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Stratégie fiscale : la France pousse-t-elle à l'exil ?

Que reste-t-il en France de la citoyenneté fiscale promue par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ? Quelles conséquences juridiques pratiques sont attachées à la réalité de la citoyenneté européenne ? Que représente le principe de libre circulation des personnes, des biens et des capitaux en Europe face au principe de concurrence fiscale et de son versant noir, celui de la concurrence fiscale dommageable ? Que penser de la plus grande « contractualisation » des relations entre l'administration fiscale et les contribuables, mais aussi de la pertinence de sa politique extérieure ?

Voilà en vrac de nombreuses questions qui devraient se retrouver tout à coup dans le débat sur l'exil fiscal de nombreux acteurs, de sportifs, de chefs d'entreprises et plus largement de créateurs et de jeunes diplômés qui bien souvent ne prennent même plus la peine de commencer leur vie active sur notre sol. Ces questions sont d'autant plus pertinentes si l'on accepte comme inévitable, dans le cadre des ajustements budgétaires en cours, que la hausse des impôts sera nécessairement massive, au moins à court terme étant donné l'importance de l'objectif assigné de retour intangible à 3% du PIB de notre déficit en 2013, quelle que soit la croissance.

La stratégie fiscale de la France est-elle réaliste à l'international ?

La France ne se comporte pas de la même façon avec l'ensemble des pays du globe.
- Elle se montre par exemple très agressive avec la Suisse, s'agissant de son refus « moral » obstiné des accords « Rubik » [1], contre une logique « budgétaire » qui les a fait accepter par le Royaume-Uni, par l'Allemagne (où la proposition renégociée a toutefois été bloquée au Bundesrat par la gauche), par l'Autriche, et pour lesquels l'Italie comme la Grèce sont actuellement en négociation [2].
- Elle témoigne d'une difficulté à appréhender les enjeux fiscaux communautaires de sa propre législation sous l'angle contentieux, ce qui conduit à des conséquences non négligeables pour nos finances publiques avec des montants de condamnation représentant des manques à gagner pour nos finances publiques de : -1,7 milliard d'euros en 2011, -4,9 milliards d'euros en 2012 et -1,8 milliard d'euros en 2013 [3] (soit des ajustements fiscaux entre 0,1 et 0,2 point de PIB).
- Elle négocie des conventions fiscales à géométrie très variables [4] : les plus favorables étant les conventions négociées avec les pays du Golf. Ceux-ci bénéficient en effet, d'une disposition fiscale d'une circulaire administrative [5], leur permettant de ne pas se voir assujettis à l'ISF à raison de leur patrimoine immobilier, à condition que celui-ci soit inférieur au patrimoine en actions et obligations cotées de sociétés et de dettes publiques françaises.

On l'aura compris, le pragmatisme n'est pas véritablement la règle en matière de stratégie fiscale. Alors que s'agissant des fonds de pension moyen-orientaux [6], leur traitement fiscal par l'État français est particulièrement privilégié, celui-ci anticipe mal les conséquences financières de sa stratégie fiscale au niveau européen, et s'interdit tout réalisme sur le plan de l'évasion fiscale en Suisse, par la souscription d'accord qui rappelons-le ne paralyserait en rien pour autant l'effectivité de son contrôle fiscal (notamment pour les sous-déclarations futures) [7].

La déficience profonde de cette stratégie provient à notre avis du fait que l'approche fiscale en France n'a pas encore réussi à s'affranchir complètement de la morale pour se concentrer sur son efficience et sa productivité. Une conséquence dommageable pour nos comptes publics.

La citoyenneté fiscale existe-t-elle ?

L'affaire Depardieu permet de poser une autre question qui n'est pas sans lien avec la première. Si le principe de consentement à l'impôt est inscrit à l'article 14 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (DDHC) de 1789, c'est concurremment avec celui de la nécessité de l'impôt (art.13 et 14 DDHC) qui en représente le corolaire indissociable. Le problème, c'est que la citoyenneté-fiscale révolutionnaire qui supposait responsabilité du point de vue du contribuable et caractère non invasif de l'impôt et de son contrôle quant à sa situation personnelle a été disjointe sous la pression du coût sans cesse croissant de nos services publics à partir de l'immédiate Après-guerre. Désormais citoyens et contribuables sont bien différenciés et ceux-ci jouissent désormais de garanties procédurales tandis que le contrôle fiscal s'est complexifié et renforcé. Il est donc vain d'évoquer un appel à la citoyenneté, alors que celle-ci ne fonde pas les droits et devoirs de l'individu en tant que contribuable [8]. Comme l'explique André Barilari, « un acquis de la démocratie est de savoir gérer l'impôt dans la marge étroite qui existe entre contrainte et liberté, entre lutte contre la fraude et garanties du contribuable, tout en restant sur le fil du rasoir entre consentement et résistance » [9]. Le problème survient lorsque le contribuable, qui veille rationnellement à son intérêt individuel, décide de manifester de façon paroxystique cette disjonction opérée par les pouvoirs publics, en faisant valoir le plus légalement du monde les attributs européens de sa citoyenneté contre sa situation de contribuable national.

