Actualité

Louvre-Lens : un coût déraisonnable

Le musée du Louvre-Lens vient de fêter son inauguration, en présence de François Hollande. Le 12 décembre, le musée ouvrira ses portes au grand public, gratuitement pendant un an (hors expositions temporaires payantes). Mais cette belle opération de communication pour la région cache un coût qui pourrait vite devenir insupportable pour les finances locales.

Un projet politique : diffuser l'art dans une région dévastée économiquement

L'idée de créer une antenne du Louvre à Lens vient de Jean-Jacques Aillagon. Après avoir lancé avec succès le projet d'implantation du Centre Pompidou (art contemporain) à Metz, le nouveau ministre de la culture, à son arrivée au pouvoir, demande en 2003 aux grands musées des projets de décentralisation culturelle. Le Louvre se propose. Jack Lang, ancien ministre de la Culture, soutint le projet auprès de Jacques Chirac, à qui il écrit : « Je me permets de vous le redire : éprouvée par le destin, la population du Pas-de-Calais a soif de beauté et de dignité [1]. Elle compte sur vous » [2]. En effet, Lens est un ancien carreau de mine. La galerie du Temps, l'espace d'exposition des collections « permanentes » du musée, est construite au-dessus d'une ancienne fosse minière.

Parmi les 6 villes en compétition pour accueillir le nouveau Louvre, Lens (36.000 habitants) était aussi la seule à ne pas avoir de musée des beaux-arts. Cependant, la région n'est pas dépourvue d'espaces culturels. L'association Musenor des conservateurs de musée de la région Nord-Pas-de-Calais compte pas moins de 30 musées des beaux-arts. Et la ville de Lens est à seulement 1h de Paris en TGV. On est donc très loin d'une enclave artistique. Mais les représentants locaux mettent en avant la réussite de Bilbao pour revaloriser l'ancien bassin minier. Bernard Masset, délégué général d'Euralens et ancien du conseil régional déclarait en effet fin novembre au Figaro : « Nous estimons que 64 projets économiques et urbains verront le jour grâce au Louvre. Mais tout se fera dans le temps, comme cela a été le cas à Bilbao. Les investisseurs ont besoin de se sentir portés par le succès » D'ailleurs, en 2006, une équipe de 120 élus et décideurs économiques de la région Nord-Pas-de-Calais s'est rendue dans la métropole basque pour y découvrir les clefs du « miracle Bilbao ».

[(Effet Guggenheim à Bilbao : le nouvel Eldorado culturel

Pourquoi les régions investissent-elles massivement dans la culture ? Les élus ont en tête un exemple de grande réussite dans ce domaine : Bilbao. La ville de Bilbao en Espagne était spécialisée dans l'industrie du fer et de l'acier. Dans les années 1970-1980, la ville a connu un déclin brutal : 30% de chômage, contamination des sols par des résidus industriels... Pour inverser le processus, la ville a misé sur l'investissement dans la culture, et notamment la construction d'un gigantesque musée Guggenheim. L'architecture novatrice du bâtiment, dessiné par l'Américain Frank Gehry, eut un retentissement mondial. Le gouvernement régional et la province de Biscaye déboursèrent au total 150 millions d'euros, les œuvres d'art restant à la charge de la fondation américaine.

10 ans après, cet investissement culturel semble avoir réussi : le chômage a régressé jusqu'à 8%, les touristes sont revenus. La région basque estime que le musée contribue à hauteur de 1,57 milliard d'euros au PIB régional et a permis la création directe et indirecte de 45 000 emplois. Et, en parallèle des médiatiques constructions culturelles, la région a mis en place des pôles de compétitivité permettant la relance de l'industrie de l'acier [3].)]

De son côté, le musée parisien met en avant la possibilité d'exposer les réserves de ses collections et le travail de ses restaurateurs dans le nouveau musée lensois. En effet, au Louvre-Lens, les réserves seront visibles et visitables par le public. Une bonne nouvelle si l'on considère qu'avec 460.000 œuvres dans ses collections, le musée du Louvre n'en expose que 35.000, soit seulement 7,6% de ses collections.

