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Salaires et impôts, la France fait le grand écart

Deux réformes qui dessinent une orientation très particulière à la France, deviennent applicables en 2015. Il s'agit d'une part du dispositif « zéro charges », consistant à exonérer de la totalité des cotisations patronales (mais de ces seules cotisations) les salaires jusqu'à 1,6 Smic, et d'autre part de la suppression de la première tranche de l'impôt sur le revenu. Rapprochées, ces deux dispositions accentuent encore les particularités françaises, qui tiennent à un effort de l'État d'environ 30 milliards maintenant en faveur des bas salaires, cependant que les entreprises restent à l'inverse écrasées de charges au niveau des salaires moyens et hauts – charges que le CICE ne contribue pas à diminuer puisqu'il n'est pas accordé pour les salaires au-delà de 2,5 fois le Smic, ni pour une durée du travail supérieure à 35 heures. Un grand écart pour le coût du travail entre les salaires, et aussi par comparaison avec les autres pays qui nous entourent. Et un parti pris tout à fait contestable.

Le Smic et le dispositif « zéro charges »

Le Smic augmente de 0,8% cette année. Rien d'extraordinaire, cela correspond au jeu de la formule automatique d'évolution. Mais on aboutit quand même à des chiffres très éloignés de ceux des pays voisins, et d'ailleurs du reste du monde, avec 9,61 euros de l'heure (ce sera, mais très progressivement et avec de notables exceptions inexistantes en France, 8,50 euros en Allemagne, soit 1,11 euro ou 11,5% de moins).

Il faut toujours le répéter, lorsque les organismes, officiels ou non, font des comparaisons internationales à partir du salaire minimum mensuel (dans beaucoup de pays il n'existe pas de salaire minimum horaire permettant de comparer), ils ne tiennent pas compte de la durée du travail, qui oscille entre 39 et 42 heures en Europe contre 35 heures en France. Il est donc nécessaire de corriger cette différence en calculant le coût du Smic sur les mêmes bases. Si l'on se contente d'une base de comparaison de 39 heures, dont en France 4 heures supplémentaires par semaine au taux de 110% ou de 125% suivant que les accords de branche le permettent ou non, les résultats sont impressionnants.

(en euros)France Royaume-UniPays Bas EspagneIrlande
Smic 35 heures 1.457
Salaire minimum 39 heures 1.217 1.436 1.485 1.462
Heures sup à 110% 1.641
Heures sup à 125% 1.665

Ainsi, la différence de salaire brut au niveau du salaire minimum se situe entre 10 et 16% pour les quatre pays le plus proches, à 37% vis-à-vis du Royaume-Uni, sans même évoquer le cas de l'Espagne.

Il est vrai qu'à compter toujours du 1er janvier 2015, l'État fait un effort d'environ 4,5 milliards d'euros en accordant le « zéro charges » pour les salaires jusqu'à 1,6 Smic. Ce dispositif (le décret n'est pas encore paru) ne concerne que les cotisations de sécurité sociale, et les charges suivantes demeurent pour les entreprises : cotisations chômage et retraite, versement transport, apprentissage et effort de construction, ce qui devrait se monter à environ 13%.

Deux commentaires :

  • Ce dispositif zéro charges contribue à rapprocher le coût du travail en France du même coût dans les autres pays. Il est toutefois difficile de savoir exactement de combien dans la mesure où l'on n'est pas certain de ce que l'on compare en termes de cotisations. Selon les études, les cotisations allemandes se situent entre 14,8% (étude KPMG international) et 19%, entre 11% et 12,2% pour le Royaume-Uni, tandis que le taux normal de 11,8% aux Pays-Bas semble être de 0% au niveau du salaire minimum, et que les estimations pour l'Espagne varient entre 16,4% et 26%. En Belgique les cotisations patronales sont élevées (33%), mais il est question, pour les mêmes raisons qu'en France, de les abaisser à 25%. Au total il semblerait bien que le dispositif « zéro charges » laisse malgré tout le coût du travail en France assez nettement supérieur à ce qu'il est dans tous les autres pays (exception faite du Luxembourg) au niveau du salaire minimum.
  • Le sacrifice pour les finances publiques ne fait qu'augmenter. Aux 21 milliards d'euros environ d'allégements au niveau des bas salaires (jusqu'à 1,6 Smic), il faudra dorénavant ajouter les 4,5 milliards du dispositif zéro charges, soit au total plus de 25 milliards. Il n'échappera à personne qu'une part importante de cette somme, généralement évaluée à 13 milliards sur les 21 des allégements antérieurs à la réforme zéro charges, est une conséquence du niveau élevé du salaire minimum français, lui-même conséquence en partie des 35 heures (encore elles !), cependant que rien n'est modifié dans le modèle social français. Tout se passe comme si les finances publiques subventionnaient maintenant à hauteur de 25 milliards les bas salaires [1], dans une spirale de dépenses publiques à partir d'une situation qui était à zéro avant 1993… pour quel résultat sur l'emploi ?

