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Licenciements : le problème de la « cause réelle et sérieuse », encore et toujours

Embrouilles et confusions autour du retour sur le tapis du fameux contrat unique, que Manuel Valls n'a cependant fait que très vaguement évoquer comme une piste de réflexion. Interrogé par le journal l'Opinion, Pierre Gattaz répond à juste titre qu'il faut commencer par « sécuriser le CDI », si celui-ci doit devenir l'unique forme de contrat de travail, pour que l'employeur sache à quoi il s'engage quand il embauche et qu'on évite des procédures longues, coûteuses et incertaines dont la crainte entre pour beaucoup, de toute évidence, dans la frilosité des patrons à l'égard des embauches. Le nœud du problème se situe, non pas tant dans les dispositions de la convention 158, mais dans la jurisprudence redoutable et purement nationale de nos tribunaux français. Mais là, on rentre dans un tabou qu'il serait urgent d'écarter.

Le contrat unique ?

Il faut comprendre par cette expression trompeuse (il n'est pas question en tout état de cause qu'il n'y ait qu'une seule forme de contrat de travail, et le retour au principe de liberté contractuelle serait bien préférable) qu'il faudrait mettre un terme à la dualité des contrats, CDD et CDI, les uns précaires par définition et les autres protecteurs jusqu'à la caricature. Parce que les seconds existent, les premiers représentent une soupape indispensable, au point que 80% au moins des nouveaux contrats sont actuellement des CDD. Dualité des contrats, dualité des salariés, les bien et les mal traités, bref tout le monde est d'accord pour penser qu'il faut remédier à la situation, mais personne ne s'accorde sur la solution. Tirer le CDD vers le CDI détruirait la soupape, faire l'inverse précariserait le CDI. Au jeu du tire à la corde les deux partis s'épuisent sans résultat. Pierre Gattaz ne fait qu'attirer les regards sur la question et exprimer son refus de tenir le mauvais bout de la corde. Les politiques feraient bien mieux de reconnaître la réalité du problème et de s'atteler à sa solution.

La Convention 158 de l'OIT

Son article 4 dispose que « un travailleur ne devra pas être licencié sans qu'il existe un motif valable de licenciement lié à l'aptitude ou à la conduite du travailleur ou fondé sur les nécessités du fonctionnement de l'entreprise, de l'établissement ou du service ». Dire qu'un salarié a le droit de savoir pourquoi il est licencié et de demander aux tribunaux de contrôler la validité du motif et l'absence d'abus n'a rien d'extraordinaire. C'est d'ailleurs la loi de tous les contrats, sauf ceux spécifiquement qualifiés de terminables « ad nutum » (comme ceux des mandataires sociaux dont la rupture peut être immédiate et sans motif invoqué). On remarquera d'ailleurs que sur 55 pays analysés par l'OIT, dont une forte majorité n'a pas signé la Convention 158, seuls quatre d'entre eux (Autriche (sauf faute grave), Etats-Unis, Géorgie et Zambie) n'exigent pas que l'employeur motive le licenciement [1].

Quant aux trois causes invoquées, l'inaptitude, la faute et les nécessités de l'entreprise, il s'agit bien là sans restriction de la totalité des causes de rupture imaginables.

Les exigences de la Convention 158 sont par ailleurs minimales. Selon son article 9.3, «  en cas de licenciement motivé par les nécessités du fonctionnement de l'entreprise, de l'établissement ou du service, les organismes mentionnés à l'article 8 de la présente convention [les tribunaux, NDLR] devront être habilités à déterminer si le licenciement est intervenu véritablement pour ces motifs, étant entendu que l'étendue de leurs pouvoirs éventuels pour décider si ces motifs sont suffisants pour justifier ce licenciement sera définie par les méthodes d'application mentionnées à l'article 1 de la présente convention ». Autrement dit, la convention exige seulement que les tribunaux puissent vérifier la véracité du motif invoqué, et non avoir le pouvoir d'apprécier la suffisance des motifs. Or c'est sur cette dernière appréciation que se pose le problème en France.

Le pouvoir exorbitant des tribunaux français

Ce ne sont ni les conventions internationales, ni même la loi française, qui posent problème. La loi interne se borne en effet à exiger l'existence d'une « cause réelle et sérieuse » au licenciement, sans préciser ce qu'il faut entendre par là [2]. Mais la jurisprudence dégagée par les Cours d'appel et surtout la chambre sociale de la Cour de cassation, en donnant au juge du fond la faculté de se substituer à l'employeur pour décider de la suffisance du motif, a réduit à très peu de chose la règle, pourtant admise en théorie, de « l'employeur seul juge » de sa décision.

