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Entretien avec Hervé Chapron : Pôle emploi, autopsie d'un naufrage

Hervé Chapron, ancien directeur général adjoint de Pôle emploi, notamment lors de la fusion des Assedic et de l'ANPE, répond ici aux questions de la Fondation iFRAP suite à la sortie de son livre, Pôle emploi, autopsie d'un naufrage.

Fondation iFRAP : Au sujet des offres raisonnables d'emplois, les sanctions en cas de refus sont-elles effectives ? Si non, comment améliorer le contrôle et l'application des règles ?

Hervé Chapron : La réponse à cette question nécessite de rappeler trois chiffres simples, celui des radiations administratives opérées par Pôle emploi :

  • qui représentent 10% des sorties ;
  • qui concernent 1% des demandeurs d'emploi ;
  • et 90% de ces radiations administratives sont motivées par des absences à convocation.

En conséquence, les radiations pour refus d'offre raisonnable d'emploi, que vous appelez "sanctions", si elles sont bien effectives, concernent moins de 1 demandeur d'emploi sur 1.000.

Paradoxalement, l'enjeu n'est donc pas là. En effet, l'expérimentation menée par Pôle emploi à Toulon et Manosque depuis un an quant à la mise en place de conseillers dédiés au contrôle de la recherche d'emploi, a établi qu'environ 20% des demandeurs n'effectuaient pas de recherche en ce sens. Soit 20% contre 1 pour 1.000 ! Bien qu'il convienne d'être prudent sur des expérimentations dont les résultats ne sont par définition pas généralisables, l'écart semble vertigineux et surtout incompréhensible. Pour le comprendre, et comprendre ainsi les enjeux en termes non d'amélioration mais de réforme profonde des règles, rappelons le fond du sujet.

L'offre raisonnable d'emploi est une typologie d'offre inscrite dans le champ du Projet Personnalisé d'Accompagnement vers l'Emploi (PPAE) qui est établi lors de l'inscription du demandeur d'emploi. Il s'agit du fameux "EID" : Entretien - Inscription - Diagnostic. Les conseillers consacrent environ une heure à l'ensemble du "sujet", et ne reverront le demandeur d'emploi que 4 mois après, lors du 1er "jalon obligatoire". Autant dire que l'essentiel de l'heure est consacrée à l'information de 1er niveau, en particulier en matière d'indemnisation chômage pour les indemnisés, et le temps consacré au "diagnostic" supposé fonder le projet professionnel est très insuffisant. Il s'agit surtout d'un 1er "survol" du profil du demandeur, de ses souhaits ou des opportunités offertes. Pourtant, de cette définition très approximative de projet sont déduites des typologies d'offres sur lesquelles pourraient être attendus les demandeurs d'emploi. Les conseillers - de bonne foi - en sont très conscients de même que les demandeurs.

Le contrôle de la recherche d'une offre raisonnable d'emploi (ORE) est donc "par construction" rendue inopérante pendant ces 4 mois et ce, indépendamment des questions de temps de transport et de niveau de rémunération acceptable fixés par la loi et repris par le code du travail (articles L 5421-1 CT). Tout au plus pourrait-on, à ce stade, vérifier que le demandeur d'emploi est en recherche… mais nous sortons alors du cadre légal strict de l'ORE.

Ensuite, lors du 4ème mois, les demandeurs d'emploi sont revus par un conseiller, afin de les affecter à l'une des modalités de service de Pôle emploi (suivi, guidé, ou renforcé). C'est alors seulement que le "diagnostic" du conseiller Pôle emploi est traduit en termes d'accompagnement. S'il est considéré comme proche de l'emploi, le demandeur sera en accompagnement "suivi" parmi 300 demandeurs d'un même conseiller. L'accompagnement est alors virtualisé (surtout par mail, voire par téléphone). S'il est jugé moins autonome, le "DE" sera en accompagnement "guidé" parmi 150 demandeurs. Quoi qu'il en soit, ces deux modalités concentrent près de 90% des demandeurs d'emplois "affectés".

Seule une petite minorité (entre 10 et 15%), soit environ 200.000 demandeurs sur les 5,3 millions de demandeurs recensés, fera l'objet d'un accompagnement dit "renforcé". Le terme "renforcé" est d'ailleurs à fortement relativiser car chacun de ces demandeurs fait partie d'un portefeuille de 70 autres demandeurs, pour des conseillers dont la moitié de l'activité est par ailleurs obérée de l'accueil de 1er niveau (cf. supra).