Le barème de l'IRPP

Il est une autre modification fiscale applicable cette année, à savoir la suppression de la première tranche de l'IRPP [2]. Cette mesure devrait abaisser à 46,8% le nombre de foyers imposables à l'IRPP. Nous avons ici une différence impressionnante entre la France et les autres pays en général. Bercy évalue en effet à 39.959 euros le revenu taxable d'entrée dans l'IRPP, pour un couple avec deux enfants. Ce seuil était auparavant de 27.702 euros. Ce qui signifie un revenu brut annuel, sur la base de cotisations salariales, CSG comprise, au taux de 21%, de 50.581 euros, soit 2,89 fois le Smic. Un tel revenu place le salarié dans le dernier décile de la distribution des salaires !

Comment ceci se compare-t-il à ce qui se passe dans les pays étrangers, pour un même couple, sur la base d'un revenu de 50.000 euros ?

France Royaume-UniBelgiqueAllemagnePays Bas Espagne
Coût global 71.000 55.500 62.500 59.500 56.000 [3] 63.000
Revenu Brut 50.000 50.000 50.000 50.000 50.000 50.000
Revenu Net 39.315 [4] 45.140 43.500 39.915 41.265 47.260
IRPP 0 7.690 13.340 [5] 5.650 1.830 9.745
Reste net-net 39.315 37.450 30.160 34.265 39.465 37.515
R. net-net/brut 78,6% 74,6% 60,3% 68,53% 78,9% 75%
C. global/R. net-net 180,6% 148,2% 207,2% 173,6% 141,9% 167,9%
C. global/R.brut 142% 111% 125% 119% 112% 126%

Si maintenant, au lieu de prendre comme hypothèse un revenu brut identique, on part d'un coût global du travail identique (donc charges patronales incluses), on aboutirait au revenu net-net suivant :

FranceRoyaume-UniBelgiqueAllemagnePays Bas Espagne
Coût global 71.000 71.000 71.000 71.000 71.000 71.000
R. net-net 39.315 47.908 34.266 40.899 50.352 42.287

Les résultats sont étonnamment contrastés. Ils montrent clairement que les prélèvements obligatoires français (le « coin fiscalo-social ») sont extrêmement élevés, surtout si l'on tient compte que dans l'exemple choisi – un couple avec deux enfants – aucun impôt sur le revenu n'est payé, ce qui ne serait évidemment pas le cas avec un revenu immédiatement supérieur. Ce sont les entreprises françaises qui, au-delà de 1,6 Smic de salaires, sont amenées à verser des cotisations patronales sans aucune mesure avec celles versées par leurs homologues étrangers et le taux de 42% ne mentionne même pas la totalité des charges avec lesquelles on atteint un taux de 50% environ. Le résultat est, même avec un IR à zéro, que seulement 55% du coût global pour l'employeur finit dans la poche du salarié [6].

La question est de savoir dans quelle mesure les entreprises répercutent ce surcroît de charges patronales sur les salaires bruts. On sait que ces derniers sont en moyenne plus élevés en Allemagne, Belgique, Pays-Bas, qu'en France, et qu'au Royaume-Uni les salaires permettent de payer – au choix des salariés - ce qui est très important - les assurances dont ils ne bénéficient pas au titre de la sécurité sociale obligatoire au même niveau qu'en France. Ce sont donc les salariés qui, au moins en partie, finissent par supporter la charge du financement du modèle social français, ce qui ne veut d'ailleurs pas dire que les entreprises puissent répercuter dans tous les cas cette charge, ce qui met aussi ces entreprises en danger.

Conclusion

Nous rencontrons en France deux problèmes concernant notre modèle social. Le premier, le plus évident, vient de la croissance non maîtrisée des dépenses, dont l'évolution est largement supérieure à celle du PIB. Ce problème ne peut se résoudre que par la modération des dépenses et une réflexion d'ensemble sur ce qui devrait relever du choix des individus par opposition à un spectre trop vaste de la couverture publique et obligatoire de la protection sociale. Dans le contexte actuel, cette évolution des dépenses n'est pas financièrement tenable. Elle se traduit par une ponction trop forte sur les revenus, qui pèse immanquablement sur les entreprises, et en fin de compte en grande partie sur les ménages.

Le second problème tient au mode de financement de ce modèle, et c'est celui sur lequel cette étude veut insister en relevant les deux mesures nouvelles analysées ci-dessus. Bien que ces mesures n'aient a priori pas de lien entre elles, leur rapprochement permet de dessiner une caractéristique essentielle du modèle français des salaires. Il s'agit de la préférence extrême accordée aux bas salaires par rapport au traitement des hauts salaires, qui ne fait qu'augmenter avec le temps en écartant de plus en plus la France des autres pays.

