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« Hippocrate » : comment le monde hospitalier se perçoit

Le parcours initiatique de deux « nouveaux » médecins dans le service de médecine interne d'un hôpital constitue le fil conducteur du film. L'un est un tout jeune interne français, et l'autre un interne algérien plus expérimenté. Pour les malades et les soignants, le service où ces deux médecins sont précipités est un monde sensible mais rude.

Le scenario d'Hippocrate raconte une véritable histoire et ménage un suspens qui soutient l'intérêt. Mais comme dans les films sur l'école (ex : La journée de la jupe), c'est l'aspect documentaire sur le fonctionnement des services des hôpitaux français en 2014 qui retient l'attention. A la fois sur ce qui s'y passe vraiment, et sur l'image que le monde hospitalier se fait de lui-même.

Le monde des internes

Encore étudiants potaches mais déjà salariés piliers du fonctionnement des hôpitaux, ils forment une caste à part. Loin des médecins en place comme des autres personnels soignants. Malgré des améliorations récentes, le statut des internes reste étrange : peu payés, des horaires excessifs encore condamnés par Bruxelles et pourtant en première ligne dans ce service. Alors qu'en tant qu'externes, ils n'avaient pratiquement le droit de rien faire l'année précédente, les internes doivent soudain tout faire, une fois passé un concours de classement pourtant de pure théorie. Et dans tous les domaines puisqu'ils changent de spécialité tous les six mois. Le film évoque aussi le sujet des médecins étrangers FFI (Faisant Fonction d'Interne) mais sans le traiter au fond (conséquence et contournement du numerus clausus, grande dispersion dans leurs compétences, situation matérielle et morale de ces médecins, pénurie de médecins dans leurs pays d'origine).

Le management

Dès le début, on est fixé : le haut management est perçu comme incapable et hostile. Une attitude entretenue dans la vraie vie par de nombreux responsables politiques qui ne soutiennent pas ces directeurs [1], et par certains syndicats de médecins qui œuvrent régulièrement à réduire les pouvoirs des managers. Dans ce film, le directeur est venu du secteur privé, où il dirigeait une entreprise de vente sur Internet. Un cas tout à fait atypique. Malgré la possibilité offerte par la loi Santé et Territoire de Roselyne Bachelot de 2010, très peu de candidats du privé se sont présentés pour occuper ces postes, et pratiquement aucun n'a été retenu. Au-delà des salaires qui sont peut-être faibles, on peut penser que le manque de pouvoirs et donc de véritables moyens d'action, manque reconnu par la direction générale de l'offre de soins (DGOS) [2], a de quoi rebuter. Mais même si ce directeur avait suivi la filière « normale » (École de santé de Rennes ou ENA), il est probable que, s'il avait voulu agir et réfomer l'hôpital, sauf charisme et circonstances tout à fait exceptionnels, il se serait heurté à une hostilité générale.

Le chef du service où travaillent nos deux « nouveaux » n'est pas beaucoup mieux considéré. Non seulement on ne le voit jamais auprès d'un malade, mais avec cynisme, il n'hésite pas à faire un faux pour dissimuler une erreur de traitement. Quant au chef de l'unité de réanimation, la performance technologique semble l'avoir emporté depuis longtemps sur l'aspect humain de son métier.

19 septembre 2014 : présentation de la Fédération des Hôpitaux Publics (FHF) aux députés

"Les directeurs d'hôpitaux sont souvent lâchés dès les premiers signes de mécontentement"

Les moyens

Ce service est conforme à l'image qui en est véhiculée en France : débordé. Même dans des services d'urgence réputés les plus complexes à gérer, des consultants ont pourtant mis en place des procédures efficaces pour améliorer la situation, le professeur Vallancien a pourtant affirmé en 2014 dans une tribune des Échos citant le service d'urgence d'une clinique Il existe en France des services d'urgence où ce n'est pas l'enfer, et la ministre et le ministère de la Santé ont pourtant lancé de nouveaux outils et des programmes de rénovation des pratiques de ces services. Mais la situation ne semble pas avoir sensiblement évolué. A Paris par exemple, le récent directeur des 37 hôpitaux de l'AP-HP a de nouveau lancé un plan destiné à réduire de moitié le temps d'attente aux urgences.