En d'autres termes, la réalité et les résultats de cette modalité d'accompagnement renforcé s'inscrivent dans une lecture d'abord de gestion administrative de Pôle emploi. En conséquence, les conseillers Pôle emploi sont de fait dévolus à un traitement bien souvent administratif, voire social, du chômage. Dans ces conditions, il apparaît particulièrement illégitime de faire reposer sur le demandeur d'emploi, même partiellement, les carences de Pôle emploi dans l'accompagnement des demandeurs. Démunis en termes d'accompagnement réel vers l'emploi, les conseillers seraient en situation particulièrement inconfortable de demander des comptes aux demandeurs quant à des recherches qui, de manière aberrante, ne sont pas "par construction", suffisamment intégrées à cet accompagnement, a fortiori pour les modalités d'accompagnement relativement virtualisées que sont les modalités "suivi" et "guidé". Donc, si un travail péjoré de "flicage" des demandeurs n'est certes pas dans la culture des conseillers, le contrôle de la recherche d'emploi est rendu encore plus difficile par la réalité du contenu de l'accompagnement offert par Pôle emploi.

Pourtant une solution moins imparfaite existe, et est appliquée dans de nombreux pays, dont l'Allemagne : il s'agit d'appliquer la contractualisation des relations demandeur - conseiller. Il conviendrait dès lors de considérer que tout demandeur inscrit est tenu en contrepartie de l'accompagnement proposé d'effectuer des démarches spontanées et autonomes de recherche d'emploi. Ces recherches devraient être tracées par le demandeur soit via son espace demandeur (en ligne), soit par transmission postale, à son conseiller. Dès lors, la recherche d'emploi deviendrait responsabilisante, tant pour le demandeur (recherche et justification) que pour le conseiller (contrôle de son portefeuille). La recherche et sa justification deviendraient un élément contractualisé, donc plus "naturel", de l'accompagnement, et peu coûteux à contrôler (car intégré à l'accompagnement), contrairement à ce qui est actuellement expérimenté et qui me semble à la fois très administratif dans sa conception, contre-productif opérationnellement, et coûteux (mise en place de conseillers dédiés au contrôle…).

Fondation iFRAP : De votre expérience d'ancien cadre de Pôle emploi, avez-vous déjà été confronté à des cas de fraudes des demandeurs d'emplois ? Aviez-vous les moyens de lutter contre ? D'après vous, comment peut-on mieux encadrer les demandeurs d'emplois ?

HC : En tant qu'ancien directeur d'Assedic, en cohérence avec ma réponse précédente, je relèverai que les contrôles étaient "intégrés" au métier dans l'Assurance-Chômage, tant en 1er niveau (conseiller) qu'en 2ème niveau (supervision et vérification administrative). Ils intégraient logiquement le dispositif de contrôle interne des actes métiers. Les conseillers étaient responsabilisés.

En tant qu'ancien cadre dirigeant de Pôle emploi, je dirais que j'ai assisté à une décomposition des métiers et à une stratification des fonctions, qui n'étant plus intégrés, perdaient de leur sens. Le contrôle de la recherche d'emploi en est un bon exemple.

Je rappelle que la loi précisant l'offre raisonnable d'emploi date du 1er août 2008, et est devenue de facto l'un des marqueurs administratifs de Pôle emploi et de ses carences. Le suivi mensuel personnalisé en vigueur les 3 premières années, mais qui n'était réalisé que pour environ 25% des demandeurs, rendait la mise en place de l'ORE difficile, voire irrecevable. Le projet "Pôle emploi 2015", en rationalisant l'offre de services, s'est efforcé de concentrer ces "25%" de demandeurs réellement suivis dans son offre d'accompagnement "renforcé" (moins de 15% des demandeurs), en répartissant en réalité les 10% de différence sur les deux autres offres. Pôle emploi a ainsi rationalisé arithmétiquement depuis 3 ans des ressources et des moyens, sans repenser des métiers… qui n'ont fondamentalement pas évolué depuis des dizaines d'années contrairement à l'économie…