Mais pour faire venir les visiteurs à Lens, le musée compte plutôt sur des chefs-d'œuvre que sur ses réserves. Ainsi, le nouveau musée expose pour une durée plus ou moins longue La Liberté guidant le peuple de Delacroix ou encore la Sainte Anne de Léonard de Vinci et la Madeleine à la Veilleuse de Georges de La Tour. Pour grand public et surtout les touristes, il est donc à craindre que ce nouveau musée ne vienne parasiter les collections déjà exposées sans valoriser le reste. Rappelons que les collections du Louvre, collections publiques, sont inaliénables (non disponibles à la vente) : une œuvre non exposée par le Louvre, non valorisée par le musée par des prêts, des expositions temporaires, est donc perdue pour le public, et réservée à l'œil et l'analyse des chercheurs.

Louvre-Lens : quel coût pour les finances publiques ?

Au-delà, ce nouveau musée pose le problème de son financement. Tout d'abord, sa construction : les articles de presse mettent en avant un coût de 150 millions d'euros (musée, parc et muséographie des premières expositions comprises). Mais cette évaluation, prévisionnelle, du coût de la construction du musée et de ses aménagements date de 2005. En réalité, selon le journal Le Moniteur, spécialisé dans les travaux publics, le coût « travaux finis » serait plutôt de 201 millions d'euros. Pour connaître le coût final, il faut cependant attendre que les collectivités locales reçoivent toutes les factures.

Plan de financement du Louvre-Lens | Create infographics

Une fois le musée construit, il faut prendre en compte le budget de fonctionnement. Là encore la facture est lourde et repose largement sur les fonds publics. En effet, le Louvre-Lens évalue ses dépenses de fonctionnement en année normale à 15 millions d'euros, soit 10% du budget initial de construction, une proportion habituelle dans les établissements culturels. Le musée attend 450.000 à 550.000 visiteurs en année normale, et 700.000 à l'ouverture [4]. Or, l'entrée payante pour l'exposition temporaire étant à 9 euros, il faudrait 1,7 million de visiteurs payants chaque année pour assurer l'équilibre. Impensable. Même en comptant les dépenses hors billetterie (librairie, redevances diverses), il est évident que ce sont les financeurs publics qui vont majoritairement devoir chaque année équilibrer les comptes du nouveau musée.

Ainsi, le Conseil régional devrait prendre en charge la majeure partie du budget de fonctionnement du Louvre-Lens : entre 8 et 12 millions d'euros chaque année. Le reste des dépenses serait réparti entre le Conseil Général du Pas-de-Calais et la Communauté d'agglomération de Lens-Liévin, à hauteur de 1,5 million d'euros chacun. Le mécénat pouvant permettre de réduire la facture, à condition que les mécènes, qui se pressent au Louvre parisien, acceptent de financer un musée qui n'en n'a pas la carrure historique ni le rayonnement mondial.

Le Louvre-Lens : dernier d'une lignée de projets pharaoniques dans le Grand Est

Depuis quelques années, la partie nord-est de la France négocie l'implantation d'antennes de grands établissements culturels franciliens pour reconvertir les anciens bassins miniers à grands coups de subventions publiques :

- le Centre Pompidou à Metz a coûté près de 70 millions d'euros pour sa construction [5], répartis entre agglomération, département, région, État et Europe. Pour son fonctionnement en 2011 [6], Metz Métropole a versé 5,6 millions au CPM sur un budget annuel de 14 millions, soit plus que l'investissement de l'agglomération dans sa politique d'urbanisme et de logement (3,6 millions d'euros). Face au dérapage du budget de fonctionnement (2 à 4 millions d'euros de plus que les 10 millions prévus initialement), le Parti communiste local a d'ailleurs lancé une pétition en 2010, dénonçant le poids pour l'agglomération du financement du musée, et réclamant une subvention annuelle de 7 millions d'euros à l'État.