D'un côté en effet nous avons des allégements considérables de charges patronales aux alentours du Smic, financées par l'État (25 milliards). Ces allégements répondent à une politique censée être favorable à l'emploi, dans la ligne des préconisations d'économistes comme Pierre Cahuc, qui font valoir que les réductions de charges sont plus efficaces pour l'emploi au niveau des bas salaires dans la mesure où elles permettent de rattraper le nécessaire niveau de productivité sans lequel les salariés concernés ne sont pas employables. Par ailleurs, pour une partie majoritaire des foyers français, jusqu'à 53,2% d'entre eux, aucun impôt sur le revenu n'est perçu. Là aussi cela se solde par une augmentation des dépenses publiques (3,2 milliards, après 1,25 milliard en 2014).

De l'autre côté, pour 46,8% des foyers, c'est la double peine imposée par le « coin fiscalo-social » : d'une part pour les foyers de cette catégorie eux-mêmes, qui sont lourdement imposés et d'une façon ou d'une autre doivent compenser la baisse de rendement due à la suppression de la première tranche de l'IRPP ; d'autre part pour les entreprises qui doivent acquitter des charges patronales considérablement plus élevées que dans les autres pays (par exemple le double de l'Allemagne, ou presque le quadruple du Royaume-Uni !). À noter que cet effet commence pour les entreprises bien en-dessous du seuil d'imposabilité des foyers, à partir de 1,6 Smic.

Ces niveaux de charges patronales se traduisent naturellement, au-delà du coût pour les entreprises, par des salaires bruts moins élevés en France que dans les autres pays au niveau des salaires moyens et hauts. Au total, les deux mesures que nous avons analysées aboutissent à un écrasement des salaires et à une forte pénalisation des hauts revenus. C'est la politique de redistribution et de réduction des inégalités voulue par le gouvernement de gauche et poussée à un niveau vraiment élevé dans notre pays en particulier, quoi qu'on en dise souvent. Mais qu'en conclure quant à l'efficacité de telles mesures ? Alors qu'en France nous souffrons de la fuite de notre élite et que par ailleurs il n'est pas démontré que l'emploi des jeunes et de ceux qui sont le plus éloignés de l'emploi progresse, nous ne cautionnons pas une telle orientation.

Mieux vaudrait un ensemble de réformes destinées à rétablir un équilibre rompu. À savoir :

  • Sachant que les mesures détaillées ci-dessous n'ont surtout comme effet que de déplacer la charge du financement de la protection sociale française qui est excessivement lourde, la priorité doit être de stopper la progression des dépenses en volume, et même d'engager leur réduction ;
  • Concernant les bas salaires, renoncer à l'indexation automatique du Smic et en instituer la modulation selon les âges, les secteurs et la géographie ;
  • Réformer les 35 heures, très pénalisantes au niveau des bas salaires et du supplément de rémunération pour les heures supplémentaires ;
  • Réduire l'écart des allégements de charges entre les différents niveaux de salaire ;
  • Faire en sorte que la quasi-totalité des foyers contribuent à l'impôt sur le revenu, même modestement ;
  • Accentuer le remplacement des contributions patronales par les impôts, et en particulier en augmentant le taux supérieur de la TVA d'un ou deux points.

[1] Il faudra encore y ajouter l'impact de la baisse de 1,8% des allocations familiales qui sera généralisée en 2016.

[2] Rappelons qu'à l'origine de cette suppression se trouve la volonté du gouvernement de consentir un avantage aux salariés, pour faire pendant à celui accordé aux employeurs, et consistant à abaisser les cotisations salariales, mais que cette mesure a été déclarée inconstitutionnelle et donc remplacée par la suppression de la première tranche.

[3] Chiffre sujet à caution, correspondant à l'indication moyenne donnée par Eurostat, mais pas nécessairement à celui applicable dans le cas considéré. L'étude réalisée par BDO indique un taux nul.

[4] Soit une déduction de 21%, comprenant 8% environ au titre de la CSG et de la CRDS, qui sont considérées par la jurisprudence européenne comme des cotisations sociales en raison de leur affectation particulière.

[5] Dans les faits beaucoup de Belges ont recours à des optimisations fiscales qui permettent de réduire le taux de l'IR. Ne pas oublier non plus que les Belges ne payent aucune imposition sur la plus-value, ni ISF.

[6] Les chiffres indiqués ne tiennent pas compte du CICE, qui n'impacte d'ailleurs pas actuellement les cotisations patronales mais l'impôt sur les sociétés. Sachant que le CICE est calculé sur 6% de la masse salariale, on voit que le taux de 42% de cotisations patronales est ramené à 36%. Mais l'effet du CICE reste très loin d'aligner ce taux sur ceux du reste de l'Europe, comme on peut le voir sur le tableau. À noter par ailleurs que dans l'exemple que nous avons donné d'un salaire égal à 2,89 fois le Smic, le CICE n'est pas applicable puisque ce dernier ne prend en compte que les rémunérations jusqu'à 2,5 fois le Smic.