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Les CAF au bord de la rupture : la gestion paritaire est dépassée

"Nous sommes au bord de la rupture", prévient Jean-Louis Deroussen, président du conseil d'administration de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF). Cet appel à l'aide intervient au moment même où la convention d'objectifs qui lie la CNAF à l'État doit être renégociée. Si la CNAF craint qu'on lui demande plus d'économies, elle doit aussi revoir son organisation pour dégager plus de productivité. Il lui faut pour cela reconsidérer ses missions et poser la question du paritarisme et du pilotage des caisses sur le territoire.

La presse s'est fait l'écho de ces caisses d'allocations familiales (CAF) qui sont obligées de fermer quelques jours pour résorber leur retard mettant les allocataires dans des situations difficiles, certains ayant dramatiquement besoin des prestations sociales en question. "Depuis septembre, la plupart des CAF sont débordées. Celles des Bouches du Rhône ou du Val-d'Oise accusent une vingtaine de jours de retard dans le traitement des dossiers" [1], précise Jean-Louis Deroussen. Récemment, la CAF de Montpellier a été contrainte de fermer pendant onze jours pour rattraper son retard administratif et celle de Marseille pendant quinze jours. D'autres ferment une journée par semaine. Une situation aussi difficile à vivre pour les agents des CAF que pour les allocataires : "les longues files d'attente génèrent des violences physiques et verbales".

La ministre de la Famille doit recevoir les représentants de la CNAF pour négocier avec eux une nouvelle convention d'objectifs et de gestion (COG) et le président de la CNAF ne manquera pas de rappeler qu'en temps de crise "les CAF assurent plus que jamais un rôle d'amortisseur social". Les syndicats de caisses sociales quant à eux réclament des effectifs supplémentaires et dénoncent un travail "de damnés" sans réussir à résorber le retard. Ils craignent que le principe du non remplacement d'un fonctionnaire sur deux leur soit désormais appliqué à l'occasion de la nouvelle COG. "Nous tenons à vous alerter sur (…) le fait qu'une décision qui viserait à réduire les effectifs aurait des conséquences inéluctables sur le climat social et serait de nature à embraser le réseau des CAF" dit Jean-Louis Deroussen [2]. Tandis que le gouvernement a annoncé son intention d'imposer des économies à la branche pour la faire revenir à l'équilibre en 2016. Selon le dernier chiffrage disponible, le besoin de financement serait alors de 2,2 milliards d'euros.

Il est certainement possible d'obtenir une meilleure productivité des agents des organisations de Sécurité sociale : comme nous l'avions montré dans notre dossier de décembre 2012 [Société Civile n°131, "dépenses sociales, le surcoût de la Sécu"] les organisations de sécurité sociale peuvent mieux faire en matière de temps de travail : celui-ci est en dessous de la durée légale grâce à de nombreux accords locaux négociés au niveau de chaque caisse, ce qui résulte de la grande autonomie conférée à l'échelon local dans l'organisation paritaire de notre système de sécurité sociale.

Un fonctionnement paritaire, c'est-à-dire à parité entre syndicats de salariés et patronaux, n'est pas non plus propice à une gestion plus exigeante des salariés. Par conséquent, la Cour des comptes relève que "La durée conventionnelle de travail se situe, dans les organismes de sécurité sociale questionnés lors de l'enquête, autour de 1.550 heures par an, soit en deçà de la durée prévue par le code du travail de 1.607 heures. Le maintien de jours de congés supplémentaires pour « fractionnement », pour ancienneté ou encore pour enfant à charge, explique l'essentiel de cet écart, dont l'effet varie un peu d'une branche à l'autre, notamment selon l'ancienneté des personnels. Ce chiffrage ne prend pas en compte l'incidence des usages locaux, qui peuvent ou non être écrits et qui n'ont été que partiellement pris en compte dans la négociation relative à la réduction du temps de travail (RTT)." [3]

Autre point noir : l'absentéisme. La Cour indique "l'absentéisme est significativement supérieur dans les organisations officielles, pour des raisons sans doute liées aux conditions de l'arbitrage entre travail, santé et loisir, qui y sont très favorables (comme elles le sont dans le secteur public), du fait d'un maintien de l'intégralité du salaire pendant plus longtemps et de l'absence de risque de perte d'emploi. "Résultat, dans les CAF, le taux d'absentéisme maladie (nombre de jours d'arrêt rapporté au nombre d'heures travaillées) varie du simple au triple : 3,64% dans la Creuse à 8,33% à Paris [4] (rappel : l'absentéisme maladie est de 4% dans le privé en 2010) !