Dès alors, le problème se déplace… ce contribuable ferait-il preuve d'incivisme fiscal ? Là encore, il faut écarter l'objection. Même si le droit et la morale sont deux choses différentes, le problème est en réalité plus simple et plus profond. Dans un article illustre de 1979 [10], Paul Veyne, éminent romaniste et homme de gauche récemment décédé, rappelait cette donnée d'évidence que ce qui caractérisaient les lois des cités antiques étaient leur caractère disciplinaire tandis que les lois des États-nations actuels étaient désormais régulatrices (ce qu'a bien mis en évidence Michel Foucault). Ainsi, les lois des anciens étaient « morales », tandis que les lois actuelles ne visent qu'à canaliser la nature [11]. C'est dire qu'au jeu de la régulation imposée par l'État providence, il serait plus que curieux que celui-ci se remette à dicter leurs comportements aux individus. L'enjeu n'est donc pas moral, il est politique. Le civisme antique adapté à une petite communauté autarcique où le départ est une désertion est révolu. La béance créée par l'affaire Depardieu est qu'il n'existe pas dans notre démocratie « d'abus de majorité ». Une des vertus du bouclier fiscal était précisément de se prémunir contre cette dérive. Sa reconnaissance à un niveau constitutionnel, indépendamment de son niveau (75% comme l'actuel plafonnement réintroduit en loi de finances rectificative pour 2012 ?) devrait permettre d'entamer un débat plus général sur un phénomène que la « démocratie d'entreprise » connaît déjà depuis longtemps.

La concurrence fiscale et l'harmonisation fiscale en Europe

Reste à s'interroger sur le problème de la concurrence fiscale au sein de l'Union européenne. Par principe, la Fondation iFRAP considère que la concurrence fiscale doit stimuler les états et les inciter à restreindre leur appétence pour les dépenses publiques et le recours à la « drogue dure » de l'endettement excessif. Cependant, il ne faut pas que cette concurrence en vienne à devenir déraisonnable, au risque d'être qualifiée de « dommageable » c'est-à-dire conduisant à une course vers le « mieux-disant » fiscal où les grands pays seraient structurellement désavantagés.

A l'heure actuelle et depuis 1996 et les memoranda Monti [12], la répression de la concurrence fiscale dommageable s'est traduite concrètement sur le volet du droit des entreprises (par la création d'un code de conduite) et la réglementation européenne relative aux aides d'État. Il n'y a donc pour le moment aucune prise en compte de la concurrence fiscale à raison de l'imposition des personnes physiques car cette approche porterait immédiatement atteinte à la libre circulation des personnes (article 49 TFUE pour les personnes proprement dites et 45 TFUE pour les travailleurs). Par ailleurs, la réflexion aujourd'hui entamée sur l'harmonisation fiscale porte exclusivement sur l'impôt des sociétés. La proposition de directive ACCIS (assiette commune consolidée à l'impôt sur les sociétés [13]) vise à proposer une assiette commune en matière d'IS pour les entreprises dans l'UE. Les négociations avancent lentement. La même démarche n'a par contre pas été encore initiée s'agissant de l'IR et de l'imposition des valeurs mobilières [14]. Indépendamment des taux qui relèvent de l'arbitrage des parlements nationaux, l'approche par assiettes unifiées, permettrait au moins de répondre à deux objectifs vertueux :
- Éliminer les frottements fiscaux pour les personnes physiques et morales au sein de l'UE (meilleure circulation, meilleure prévisibilité de la charges fiscale, meilleure comparabilité)
- Permettre une meilleure gestion des finances publiques par l'intermédiaire d'assiettes désormais déterminées au niveau de l'UE, ce qui limiterait du même coup l'interventionnisme fiscal.

Conclusion

En matière de stratégie fiscale, la France n'a sans doute pas de leçons à donner à quiconque. Le pays est connu pour sa capacité à prélever l'impôt, ce qui indirectement contribue à soutenir notre crédit public. Malheureusement le débat actuel sur l'exil fiscal de personnes connues met en lumière les vrais travers de la fiscalité « à la française » : son trop important activisme, son illisibilité, son manque de prévisibilité et in fine pour les personnes les moins bien conseillées, son taux. Il est paradoxal de constater que c'est précisément l'argument de la lourdeur d'une fiscalité difficile à éviter qui justifie que l'on s'en prenne à ceux qui ont les moyens de contourner légalement ces vices. S'en prendre à l'effet plutôt qu'à la cause (la dépense publique, et l'idéologie de l'égalitarisme fiscal), c'est évidemment se tromper de cible. Confondre citoyenneté et assujettissement alors même que c'est précisément la fiscalité moderne qui a produit cette séparation c'est faire de la morale à défaut de vraie régulation.

