuistique (voir encadré).

[( Vouloir que la loi encadre le droit de réorganisation de l'employeur n'a pas de sens.

Même largement entendue, la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise n'est pas un critère valable. Un employeur peut par exemple vouloir réorienter l'entreprise et fermer une activité simplement parce qu'il estime que son avenir est bouché, et la remplacer par une nouvelle activité qui lui semble prometteuse. Il fait alors un pari qui à long terme se révélera ou non gagnant, mais dont il ne pourra jamais prouver à un juge la justesse au moment où il prend sa décision. L'employeur ne « sauvegarde » rien à proprement parler, il agit selon la vision prospective qu'il a, parce que la loi de l'entreprise est de s'adapter en permanence et avec un ou plusieurs temps d'avance (gouverner c'est prévoir). La loi actuelle nie complètement cette obligation d'adaptation et de prévision en imposant une vision statique de la gouvernance d'entreprise.)]

C'est dans cette logique qu'aucun pays autre que la France ne donne au juge des droits aussi exorbitants portant sur le contrôle du motif des réorganisations décidées par l'employeur. Cela se traduit au niveau de la législation européenne (voir encadré).

[( La Directive européenne 98/59.

Dans le cadre de sa compétence relative à l'harmonisation des législations, le Conseil de l'Union Européenne a posé certaines règles dans sa Directive 98/59 du 20 Juillet 2008 « concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux licenciements collectifs ». Or l'objet de cette Directive est uniquement de réglementer les obligations d'information et de consultation des partenaires sociaux ainsi que la procédure à suivre. Les licenciements collectifs y sont simplement définis comme ceux effectués par un employeur pour « un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne des travailleurs » mais à aucun moment la Directive ne fait une allusion quelconque au contrôle de ces motifs, sauf pour exiger que ces motifs soient notifiés aux partenaires sociaux.)]

Au niveau des pays autres que la France, le juge n'exerce qu'un contrôle léger, c'est-à-dire sur l'existence du motif invoqué, mais sans jamais s'arroger le droit de vérifier comme en France si ce motif respecte des critères préétablis : la décision stratégique de l'employeur ne peut jamais être remise en cause.

Si l'on se bornait à être en conformité avec la Directive européenne, l'article 1233-3 du code du travail français se limiterait donc à ces mots (le texte barré correspond à celui de la loi actuelle) : « Constitue un licenciement pour motif économique le licenciement effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié. résultant d'une suppression ou transformation d'emploi ou d'une modification, refusée par le salarié, d'un élément essentiel du contrat de travail, consécutive notamment à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques. ».

Cette modification serait la seule possible pour éviter de tomber dans le piège de la casuistique que nous avons dénoncée. Elle représenterait au moins un premier pas important, même s'il resterait insuffisant [3]. Que le gouvernement aille au bout de ses pensées, telles que Michel Sapin est censé les exprimer !

[1] Risque à relativiser néanmoins : Joué lès Tours est une commune de 36.000 habitants où de très nombreux groupes industriels sont aussi implantés. C'est d'autre part la banlieue sud de la grande et prospère ville de Tours, 138.000 habitants et plus grande aire urbaine de la région Centre avec 477.000 habitants.

[2] Maxime Amiot, « Michelin et le casse-tête de la compétitivité française », in Les Echos du 11 juin. Le journaliste y évoque les dépenses de personnel du groupe, dont 25% (et 31% des charges sociales) sont concentrées en France pour seulement 18% des effectifs, ainsi que l'insuffisance de productivité de ses sites, celui de Joué lès Tours étant le moins performant d'Europe.

[3] Nous n'avons traité ici que du licenciement économique, laissant de côté le licenciement pour motif personnel. D'autre part et dans tous les cas de licenciement, l'exigence que la cause soit « réelle et sérieuse » permet au juge de contrôler le motif, et la seule modification de l'article 1233-3 risquerait de n'être qu'un coup d'épée dans l'eau… mais ceci nous entraînerait trop loin dans des discussions juridiques.