Le problème reste donc entier si on y applique la question de la légitimité du contrôle de la recherche d'emploi dans le cadre d'un accompagnement surtout administratif et social, donc très fragile. En revanche, poser le principe de responsabilisation des demandeurs par la contractualisation du "devoir" de recherche, indépendamment du contenu de l'accompagnement, me semble le plus simple et le plus acceptable par tous, demandeurs, conseillers, et citoyens…

Fondation iFRAP : Vous avez vécu de près la fusion des Assedic et de l'ANPE, la réforme a-t-elle amélioré les capacités de Pôle emploi ? La fusion a-t-elle bloqué sur certains points (fusion du personnel,…) ?

HC : Si nous sortons de l'incantation au profit du pragmatisme, nous constatons que le projet "Pôle emploi 2015" s'est efforcé de rationaliser un existant (les ressources et moyens consacrés à l'accompagnement) sans le repenser. Et là se trouve le fond du problème.

  • Si la question est : la réforme a-t-elle amélioré les capacités administratives de Pôle emploi ? La réponse est oui probablement, en les rendant, ainsi que les carences associées, plus lisibles… en interne du moins.
  • Si la question est : la réforme a-t-elle amélioré les capacités économiques des Assedic et de l'ANPE, c'est-à-dire le "solde" est-il positif en termes de retour à l'emploi global ? La réponse est non sans conteste, d'autant que la mesure de cette plus-value dans le retour "national" vers l'emploi n'est toujours pas réalisée… 6 ans après la fusion, alors que cela devait en être l'objectif.

De même que la fusion "sociale et administrative" n'a réellement bloqué sur rien : les différentiels statutaires et salariaux ont été nivelés par l'injection d'un statut commun qui a coûté environ 1 milliard d'euros (« le meilleur des deux statuts » selon la ministre de l'époque Christine Lagarde), et la fusion fonctionnelle s'est réglée par une direction générale expansionniste qui compte aujourd'hui environ 1.300 collaborateurs (siège). Quant aux besoins de moyens "budgétaires" supplémentaires réclamés par certains, cela s'est traduit par 5.000 postes en plus en 5 ans, faisant passer Pôle emploi de 48.000 collaborateurs à la fusion à 53.000 aujourd'hui.

Et malgré ces moyens considérables, le bilan quant aux capacités de "l'opérateur universel de l'emploi" est aujourd'hui très négatif.

Avec un peu de recul et de lucidité, force est de constater que l'Assurance-Chômage absorbée indemnise les demandeurs comme elle le faisait précédemment, et que l'ANPE fusionnée les accompagne, c'est-à-dire les administre, comme elle le faisait auparavant. Seul le "packaging" a changé. Il est aussi plus cher : il coûtait 3 milliards d'euros de fonctionnement en 2009, il coûte aujourd'hui 5 milliards d'euros aux contribuables et cotisants que nous sommes tous.

Fondation iFRAP : Finalement, quelle réforme proposez-vous pour renforcer Pôle emploi et mieux lutter contre le chômage en France ?

HC : Je répondrais de manière simple : quitter la politique de développement administratif et technocratique dans lequel Pôle emploi s'est engagé depuis sa création au profit d'une politique très volontariste de développement économique. Et aujourd'hui parler économie, signifie développement territorial, formation, et résultats de placement, c'est-à-dire retour sur investissement national ! Dès lors une orientation s'impose : le renforcement de la régionalisation qui sera le grand chantier des quinze années à venir.

Aujourd'hui, c'est la région, comptable de ses bassins économiques, (et future comptable de la formation), qui est la plus à même de soutenir le développement économique territorial, a fortiori dans une perspective européenne aujourd'hui si décriée. Pôle emploi doit s'inscrire localement comme un pourvoyeur privilégié de moyens au profit de l'action économique des régions et grandes métropoles du territoire. D'autant que, de ce travail, qui me semble inéluctable, pourra naître l'indispensable logique de résultats qui fait tant défaut au très administratif et technocratique Pôle emploi… C'est ainsi accessoirement, que l'État pourrait rendre moins dogmatique et plus pertinente l'utilisation de Pôle emploi comme opérateur social d'opportunité, comme il le fait aujourd'hui en matière de contrats aidés sous l'égide des préfets de région.