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Les dividendes et les actionnaires dans le collimateur

Le projet socialiste prévoit de moduler l'impôt sur les sociétés en fonction de l'utilisation faite par les entreprises des profits qu'elles dégagent : 23% si elles ne distribuent pas de dividendes à leurs actionnaires, 40% dans le cas contraire. Cette mesure est présentée comme une incitation pour les entreprises à investir : comme on va le voir, elle n'est que le produit d'une opposition de principe aux entreprises et au capitalisme sur lequel ces dernières reposent, et aboutirait à l'effet inverse de celui souhaité.

Les chiffres macroéconomiques

En 2007 selon le rapport Cotis de l'INSEE sur la répartition de la valeur ajoutée, la totalité des dividendes distribués par les sociétés françaises non financières (SNF) à leurs actionnaires tant français qu'étrangers ont atteint le chiffre de 48,6 milliards d'euros. La part des dividendes dans la valeur ajoutée (VA) de ces entreprises (957 milliards) est donc globalement de 5%, mais avec des situations extrêmement variables. On relève particulièrement que seulement 16,4% des PME ont déclaré des dividendes en 2007, contre 40% environ pour les ETI et grandes entreprises.

Par comparaison, la part des salaires, participation et intéressement compris, dans la VA, est de façon constante depuis plus de 20 ans, d'environ 67%. Mais là aussi les variations sont considérables : pour la moitié des PME, le ratio salaires/VA excède 73%, et même 100% pour une PME sur 10. Quant à la participation et à l'intéressement, ils ont atteint dans les entreprises de 10 salariés ou plus 15 milliards en 2006, soit 1,5% de la VA totale des sociétés financières et non financières, ou encore environ 7% des profits bruts.

1. Les entreprises ne peuvent vivre que sur la base d'une alliance entre le capital et le travail, et d'un équilibre à rechercher en permanence entre ces deux pôles. Pour investir, elles ont besoin de fonds, qu'elles peuvent trouver soit par l'emprunt soit par le capital. La seule différence entre ces deux sources réside dans la forme que prend la rémunération des fonds : intérêt fixe payé au créancier dans un cas, dividendes aléatoires et subordonnés à la présence de profits dans l'autre. Pénaliser la distribution de dividendes est aussi injustifié et anti-économique que le serait le refus du paiement d'intérêts sur les emprunts.

Depuis plusieurs décennies on observe (voir le rapport Cotis de l'INSEE sur la répartition de la valeur ajoutée) que le rapport du total des fonds propres (dettes+capital) dans la valeur ajoutée ou l'EBE des entreprises est identique (environ 10% de la VA, sauf une période de faiblesse de 1995 à 2002). Au début de la période les intérêts versés étaient beaucoup plus importants, maintenant les entreprises se sont désendettées et la part des dividendes a corrélativement beaucoup augmenté. Le rapport Cotis indique clairement comme raison principale de ce changement le fait que le capital des actionnaires a pris la place de l'emprunt, et qu'il est donc justifié que plus de capital signifie plus de dividendes. Le désendettement des entreprises est évidemment une bonne chose, notamment pour les salariés mieux protégés en cas de crise [1].

2. Les socialistes n'ignorent évidemment pas ces vérités premières que l'on a presque honte de rappeler. Mais ils veulent seulement donner des gages à leur aile gauche farouchement anti-capitaliste. Ce faisant ils demeurent dans leur habituelle contradiction et la mesure qu'ils proposent va en réalité à l'encontre de l'objectif qu'ils affichent.

D'abord parce que c'est aux entreprises qu'il faut laisser le choix de décider quelle politique d'équilibre entre investissement, mise en réserve de profits ou encore distribution de dividendes est la meilleure chaque année, notamment en fonction des opportunités qui se présentent. Les dirigeants, qui défendent par principe les intérêts de la société, sont par conséquent les seuls compétents pour prendre cette décision, et on ferait beaucoup mieux de se poser la question de savoir pourquoi les entreprises n'investissent pas autant qu'on le voudrait, et d'admettre que si elles ne le font pas, c'est qu'elles n'en n'ont pas l'opportunité ou la justification économique. Si l'État doit intervenir, c'est à ce dernier niveau, afin de créer si possible l'environnement le plus favorable pour l'investissement (ce qui peut signifier notamment de mettre en œuvre souplesse et flexibilité dans le droit du travail…), et non pas pour contraindre à investir par principe quelles que soient les circonstances.

Ensuite parce que, autre évidence, les entreprises ne sont pas toutes, ni dans les mêmes conditions conjoncturelles, ni par structure avec les mêmes besoins d'investissement : dans le secteur tertiaire en particulier, que signifie investir ? Si on pénalise la distribution de dividendes, ces entreprises du secteur tertiaire iront réaliser des opérations financières d'achat d'autres entreprises à l'étranger dans lesquelles elles localiseront leurs profits… premier effet pervers !