Deux exemples, mieux que tout discours, pour faire comprendre le problème

Le premier est une jurisprudence de la Cour d'appel de Paris, juridiction phare s'il en est…Un garagiste situé sur le boulevard périphérique sud parisien exploite en même temps une pompe à essence. Les travaux du tramway le contraignent à fermer définitivement cette pompe, et à licencier le pompiste, dont le service de la pompe était la seule activité. Le pompiste attaque la décision de licenciement aux Prud'hommes, juridiction qui ne peut que reconnaître l'existence d'une cause réelle et sérieuse. La Cour d'appel réforme la décision au motif que le garagiste devait former le pompiste pour lui permettre d'assurer une fonction de mécanicien dans son garage, pour laquelle il était radicalement incompétent (il faut un minimum de 3 ans pour former un bon mécanicien automobile). Cette affaire démontre que les magistrats de la Cour de Paris sont capables de tordre les dispositions sur le devoir de formation des employeurs au point d'enlever toute signification à l'inaptitude comme cause réelle et sérieuse de licenciement.

Deuxième exemple, tiré cette fois d'un cas anglais. Un employeur est confronté à une situation embarrassante de vol commis dans l'entreprise, et à la nécessité de prendre une décision rapide alors que tout accuse un employé. Ce dernier est licencié, mais il s'avère ultérieurement que sa responsabilité a été engagée à tort. Le juge retient que la décision de l'employeur était justifiée dans les circonstances dans lesquelles elle était intervenue, compte tenu des présomptions existantes, en raison de l'impératif supérieur que représentait le maintien de la paix dans l'entreprise. Cette décision, impensable en France où l'on juge de façon abstraite et a posteriori s'il y a eu faute de l'employé, a le mérite de faire comprendre qu'au Royaume-Uni on juge si dans les circonstances où la décision a été prise, celle-ci était ou non justifiée : on juge donc la décision et non pas l'existence éventuelle de la faute, dans un raisonnement où une balance égale est tenue entre l'intérêt de l'entreprise et celui du salarié. Le Royaume-Uni n'a pas ratifié la Convention 158 de l'OIT, mais cette décision n'aurait pas été incompatible avec ce que cette convention prévoit, à savoir l'exigence de motivation du licenciement et le droit pour le juge d'assurer le contrôle de justification par l'employeur. De façon générale en France, il est rare que la conduite, même coupable, d'un employé puisse justifier un licenciement devant les juges professionnels d'appel et de cassation. Toute latitude est en effet laissée au juge du fond pour apprécier par exemple si les injures proférées par un salarié à l'égard de son employeur sont suffisantes pour rendre « impossible » le maintien du salarié dans son emploi.

Concernant enfin les cas de licenciement économique, nous avons amplement traité du sujet dans ces colonnes [3] et démontré que toute liberté de décision est de fait retirée à l'employeur, particulièrement à celui qui dispose de plusieurs unités de production réparties dans le monde. En effet, vouloir conserver la rentabilité d'un site n'est pas considéré comme une cause réelle et sérieuse de réorganisation si le sort de l'entreprise dans sa globalité n'est pas menacé. Cette prise de position, qui est l'œuvre entière de la chambre sociale de la Cour de cassation dans sa libre interprétation de la loi, est probablement unique dans le monde [4].

Que conclure sinon qu'il faut s'atteler à la réforme de la cause réelle et sérieuse ? Préconiser d'abandonner la nécessité de motiver un licenciement serait basculer vers une solution qui n'a quasiment cours dans aucun pays, ce qu'on imagine pas en France. Résilier la Convention 158 ne nous apporterait pas de solution et n'est pas non plus nécessaire, car il suffit de l'appliquer a minima, c'est à dire en restreignant le pouvoir du juge à la vérification de la véracité du motif invoqué par l'employeur, et en redonnant vie effective au principe de "l'employeur seul juge". Ceci implique donc de modifier la loi pour limiter ainsi le pouvoir du juge, et d'autre part pour redéfinir de façon moins restrictive la cause réelle et sérieuse en matière de licenciement économique. Cela serait suffisant pour permettre à la France de rentrer dans le concert des nations.

Ce n'est pas sous la majorité actuelle que cette réforme sera possible. Mais ce devrait être une des priorités d'une éventuelle majorité différente qui se dessinerait en 2017. Il faudra du courage. Jusqu'à présent on n'a pas entendu parler du sujet dans les encore très vagues programmes de l'opposition. Le meilleur reste-t-il à venir ?

[1] On croit d'ailleurs comprendre que Pierre Gattaz n'évoque pas la possibilité de licencier sans motif, mais seulement de prédéterminer les conséquences financières d'un licenciement quelle qu'en soit la cause, ce qui n'est évidemment pas la même chose)

[2] Sauf en matière de licenciement économique, où la loi exige l'existence de « difficultés », ce qui est trop restrictif, comme l'ont d'ailleurs sans cesse souligné les célèbres économistes auteurs du rapport préconisant l'institution du contrat unique, Francis Krammarz et Pierre Cahuc. Ce qui démontre bien que rien d'utile ne peut être fait aussi longtemps que la réforme de la cause réelle et sérieuse ne sera pas intervenue.

[3] Voir Et au fait, que sont devenus Goodyear Amiens et Maurice Taylor ?, La flexibilité, ce n'est pas encore ça !, Censure de la loi Florange : redéfinir le licenciement économique !, etc…

[4] Elle n'est pas pour rien dans l'incompréhension dont font preuve les investisseurs étrangers en France, et la désaffection dont notre pays souffre de plus en plus.

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