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Le management des hôpitaux publics en question

Le 26 avril 2013, l'annonce solennelle par la ministre de la Santé de la création de 150 « gestionnaires de lits » dans les hôpitaux publics a fait la Une des media mais pose la question du mode de management de ces établisssements de soins et de leur million de salariés. Imagine-t-on Carlos Ghosn annoncer la création de 150 gestionnaires de stock dans les usines Renault ? Ou le PDG d'ACCOR celle de 150 gestionnaires de chambres libres dans ses hôtels ? Les directeurs d'hôpitaux gèrent souvent des milliers de salariés et des budgets de centaines de millions, voire de milliards d'euros. Pourquoi n'ont-ils pas la capacité ou le pouvoir de traiter seuls un problème comme celui de la gestion des lits de leurs établissements ? Comment croire que la décision du ministre de la Santé résoudra ce problème ?

Le problème auquel la ministre a décidé de s'attaquer est bien réel. Aux urgences, les personnels, les médecins eux-mêmes, passent beaucoup trop de temps à trouver un service qui accepte leur malade et un lit pour l'installer. Dans ce marchandage, les relations personnelles jouant un grand rôle (ex : entre médecins et internes ayant fait une partie de leurs études ensemble, ou à titre de revanche quand les rôles seront inversés), le problème remonte souvent aux médecins-chefs qui doivent négocier avec les collègues de leur propre hôpital ou d'autres hôpitaux du secteur. Pendant ce temps-là, des malades attendent d'être pris en charge. Et pourtant, les services de soins sont rarement tous surchargés et les lits ne sont jamais tous occupés.

Les causes

Les services qui refusent de recevoir ces nouveaux malades ne le font ni par ignorance ni par malveillance, mais défendent seulement leurs intérêts propres, une tendance humaine répandue, mais en négligeant l'intérêt des malades. Un pourcentage important des personnes qui arrivent aux urgences et qu'il faut hospitaliser sont âgées ou « handicapées ». Les autres services ne souhaitent pas accueillir ces malades qui vont nécessiter une surveillance importante, jour et nuit, pour les internes, infirmières et aides-soignants, et sur lesquels les médecins ne pourront souvent pas pratiquer des interventions dans lesquelles leur service est spécialisé. Cette tentation est logique, elle existe et est bien connue depuis des décennies dans la quasi totalité des hôpitaux. Elle est même courante dans tous les secteurs, chacun cherchant en général à éviter les « clients » difficiles : les enseignants recherchent les « bons » établissements scolaires et les bons élèves, les policiers les « bons » quartiers avec peu de délinquants, les vendeurs les « bons » magasins avec des acheteurs fortunés ou faciles, les professionnels de santé Paris ou la Côte d'Azur plutôt que les quartiers difficiles …

Un problème plus général

Chaque service hospitalier se considérant comme propriétaire de « ses » lits et de « son » personnel, la question du partage des moyens ne se limite pas à l'accueil des malades venant des urgences. De façon générale, même sous-occupés, les services sont très réticents à accueillir les malades des services sur-occupés. La spécialisation des personnels et des équipements est souvent mise en avant pour expliquer cette attitude, mais cet argument est rarement justifié.

La solution naturelle

Dans tous les secteurs marchands confrontés à un problème de refus de partage des ressources, donc de sous-optimisation de leur utilisation, c'est le directeur qui réunit les chefs de services et leur explique que c'est de l'intérêt de l'entreprise, donc du leur, d'accueillir le mieux possible tous les clients. Une solution est mise en place en commun. Ceux qui n'auraient pas bien compris le message ou refuseraient de l'appliquer seraient sanctionnés après un ou deux rappels. Les hôpitaux ne sont pas entièrement dans le secteur marchand, mais la comparaison avec les cliniques et hôpitaux privés permet heureusement d'évaluer le niveau de leur performance. Et financés par la collectivité, leurs directeurs devraient pouvoir rappeler qu'il s'agit d'un service public et qu'ils ont donc un devoir particulier d'utiliser au mieux les ressources que la société leurs confie. Mais ce n'est pas ce qui se passe à l'hôpital où il aura fallu l'intervention de consultants extérieurs (l'ANAP) puis de la ministre, pour tenter de traiter un problème pourtant aussi bien identifié.