D'où le commentaire lapidaire de la Cour :"Les efforts déployés par les caisses locales pour réduire l'incidence de l'absentéisme maladie sont très variables et leur efficacité pâtit de l'insuffisante mobilisation des caisses nationales. La réorganisation des réseaux et la mise en œuvre de fusions d'organismes doivent permettre aux caisses nationales de revenir sur les usages locaux qui auraient pu perdurer."

Mais il est certain que la crise ne simplifie pas la tâche des CAF qui sont en première ligne. En effet, malgré leur nom ("allocations familiales"), les CAF sont de plus en plus impliquées dans les prestations sociales de solidarité et de lutte contre la pauvreté. L'État a progressivement confié aux CAF le versement d'allocations autres que familiales : Allocation adulte handicapé (AAH), Revenu de solidarité active (RSA), Aides personnelles au logement (APL), etc. Au total, ces prestations pour compte de tiers (État et départements) représentent 45% des prestations versées. Et sont même majoritaires pour les plus grosses CAF (Bouches-du-Rhône, Paris), celles qui sont justement dépassées.

Sur 62 milliards d'euros de prestations versées en 2010 [5], 45% étaient des prestations pour compte d'autrui [6]. Les allocataires concernés augmentent aussi fortement : +45% entre 1990 et 2010 pour l'APL, +70% pour l'AAH, tandis que les titulaires du RMI-RSA, eux, triplaient. Les allocataires des prestations familiales classiques progressent nettement moins rapidement : +3%. D'ailleurs, selon le président de la CNAF en 2009 sur 11 millions d'allocataires 40% n'avaient pas d'enfants. Or ces "autres" prestations sont les plus coûteuses à gérer pour les CAF de par le temps d'instruction qu'elles requièrent des agents et des risques d'erreurs et de fraudes. Le président de la CNAF s'est exprimé pour expliquer que l'augmentation de la réglementation qui ne cesse de se complexifier rend leur tâche de plus en plus difficile, évoquant les 18.000 règlements que les agents doivent manier pour s'occuper des allocataires. L'émiettement des aides, les plafonds de ressources et les conditions de versement tous différents rendent le système illisible et "fraudogène". Un rapport du député Dominique Tian sur la fraude sociale [7] relevait qu'au sein de la branche famille, les prestations les plus fraudées sont le revenu minimum d'insertion ou revenu de solidarité active et l'allocation de parent isolé ou revenu de solidarité active majoré, pour 50% des cas et 70% du montant, et des aides au logement, pour 26,5% des cas et 20,5% du montant.

Le législateur, gouvernement et Parlement, sont largement responsables de cette situation. Dans son dernier rapport sur la Sécurité sociale, la Cour indique : "l'État multiplie les évolutions de la réglementation dont les dates d'entrée en vigueur, fixées en fonction de considérations de court terme, sont difficilement compatibles avec les délais indispensables pour les modifications du système d'information qu'elles nécessitent. Chaque nouvelle mesure entraîne en effet des développements informatiques que la CNAF doit souvent réaliser dans l'urgence, au détriment du déroulement des travaux programmés et en méconnaissance des contraintes opérationnelles, avec pour conséquence inévitable des retards et des reports." [8]

