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Censure de la loi Florange : redéfinir le licenciement économique !

Des dispositions essentielles de la loi dite « Florange », sur la reprise par des tiers d'établissements que l'entreprise propriétaire veut fermer, viennent d'être censurées par le Conseil constitutionnel. Le recours exercé par les parlementaires de la droite portait sur d'assez nombreux motifs, dont l'examen exhaustif dépasserait le cadre de cet article [1]. Il nous a semblé que l'intérêt essentiel de la décision concernait la protection de la liberté d'entreprendre lorsqu'elle est confrontée à l'autre principe de portée constitutionnelle qu'est le droit à l'emploi, et que sur ce sujet le Conseil a procédé à tout le moins à un ferme rappel de principes qui viennent mettre en porte-à-faux la jurisprudence développée par la Cour de cassation sur la définition de la cause réelle et sérieuse des licenciements économiques. A savoir que la loi ne peut pas priver une entreprise d'« anticiper les difficultés économiques » et de « procéder à des arbitrages économiques à un niveau autre que celui de l'ensemble » de l'entreprise.

L'objet de la loi et sa censure partielle en résumé.

En résumé de ses principales dispositions, le projet de loi que le Conseil constitutionnel a censuré le 27 mars dernier avait pour objet de contraindre les entreprises de plus de 1.000 salariés qui veulent (hors cas de faillite) fermer un établissement à solliciter des repreneurs selon une procédure précisément décrite, et en donnant le droit au Comité d'entreprise de saisir le tribunal de commerce au cas où l'entreprise n'aurait pas respecté ses obligations. Cette obligation n'a pas été censurée, mais c'est au niveau de la sanction que le problème s'est posé. En effet, en cas de non-respect, ou si le tribunal de commerce a jugé que l'entreprise a refusé une offre de reprise sérieuse sans motif légitime de refus (caractérisé restrictivement par la mise en péril de la poursuite de l'ensemble de l'activité de l'entreprise, il peut imposer le versement d'une pénalité, qui peut atteindre vingt fois la valeur mensuelle du salaire minimum interprofessionnel de croissance par emploi supprimé dans le cadre du licenciement collectif consécutif à la fermeture de l'établissement, et aussi imposer le remboursement des aides publiques reçues. Le Conseil constitutionnel est intervenu pour dire que tant l'obligation d'accepter la proposition d'un repreneur dans ces conditions, ainsi que les sanctions financières pouvant être prononcées par le tribunal de commerce, étaient contraires à la Constitution.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel sur la liberté d'entreprendre évolue-t-elle dans un sens plus protecteur ?

Une confirmation : la nécessaire conciliation entre liberté d'entreprendre et droit à l'emploi…

Rappelons que le droit à l'emploi fait partie du bloc constitutionnel français. Le cinquième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 dispose en effet que « Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un emploi ». Ce droit a depuis longtemps été interprété, non comme une obligation de résultat, mais comme une obligation de moyens pour le législateur « de poser des règles propres à assurer, conformément aux dispositions du Préambule de 1946, le droit pour chacun d'obtenir un emploi tout en permettant l'exercice de ce droit par le plus grand nombre », comme le précise la décision que nous commentons.

Dès lors la question est de concilier ce principe du droit à l'emploi avec les autres principes constitutionnels que sont la liberté d'entreprendre et le droit de propriété, et le Conseil rappelle que les atteintes à ces droits « doivent être justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi ».

Le Conseil a sèchement rejeté sur ce point les objections du recours des députés de la droite : « Considérant qu'il est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre qui découle de l'article 4 de la Déclaration de 1789 des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi ;

Considérant que, par les dispositions contestées, le législateur a entendu maintenir l'activité et préserver l'emploi en favorisant la reprise des établissements dont la fermeture est envisagée lorsqu'elle aurait pour conséquence un projet de licenciement collectif ; qu'il a ainsi poursuivi un objectif qui tend à mettre en œuvre l'exigence résultant de la première phrase du cinquième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 ».

De même, le Conseil a aussi rejeté le recours des députés fondé sur la prétendue atteinte à la liberté d'entreprendre que constituerait l'obligation, contraire à la confidentialité, d'information des repreneurs éventuels : « le législateur a ainsi entendu permettre aux repreneurs potentiels d'avoir accès aux informations utiles relatives à l'établissement dont la fermeture est envisagée, sans pour autant imposer la communication d'informations lorsque cette communication serait susceptible d'être préjudiciable à l'entreprise cédante ou lorsque ces informations porteraient sur d'autres établissements que celui dont elle envisage la fermeture ; que, compte tenu de cet encadrement, l'obligation d'information ne porte pas à la liberté d'entreprendre une atteinte manifestement disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi ; que le grief tiré de la méconnaissance de la liberté d'entreprendre doit être écarté ».