L'ANAP entre en jeu

L'Agence Nationale pour l'Amélioration de la Performance des établissements de soins, est une sorte de cabinet de conseil en organisation, interne au ministère de la Santé et financée par les hôpitaux [1]. En 2010, l'ANAP, après étude du problème sur le terrain, puis expérimentation avec un hôpital, a mis au point une méthode et un logiciel de distribution équitable des malades des urgences entre les différents services. L'idée directrice était que les différents services d'un hôpital accepteraient bien des « mauvais » malades, à condition que la répartition soit faite de façon équitable entre eux. Les résultats positifs obtenus dans quelques hôpitaux devaient susciter l'adhésion de tous les autres. L'intervention récente de la ministre vient montrer que cela n'a pas suffi.

Le rôle des directeurs

Comme l'a indiqué au Monde les responsables des urgences de Bichat, il n'est pas sûr que cette méthode soit efficace. Typiquement il faudrait croire que ce « bed manager », logiquement un agent technique ou une infirmière expérimentée, pourra imposer aux chefs de services ce que le directeur n'a pas réussi à obtenir.

Le Monde du 9 avril 2013 : Enrique Casalino et Christophe Choquet responsables des urgences du CHU Paris-Nord et de Bichat : "Le bed manager n'imposera pas un seul malade s'il n'a pas d'autorité. Il doit pouvoir trancher entre les hospitalisations programmées et non programmées. Et il faut des sanctions pour les gens qui ne jouent pas le jeu, pour ceux qui cachent un lit. (…) Mais j'ai peur que le contrat interservices soit du vide qui remplace du rien."

Le sujet relativement simple des « gestionnaires de lits » met en lumière à quel point le management des hôpitaux est faible face aux syndicats et aux intérêts corporatistes ou personnels. On imagine ce qu'il en est pour des décisions beaucoup plus complexes et importantes : affectation des ressources, création/fermeture de services, nominations, salaires et mutations. Et, dans des établissements qui comptent des milliers de salariés, l'intervention du ministre pour faire affecter une ou deux personnes aux postes de « bed managers » souligne encore leur manque de pouvoir.

Cliniques et hôpitaux privés

Dans les établissements privés de santé aussi, et notamment dans les cliniques qui fournissent un service d'urgences générales, la tendance de chacun à préserver son pré carré existe. Mais que ce soit sur le mode de la simple coopération (en réalité fortement encadrée) ou à travers un système de type « bed manager », la plupart des établissements optimisent l'utilisation des personnels, des lits et des plateaux techniques. Que le directeur soit un médecin-manager ou un pur manager, ce résultat est obtenu en mettant chacun face aux besoins des malades et aux réalités économiques.

Conclusion

La version initiale de la loi HPST (hôpital, santé, patients et territoires) de 2009 avait tenté de renforcer le pouvoir du management des hôpitaux. Elle avait été affaiblie au Parlement, notamment sous la pression des députés-maires et des sénateurs-maires. La nouvelle loi prévue pour cet été semble devoir aggraver cette situation au moment où les contraintes financières et la révolution des traitements (soins ambulatoires, télémédecine, … ) vont exiger une réforme drastique du fonctionnement des hôpitaux. Au même moment, l'abandon de la convergence tarifaire entre hôpitaux et cliniques éloigne les personnels des hôpitaux des contraintes économiques. Faute d'adhésion à la nécessité du partage des ressources, le rôle des directeurs d'hôpitaux et des gestionnaires de lits sera difficile. Faudra-t-il que les « gestionnaires des lits hospitaliers » reportent directement au ministre pour qu'ils aient le pouvoir nécessaire ?

Lire aussi : Urgences à l'hôpital : 27 coups de téléphone pour rien !

PDF - 1.2 Mo
La gestion des lits
Bonnes pratiques organisationnelles & Retours d'expériences (122 pages)

[1] cet organisme sous-traite aussi les études à des cabinets de conseil privés