La Cour en a relevé plusieurs exemples parmi lesquels :
- le passage d'une périodicité annuelle à une fréquence trimestrielle de l'examen de l'ouverture des droits au regard des ressources des bénéficiaires de l'allocation aux adultes handicapés, annoncée lors de la conférence nationale du handicap du 10 juin 2008, a été reporté à plusieurs reprises, de juin 2010 au 1er janvier 2011 : les premiers développements informatiques nécessaires à cette réforme n'avaient en effet pas abouti ;
- pour la mise en place du régime de sanctions opposables aux titulaires du revenu de solidarité active (RSA), déterminé par le décret du 1er mars 2012 alors même que la CNAF avait indiqué qu'elle ne pouvait envisager une intégration de ce dispositif avant début 2013, l'État a fixé une entrée en vigueur dès le 1er avril suivant, la dernière réunion d'interprétation des textes ayant eu lieu le 8 mars.

Comme le système informatique de la CNAF est particulièrement mal organisé, là aussi en raison de la forte autonomie des caisses où chacun développe son système, cela ne contribue pas à améliorer la situation.

Si les CAF sont dépassées comme on peut le constater par la montée en puissance de ces prestations de solidarité "autres que la famille" elles ne se font pas ou mal rémunérer pour la gestion qu'elles assument faute de comptabilité analytique. Ainsi il n'est pas prévu de frais de gestion pour le versement de l'AAH et les indus sont partagés à 50/50 entre l'État et la CNAF. Une évaluation à 1,54% des prestations versées n'a jamais abouti, l'État contestant l'évaluation de ces charges. Or, ces prestations sociales sont beaucoup plus lourdes à gérer que les prestations familiales : une étude de 2008 sur 5 CAF donnait un coût moyen de gestion d'une prestation logement évaluée à 88 euros, le coût de l'AAH à 84 euros, le coût de l'API à 206 euros et le coût du RMI à 171 euros. Une estimation par la Cour donne 275 millions d'euros si la CNAF répercutait l'ensemble des coûts de gestion à 2% à l'État et aux départements. Et de conclure : "Une efficience accrue suppose un pilotage plus clair et plus serré et la contractualisation systématique et en contrepartie une facturation systématique. Elle rendrait visibles les coûts croissants de la complexité et constituerait un excellent levier de gestion."

Les CAF sont devenues aujourd'hui des bureaux d'aide sociale : cela correspond à plus de la moitié des prestations qu'elles versent. Mais comme on le voit leur organisation est loin d'être efficace pour assumer de façon efficiente cette mission. Résultat, les bénéficiaires de ces prestations pâtissent de performances inégales d'une CAF à l'autre. Une situation qui n'est plus admissible. A l'occasion de la nouvelle convention d'objectifs qui doit être signée, il est nécessaire d'exiger un pilotage plus serré du réseau des CAF et de mettre fin à des pratiques très hétérogènes liées à une grande autonomie de gestion, que confère le paritarisme, d'autant moins acceptable qu'il s'agit de prestations nationales. Il y a sans doute des économies directes à dégager de la réduction du nombre d'administrateurs issue de la rationalisation du réseau. Mais le contrôle des réglementations, la contractualisation plus claire des objectifs et des frais de gestion entre l'État et la CNAF et le suivi des prestations versées et des allocataires, tout cela pourrait représenter très vite des milliards d'euros d'économies.

[1] Saturées, les CAF lancent un SOS ; www.20minutes.fr le 18/03/2013

[2] Acteurs Publics – Les caisses d'allocations familiales au bord de la rupture, 13/03/2013

[3] Cour des comptes - Rapport sur l'application des lois de financement de la Sécurité Sociale 2010 ; Chapitre VII - L'absentéisme maladie dans les organismes de sécurité sociale

[4] Chiffres 2011

[5] 77 milliards d'euros en 2011

[6] Cour des comptes – Rapport sur l'application des lois de financement de la Sécurité sociale 2011 ; Chapitre XIV – Les prestations servies par la branche famille pour le compte de l'État et des départements

[7] Rapport d'information sur la lutte contre la fraude sociale, juin 2011 AN n°3603 par Dominique Tian.

[8] Cour des comptes - Rapport sur l'application des lois de financement de Sécurité sociale 2012 ; Chapitre XVII - Le pilotage et la gestion du système d'information de la branche famille du régime général.