… mais un ferme rappel de sa jurisprudence antérieure (ou une inflexion vers plus de protection ?) qui paraît mettre la jurisprudence de la Cour de cassation (chambre sociale) en porte-à-faux sur la définition du licenciement économique…

Deux « considérants » du Conseil ont selon nous une très grande importance. Ils ont trait à l'atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre et au droit de propriété que constituent, d'une part la restriction apportée au choix de l'entreprise de décider du niveau auquel les adaptations économiques peuvent s'effectuer, et d'autre part la substitution du juge au chef d'entreprise pour déterminer les choix économiques de cette dernière.

Le premier considérant est ainsi énoncé : « Considérant, d'une part, qu'en permettant un refus de cession en cas d'offre de reprise sérieuse dans le seul cas où il est motivé par la « mise en péril de la poursuite de l'ensemble de l'activité de l'entreprise » cessionnaire, les dispositions contestées ont pour effet de priver l'entreprise de sa capacité d'anticiper des difficultés économiques et de procéder à des arbitrages économiques à un autre niveau que celui de l'ensemble de l'activité de l'entreprise ».

Selon le second considérant, « Considérant, d'autre part, que les dispositions contestées imposent à l'entreprise qui envisage de fermer un établissement d'accepter une « offre de reprise sérieuse » ; que… ces dispositions confient au tribunal de commerce saisi dans les conditions prévues à l'article L. 771-1 le pouvoir d'apprécier ce caractère sérieux ; que les dispositions contestées permettent également à un tribunal de commerce de juger qu'une entreprise a refusé sans motif légitime une offre de reprise sérieuse et de prononcer une pénalité pouvant atteindre vingt fois la valeur mensuelle du salaire minimum interprofessionnel de croissance par emploi supprimé ; que les dispositions contestées conduisent ainsi le juge à substituer son appréciation à celle du chef d'une entreprise, qui n'est pas en difficulté, pour des choix économiques relatifs à la conduite et au développement de cette entreprise ;

Il faut replacer le débat dans le cadre général de la lutte contre les licenciements dits « boursiers » et plus précisément dans celui de la cause réelle et sérieuse des licenciements économiques, sur laquelle la chambre sociale de la Cour de cassation a développé une jurisprudence très restrictive des droits du chef d'entreprise. On sait que toutes les tentatives de gauche de la gauche pour définir et interdire ou sanctionner les licenciements boursiers ont été vains – à juste titre en raison de l'insignifiance ou de l'ambivalence de l'expression. La loi Florange devait permettre de parvenir à un résultat proche en contraignant l'entreprise désirant fermer un établissement à le céder à un repreneur intéressé, cette contrainte s'appliquant sous la seule réserve de la « mise en péril de la poursuite de l'ensemble de l'activité de l'entreprise ». Le Conseil censure cette restriction, ce qui signifie nécessairement qu'interdire à une entreprise de procéder à une telle fermeture – donc de licencier - est contraire à la liberté d'entreprendre, parce qu'il faut ménager la capacité à « anticiper les difficultés économiques » et à « procéder à des arbitrages économiques à un niveau autre que celui de l'ensemble » de l'entreprise.

Or cette prise de position est directement contraire à la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation lorsqu'elle applique l'article 1233-3 du Code du travail définissant la cause réelle et sérieuse des licenciements économiques par des « difficultés économiques ». On sait en effet [2] que pour la Cour, d'une part les difficultés économiques doivent être avérées et que la seule baisse du chiffre d'affaires ou celle des bénéfices n'en sont pas constitutives, et d'autre part que ces difficultés doivent s'entendre au seul niveau de l'entreprise dans sa globalité, et non d'un seul de ses établissements. Autrement dit, l'entreprise ne peut, comme le prétend le Conseil, ni « anticiper » des difficultés, ni « procéder à des arbitrages », c'est-à-dire fermer un établissement si la pérennité de l'entreprise n'est pas menacée dans sa globalité.

Les considérants du Conseil repris ci-dessus ne constituent pas à vrai dire un bouleversement de la jurisprudence antérieure concernant la liberté de l'entreprise et le principe de « l'employeur seul juge ». Une décision du 12 janvier 2002 avait en effet censuré une modification de l'article 1233-3 du Code du travail sur les mêmes bases. [3] Après cette censure, la loi avait été modifiée pour inclure l'adverbe « notamment » en mentionnant les « difficultés économiques » comme cause réelle et sérieuse des licenciements économiques. Le rapporteur de la loi qui vient d'être censurée avait bien perçu le risque d'inconstitutionnalité mais en avait minimisé la portée. Il faut aussi dire qu'entretemps on peut estimer que la jurisprudence de la Cour de cassation sur la disposition en question a sérieusement dérapé, en particulier en faisant comme si l'adverbe « notamment » n'existait pas, en exigeant dans tous les cas l'existence de difficultés économiques et en les qualifiant de façon extrêmement restrictive comme on l'a vu. La Cour de cassation elle-même, dans la logique qui lui est propre, prétend s'en tenir à la règle de conciliation entre liberté d'entreprendre et droit à l'emploi édictée par le Conseil constitutionnel, mais en faisant pencher la balance dans l'autre sens [4].