S'en prendre au civisme alors que l'on fait jouer sa citoyenneté européenne, c'est là encore faire fausse route. Assez curieusement, alors même que se met en place le CIMAP (conseil interministériel de modernisation de l'action publique) qui prend le relai de la défunte RGPP (via le CMPP, conseil de modernisation des politiques publiques), la question de la complexité fiscale n'a pas été abordée. Au Royaume-Uni qui, pour les entreprises anglaises, n'a rien d'un paradis fiscal, il existe l'OTS, l'Office of Tax Simplification, qui vise à simplifier l'environnement fiscal, indépendamment de son poids. Il s'agit d'un élément supplémentaire de compétitivité. Quant à la fiscalité qui pourrait être jugée dommageable avec la Belgique s'agissant de son imposition des plus-values, dividendes et des droits de succession, la balle est cette fois-ci dans le camp de l'Europe. Celle-ci ne s'intéresse pas pour le moment à l'harmonisation de la fiscalité des personnes physiques. Enfin, il semble plus réaliste de débuter par une convergence sur les assiettes plutôt que sur les taux qui, de toute façon, sera presque toujours défavorable à la France. Non, décidément, il faut d'abord s'atteler à baisser nos dépenses.

[1] http://www.sif.admin.ch/themen/0050...

[2] La Grèce se faisant beaucoup plus discrète sur celles-ci après une « fuite » opportune auprès de la Presse de détenteurs de comptes grecques sur la liste HSBC française. Voir pour l'analyse détaillée http://www.atlantico.fr/decryptage/...

[3] A cause des contentieux mal anticipés relatifs au Précompte, au contentieux OPCVM et sur les taxes sur les communications électroniques.

[4] Se reporter au site des services des impôts, http://www.impots.gouv.fr/portal/dg...

[5] La DB (doctrine de base) 7 S-232 §7 (cas particuliers) : « les conventions avec l'Arabie Saoudite, Bahrein, les Emirats arabes unis, Koweit et le Qatar, prévoient que les biens immobiliers que possèdent les résidents de ces États et qui sont situés en France sont imposable en France si la valeur de ces biens immobiliers est supérieure à la valeur globale des éléments suivants de la fortune possédée par ces résidents : les actions autres que les participations substantielles (…) [+25% des parts] à condition qu'elles soient inscrites à la cote d'un marché boursier réglementé en France (…), les créances sur l'État français, sur les collectivités territoriales ou ses institutions publiques ou sociétés à capital public (…) dont les titres sont inscrits à la cote d'un marché boursier réglementé en France. » Comprendre, si leur valeur est inférieur, ces biens ne seront pas imposables en France (à l'ISF) contre dépôt d'une déclaration, à moins de ne pas avoir de caractère permanent. Le critère de permanence étant entendu d'une durée de plus de 8 mois au cours de l'année civile (183 jours), mais pas « non nécessairement continue ».

[6] Sont quatre parmi les 10 premiers fonds souverains mondiaux. Voir, Samia Buisine, Benoit Jourjon, Benoît Malapert, Les fonds souverains, Presse des Mines, Paris, 2012, p.10

[7] … et permettrait d'ailleurs de rapporter dans les caisses publiques les milliards (régularisation du passé et taxation à la source) qu'elle est en train de perdre sur le volet de ses contentieux européens.

[8] On peut avec Mehdi Djouhri, penser que « Désormais, le contribuable est celui sur lequel incombe les obligations fiscales alors que le citoyen est celui au nom duquel et pour lequel elles sont réalisées. » voir sa thèse, L'évolution du contrôle fiscal depuis 1945 : aspects juridiques et organisationnels, Paris, LGDJ, décembre 2012, p.10

[9] André Barilari, Le consentement à l'impôt, Presses de Sciences-Po, 2000, p.13.

[10] Voir, Veyne, Paul. Rome devant la prétendue fuite de l'or, Annales. Economies, Sociétés, Civilisations. 34ème année, N. 2, 1979, pp.211-244, http://www.persee.fr/web/revues/hom...

[11] Une citation très rapide p.231 : « La sagesse des modernes affirme que la loi, si elle veut être obéie, ne doit pas être trop en avance ni trop en retard sur la société, car la loi est la règle du jeu selon laquelle une population qui vit sa vie, doit exercer son activité naturelle […]Pour les Romains, l'État ne gère, ne possède ni ne préside la nature sociale : il la discipline pour faire exister une collectivité : un bien public ne se dégage pas naturellement de la réunion des hommes ; la loi doit l'imposer à un troupeau rebelle. »

[12] Lire notamment, Alexandre Maitrot de la Motte, Droit fiscal de l'Union européenne, Bruylant, Bruxelles, 2012, p. 574 et suivantes. Ainsi que l'ouvrage fondamental, Dominique Berlin, Politique fiscale, vol.II. IEE, ULB, Bruxelles, 2012, p.99 et suivantes.

[13] Politique fiscale, p.342, proposition de directive du 16 mars 2011, COM(2011), 121/4 final.

[14] Sauf à la rigueur si l'on veut y associer la révision de l'actuelle directive épargne sur les capitaux investis par les particuliers