3. Mais il y a des effets pervers beaucoup plus directs. Tout le monde reconnaît que l'emploi est le problème essentiel de la France, et que c'est le tissu des PME (moins de 250 salariés, soit 99% des entreprises françaises et plus des deux-tiers de l'emploi en France) qui assure cet emploi et que leur développement requiert précisément des fonds propres. Or, le rapport Cotis nous apprend que seulement 16,4% des PME distribuent des dividendes. Autrement dit, 5 PME sur 6 chaque année n'assurent aucune rémunération à leurs actionnaires, et l'on voudrait remettre la tête sous l'eau de la seule sixième qui a la chance de faire des profits et la possibilité de donner raison aux actionnaires de risquer leur argent en participant au capital ? Avant que l'entreprise puisse investir ses profits, il faut qu'elle ait elle-même trouvé des investisseurs pour son capital : elle ne les trouvera certainement pas si on pénalise leur juste rémunération.

Allons plus loin. Où ira l'épargne des Français si elle ne trouve pas à s'investir dans une entreprise française ? La réponse est simple : dans les pays où l'impôt sur les sociétés n'atteint pas 40%, car ils percevront d'autant plus de dividendes que l'État ne ponctionnera pas les profits avant leur distribution. Or les pays qui nous entourent ont un IS bien inférieur à 40%, puisque la moyenne européenne est à 25%. Les Français achèteront donc des actions de sociétés étrangères, ce qui est le comble de l'effet pervers pour une politique qui se veut favoriser l'investissement français !

Et il ne s'agit pas de décisions prises individuellement par les Français. Le bas de laine de ces derniers, c'est comme chacun sait l'assurance-vie, un encours considérable de bientôt 1.400 milliards d'euros. Or que font les assureurs des fonds qui leur sont confiés ? Une partie est investie dans les dettes souveraines ou les dettes des entreprises, et une autre dans le capital des sociétés notamment étrangères, surtout dans l'UE. Les Français attendant que leurs fonds soient placés de la façon la plus rémunératrice, les assureurs augmenteront encore leurs placements en dehors de France…

Dernier effet pervers que l'on peut logiquement craindre : la délocalisation des sièges sociaux, avec ou sans changement de nationalité des entreprises, permettra de ne plus les soumettre à la fiscalité française au titre de l'IS. C'est une menace qu'a brandie, mais pas exécutée (pour le moment ?) l'une de nos plus grandes entreprises, à la stupéfaction de ses interlocuteurs. Et l'on sait que la réglementation européenne a contraint la France à modifier son CGI dont l'article 212-2 stipule maintenant que « le transfert de siège dans un autre État membre de la Communauté européenne, qu'il s'accompagne ou non de la perte de la personnalité juridique en France, n'emporte pas les conséquences de la cessation d'entreprise ». Ce qui signifie que la France ne dispose plus d'outil fiscal pour s'opposer à un tel transfert. Possiblement ravageur…

Au moment où nous écrivons ces lignes, voici que le gouvernement lui-même évoque la possibilité de contraindre les entreprises à verser des « primes exceptionnelles » à leurs salariés lorsqu'elles distribuent des bénéfices. Nous n'en savons pas suffisamment pour commenter ce projet. Pour s'en tenir à une première réflexion légère, ce lien risque lui aussi d'avoir de curieuses conséquences : verra-t-on des salariés faire grève pour que leur entreprise distribue des profits, de façon à bénéficier aussi de primes, ou alternativement pour réclamer des hausses de salaires lorsque cette entreprise aura prudemment décidé de ne pas rémunérer ses actionnaires ?!

A la vérité, tous ces projets reposent sur la mainmise de l'État sur des décisions que seule chaque entreprise a légitimité et compétence pour prendre. Vouloir légiférer afin d'imposer une politique uniforme de partage de la valeur ajoutée est une illusion, à la fois illégitime, impossible à mettre sur pied et pourrie d'effets pervers. A la base, l'impuissance de nos politiques, de droite comme de gauche, à surmonter le sentiment anti-capitaliste diffus dans la société française, et à avoir un comportement cohérent. Nos politiques chantent presque partout les louanges de l'Europe et affirment accepter la mondialisation (comment d'ailleurs faire autrement ?). C'est très bien… sauf que leurs actes vont au contraire de leurs discours. Combien de temps une telle schizophrénie sera-t-elle tenable et comment se résoudra-t-elle ?

[1] « On constate par ailleurs que les comptes financiers des SNF ne mettent pas en évidence une augmentation tendancielle de la rémunération des actions et des autres participations depuis le début des années 1990, qu'on y incorpore ou non les plus-values. La montée de la part du financement par actions se traduit en effet par une montée progressive des versements de dividendes en substitution des versements d'intérêts. Les dividendes ont ainsi fortement augmenté en points de PIB, dans la mesure où le ratio capitalisation boursière/PIB progressait lui-même fortement. Les évolutions récentes ont vu une correction drastique à la baisse de la capitalisation boursière qui laisse augurer une forte correction en parallèle des versements de dividendes ». (Rapport Cotis, p70).