Conclusion

En définitive, on ne peut s'empêcher de voir, dans la censure du projet de loi, un ferme rappel à l'attention de la Cour de cassation des principes que le Conseil a précédemment édictés et dont la Cour s'est à l'évidence écartée. La question de la conformité de la loi aux principes constitutionnels est toujours difficile à régler, et ce d'autant plus lorsqu'il s'agit de concilier l'application de principes constitutionnels d'égale valeur. En l'occurrence, la Conseil a voulu mettre fin à une dérive jurisprudentielle qui niait cette égalité. Et la décision a d'autant plus d'importance qu'elle a été rendue par le Conseil constitutionnel dans sa nouvelle composition, après nomination de deux nouveaux membres nommés par François Hollande en 2013 et alors que deux des trois membres nommés par Nicolas Sarkozy en 2010 n'ont pas pris part à la délibération.

Mais que faut-il en conclure en pratique ? Si la Cour de cassation (voir note 3) prétend, mais à tort, suivre les principes dégagés par le Conseil, ce dernier n'a aucune compétence pour lui dicter la façon dont elle interprète la loi. Au cas présent d'ailleurs les deux dispositions visées ont des objets différents, le Code du travail règlementant la cause des licenciements tandis que la loi Florange introduit une obligation de cession d'un établissement. Et intégrer dans la loi le droit pour les entreprises de procéder à des adaptations et à des arbitrages comme l'indique le Conseil constitutionnel serait insuffisant pour changer la jurisprudence de la Cour de cassation, puisqu'elle prétend respecter ce droit. Dans ces conditions, il faudrait apporter une précision dans l'article 1233-3 du Code du Travail : « Constitue un licenciement pour motif économique le licenciement effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié résultant d'une suppression ou transformation d'emploi ou d'une modification, refusée par le salarié, d'un élément essentiel du contrat de travail, consécutives notamment à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques » en ajoutant les mots suivants « …ou encore de la décision de l'employeur de cesser son activité ou de la réorganiser, en procédant à des arbitrages économiques pouvant se faire au niveau du seul établissement concerné ».

[1] En particulier nous ne traitons pas du caractère jugé « manifestement excessif » des sanctions édictées par le projet de loi.

[2] Voir notre article Les licenciements économiques deviennent impossibles.

[3] « Considérant, en premier lieu, que la nouvelle définition du licenciement économique résultant de l'article 107 de la loi déférée limite aux trois cas qu'elle énonce les possibilités de licenciement pour motif économique à l'exclusion de toute autre hypothèse comme, par exemple, la cessation d'activité de l'entreprise ;

Considérant, en deuxième lieu, qu'en ne permettant des licenciements économiques pour réorganisation de l'entreprise que si cette réorganisation est " indispensable à la sauvegarde de l'activité de l'entreprise " et non plus, comme c'est le cas sous l'empire de l'actuelle législation, si elle est nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise, cette définition interdit à l'entreprise d'anticiper des difficultés économiques à venir en prenant des mesures de nature à éviter des licenciements ultérieurs plus importants ;

Considérant, en troisième lieu, qu'en subordonnant les licenciements économiques à " des difficultés économiques sérieuses n'ayant pu être surmontées par tout autre moyen ", la loi conduit le juge non seulement à contrôler, comme c'est le cas sous l'empire de l'actuelle législation, la cause économique des licenciements décidés par le chef d'entreprise à l'issue des procédures prévues par le livre IV et le livre III du code du travail, mais encore à substituer son appréciation à celle du chef d'entreprise quant au choix entre les différentes solutions possibles ;

Considérant que le cumul des contraintes que cette définition fait ainsi peser sur la gestion de l'entreprise a pour effet de ne permettre à l'entreprise de licencier que si sa pérennité est en cause ; qu'en édictant ces dispositions, le législateur a porté à la liberté d'entreprendre une atteinte manifestement excessive au regard de l'objectif poursuivi du maintien de l'emploi ; que, dès lors, les dispositions de l'article 107 doivent être déclarées non conformes à la Constitution ».

[4] Rapport 2011, chapitre IV, droit du travail, où l'on peut lire que la soumission d'une entreprise française aux ordres du groupe qui la contrôle peut constituer une « légèreté blâmable », et que le groupe en question étant réputé co-employeur, la cause économique doit exister au niveau de ce groupe. Situation qui s'est plusieurs fois retrouvée ces derniers temps, notamment dans les affaires Molex et Goodyear pour n'évoquer que les plus médiatisées.