Plan de financement du Centre Pompidou-Metz | Create infographics

- le château de Versailles à Arras : l'établissement public versaillais a prévu 5 expositions de longue durée au musée des Beaux-arts de la ville ; la première, sur les carrosses, a coûté en production 1,2 million d'euros à la ville et la région [7], les œuvres sont prêtées gratuitement par le Château de Versailles.

- l'Institut du monde arabe à Tourcoing : le budget est de 500.000 euros par an à la charge des collectivités locales,

- et donc le Louvre à Lens.

Du point de vue du marketing, ces implantations se sont révélées une publicité efficace pour la région. Mais du point de vue des finances publiques, elles ne servent qu'à alourdir encore la charge des dépenses publiques récurrentes, et non prioritaires, des collectivités, en temps de crise économique. Il aurait été beaucoup plus rentable de sous-traiter l'opération à un opérateur privé, avec obligation de rentabilité. Mais les régions ont préféré recourir à des subventions publiques plutôt que viser l'équilibre financier.

[(Le Louvre-Abu Dhabi : une politique de marque lucrative

Toute autre est la situation du Louvre-Abu Dhabi. En effet, au lieu de reposer sur les finances publiques françaises, le Louvre-Abu Dhabi est au contraire très lucratif pour nos musées. Le budget de fonctionnement (prévu par contrat autour de 40 millions d'euros chaque année) est assuré par les Émirats arabes unis, qui financent aussi les expositions temporaires, et entre autres une « contribution de soutien aux musées français » de 5 millions d'euros. Le dossier de presse du Louvre-Abu Dhabi évaluait ainsi à 1 milliard d'euros les retombées financières pour les musées français. La Fondation iFRAP encourage les musées français à développer ce type de valorisation de marque, lucrative et efficace pour leur rayonnement international. )]

En réclamant une politique de décentralisation culturelle, les collectivités locales se sont montrées bien imprudentes. Le dérapage du budget de fonctionnement du Centre Pompidou à Metz rappelait pourtant, très opportunément, que l'inauguration ne fait pas le musée. Et qu'une fois les subventions européennes et nationales disparues, la charge financière pesait à nouveau lourdement sur les finances locales, et de façon récurrente. L'État a probablement failli à sa mission en encourageant les projets pharaoniques des élus locaux, sans business plan raisonnable sur le long terme. Il risque d'ailleurs, à plus ou moins long terme, d'en payer la facture.

[1] L'image négative de la région minière est à relativiser : depuis juin 2012, le Bassin minier a obtenu son inscription au patrimoine mondial de l'humanité.

[2] Dans la zone Lens-Hénin, le taux de chômage tourne autour de 16% depuis 2005 (INSEE).

[3] http://www.france-euskadi.org/site/...

[4] Source : site Internet du Louvre-Lens, www.louvrelens.fr/fr/pourquo... , page consultée en cache le 5 décembre 2012.

[5] « Le budget total de l'opération se monte à 69,33 millions d'euros Hors Taxes, valeur 2009. Il comprend 51,66 millions d'euros Hors Taxes pour les travaux de construction du bâtiment et 17,67 millions d'euros Hors Taxes pour les honoraires, le mobilier, les aménagements intérieurs et extérieurs et les frais divers. La Communauté d'Agglomération de Metz Métropole finance majoritairement le projet à hauteur de 43,33 millions d'euros. Les autres financements proviennent de l'État (4 millions d'euros), de l'Union européenne - Feder (2 millions), de la Région Lorraine (10 millions) et du Département de la Moselle (10 millions). » Source : Metz Métropole http://www.metzmetropole.fr/site/pr...

[6] Le budget de fonctionnement était estimé à 10 millions d'euros en 2010, 4,6 millions d'euros donnés par Metz Métropole, 4 millions d'euros par la Région Lorraine, 400.000 euros par la Ville de Metz et un million d'euro d'autofinancement.

[7] Source : Localtis, « Après le Louvre-Lens, voici Versailles-Arras », 6 juillet 2011