Dans le film comme dans la réalité, le manque de moyens, humains et matériels, est l'unique cause de la confusion ambiante mise en avant par les personnels, mécontents notamment des suppressions de postes et des baisses de crédit (La pompe à morphine ne fonctionne pas, et impossible de faire un électrocardiogramme, l'appareil n'est pas fiable). Le budget des hôpitaux en France progresse pourtant chaque année plus que l'inflation et les effectifs de la fonction publique hospitalière ont augmenté de près de moitié en 25 ans (chiffres INSEE). Le nombre de non-titulaires a augmenté également de 121.000 en 2000 à 193.000 en 2011.

AnnéeNombre de fonctionnaires hospitaliers
1990 784.000
2008 969.000
2013 1.129.000

Face à ces chiffres, il semblerait logique que les personnels s'interrogent d'abord sur les façons d'améliorer l'organisation des hôpitaux, au lieu de réclamer plus de moyens.

Les malades

Mise à part la "bavure" qui donne du piquant au scénario, les malades (on en voit très peu dans ce film centré sur les personnels) semblent traités de façon ordinaire dans ce service. Mais le film souligne une des calamités de la gestion hospitalière : la gestion des lits par chaque service, et les tactiques déployées pour repasser les malades "gênants" aux autres services. Une tactique qui, dans ce cas, conduit quand même à des soins inutiles et de l'acharnement thérapeutique. Là aussi, il est stupéfiant qu'un problème qui aurait logiquement dû être traité par les directeurs d'hôpitaux, ait requis, en 2013, l'intervention de la ministre pour la mise en place d'une gestion centralisée des lits, au moins par hôpital, sinon par groupe d'hôpitaux. Avec des résultats probablement minimes, comme le montre ce film, des problèmes locaux ayant peu de chance d'être résolus par des circulaires venues du sommet.

Les invasions barbares

Des séries télévisées très populaires se déroulent dans des hôpitaux, mais les véritables films sont plus rares. « Les invasions barbares » sur la situation au Canada avait eu un grand succès. Si l'intrigue était différente de celle d'Hippocrate, les problèmes étaient très similaires : service débordé, absentéisme élevé, traitement inhumain donc barbare des malades. Mais le film avait osé traiter d'une des causes fondamentales de la désorganisation générale : la co-gestion de l'hôpital par les syndicats. Ce problème n'est pas évoqué dans Hippocrate.

Conclusion

Traitant d'un sujet important, remarquablement joué, notamment par les deux acteurs principaux dans un cadre très réaliste, avec 238.000 entrées la première semaine, Hippocrate a du succès. En plus d'être un véritable documentaire, c'est surtout une radioscopie de ce que pensent, à tort ou à raison, toute une partie des personnels hospitaliers en France en 2014. Comme l'a écrit Libération : « Etudiants en médecine ou professionnels de santé, ils vont tous, ou presque, voir ce film. Et manifestement se retrouvent dans cette représentation juste de la situation hospitalière d'aujourd'hui ».

Ce film suffira-t-il à convaincre les personnels hospitaliers, les malades et les responsables politiques que seules des réformes de fond (pas des moyens supplémentaires) pourront résoudre les problèmes des hôpitaux publics ?

[1] ex : renvoi récent, sous la pression des syndicats, des directeurs des hôpitaux de Paris et de Marseille.

[2] C'est l'argument mis en avant par exemple pour justifier le retard considérable des hôpitaux publics dans le domaine de la chirurgie ambulatoire, par rapport à l'étranger ou aux cliniques privées.